LE RÉALISME DE GODWIN

C’est cet accent de sérieux, c’est cette couleur de réalité qui fait, à mes yeux, la valeur exceptionnelle de l’œuvre de Godwin. Son plan d’égalité sociale n’est pas une chimère abstraite : il s’assouplit et s’adapte au prodigieux mouvement que la Révolution française développe. Et, dans la prudence, dans « l’opportunisme » de son programme immédiat, Godwin n’oublie pas un instant la haute lumière de justice, la grande idée d’égalité vers laquelle il se dirige.

Ah ! comme il a hâte de fonder enfin la société nouvelle, et de débarrasser l’humanité de toutes les lares que lui inocule le système de la propriété privilégiée ! Le premier effet, la première tare, c’est l’esprit de servitude. Intrigue servile des courtisans à la Cour, intrigue servile du pauvre auprès du riche dont il attend un bienfait ; abjection des valets devant le maître opulent, dont ils devancent les caprices, dont ils flattent les manies ; servilité mielleuse du marchand avec sa clientèle ; servilité du candidat dans les élections populaires : partout des hommes pliés.

Et, partout aussi, le spectacle et l’étalage de l’injustice, la richesse étant devenue la seule mesure de toute valeur et tout mérite vrai étant ravale par elle. De là, un endurcissement égoïste des hommes à l’iniquité familière ; de là, l’âpre convoitise de tous, parce que tous veulent se procurer la valeur fausse, mais souveraine, qui prime ou annihile toutes les autres.

DAVID, SERGENT DES GRENADIERS DE BRESSUIRE
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

Et encore, un troisième effet funeste du système actuel de propriété, c’est qu’il est niveleur : oui, il nivelle la nature humaine, il l’uniformise et l’abaisse. En rendant difficile et presque impossible l’affirmation sociale des valeurs qui ne sont pas la fortune, il détourne les hommes de déployer leurs facultés dans les sens les plus variés ; il ne leur assigne qu’un but, il ne leur ouvre qu’une voie ; et tandis que des sommets multiples auraient pu surgir du multiple effort humain, il n’y a là qu’une hauteur informe, disgracieuse et colossale, celle que forme la richesse accumulée, amas pesant qui barre l’horizon.

« L’esprit d’oppression, l’esprit de servilité, l’esprit de fraude, voilà les fruits immédiats du système actuel de propriété. »

Et il a si bien faussé et aveuglé les esprits que les hommes l’acceptent comme la forme du droit, qu’ils se plaignent d’inégalités et d’injustices superficielles, et ne songent pas à mettre en cause l’inégalité essentielle, l’injustice fondamentale.

« Rien, dit Godwin, n’a excité une désapprobation plus marquée que les pensions et la corruption à prix d’argent qui font que des centaines d’individus sont récompensés non pour servir le public, mais pour le trahir, et que les gains si rudes du travail sont employés à engraisser les serviles adhérents du despotisme. MAIS LE RÔLE DES RENTES DES TERRES D’ANGLETERRE EST UNE LISTE DE PENSIONS BIEN PLUS FORMIDABLE QUE CE QUI EST SUPPOSÉ ÊTRE EMPLOYÉ A OBTENIR DES MAJORITÉS MINISTÉRIELLES. TOUS LES RICHES, ET SPÉCIALEMENT LES RICHES HÉRÉDITAIRES, DOIVENT ÊTRE CONSIDÉRÉS COMME LES SALARIÉS D’UNE SINÉCURE, DONT LES OUVRIERS ET LES MANUFACTURIERS FOURNISSENT LES ÉMOLUMENTS, ET DONT LES PUISSANTS DÉPENSENT LE REVENU DANS LE LUXE ET LA PARESSE. »

Observez, en passant, que, quoique Godwin signale le mal de la propriété accapareuse dans toute l’étendue de l’activité sociale, aussi bien industrielle qu’agricole, c’est surtout encore sous la forme foncière que le privilège de propriété lui apparaît le plus odieux. Il oppose les « manufacturiers », en même temps que les ouvriers, aux landlords ; c’est qu’une grande partie de l’industrie anglaise était exercée encore par des artisans, par de modestes bourgeois qui fournissaient, comme ces pauvres industriels de Nottingham et de Sheffield, dont j’ai cité la pétition, une grande quantité de travail. Mais surtout, en soulignant ce remarquable passage, j’ai voulu saisir sur le vif le procédé de Godwin : il rattache aux revendications déjà populaires et acceptées les revendications plus hardies de son propre système : il s’applique à montrer dans sa grande affirmation d’égalité sociale la suite logique, le complément nécessaire des trop timides projets de réforme qui sont déjà accueillis par l’opinion ; et il insère ainsi son idée dans le mouvement général. Oui, vous avez bien raison, ô hommes, de vous plaindre de ces listes de pensions qui dévorent, au profit de quelques oisifs, une large part du produit de votre travail. Mais la rente foncière, la rente de cette grande propriété anglaise qui entretient le luxe d’une aristocratie paresseuse et dépensière, n’est-ce pas une liste de pensions formidable ? La propriété n’est-elle pas la sinécure par excellence, l’office de parade et d’exploitation ? Ainsi, par des analogies audacieuses, Godwin élargissait en une révolution sociale de propriété, le mouvement de protestation ou de réforme qui s’ébauchait partout dans le monde. Ainsi, sur l’arbre de la liberté et de la démocratie planté par la Révolution, il greffait le socialisme égalitaire. Et comment cette splendide bouture ne prendrait-elle pas sur l’arbre révolutionnaire plein de vie et de sève montante ?

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