GODWIN ET L’ABOLITION DE LA FÉODALITÉ

Godwin ne veut procéder qu’avec ménagement à la suppression du système féodal, et, ici encore, le grand « utopiste » révèle un sens très net de l’histoire et de l’évolution.

« Il existe souvent, dans une communauté, des abus qui, quoiqu’ils ne soient à l’origine qu’une sorte d’excroissance, se sont à la longue tellement incorporés aux principes de la vie sociale, qu’ils ne peuvent être soudainement arrachés sans qu’on s’expose aux plus redoutables calamités. Les droits féodaux et les privilèges du rang n’ont, considérés en eux-mêmes, aucune légitimité. Les inégalités de propriété constituent peut-être un état par lequel il était nécessaire que nous passions et qui a été l’excitant originaire au développement des facultés de l’esprit humain. Mais il serait difficile de montrer que la féodalité et l’aristocratie ont produit un excédent de bien. Oui, et pourtant, si elles étaient soudainement et instantanément abolies, deux maux suivraient nécessairement. D’abord, la réduction abrupte de milliers d’hommes à une condition qui est l’inverse de celle à laquelle ils ont été accoutumés jusqu’ici, qui est peut-être la plus favorable au bonheur humain et au mérite humain, mais dont l’habitude les a rendus entièrement incapables, serait une source continuelle de tristesse et de souffrance. On peut douter que la plus juste cause de réforme demande qu’en son nom nous condamnions des classes entières d’hommes à l’infortune. En second lieu, toute tentative brusque pour abolir des pratiques, dont l’introduction ne peut en aucune façon se légitimer, serait interprétée comme une attaque à la société elle-même et accompagnée de convulsions redoutables et de pronostics sombres. »

Ainsi, c’est avec les révolutionnaires modérés de France, avec ceux qui s’appliquaient le plus à maintenir une indemnité aux droits féodaux supprimés, que Godwin aurait été d’accord. Quel contraste, semble-t-il, entre la hardiesse des principes, qui sont la négation même de toute propriété exploiteuse, et la modération, on peut dire la modicité des conclusions immédiates ! Il y a parfois, en ce grand penseur révolutionnaire, qui conçoit une autre constitution du monde social et qui va bien au delà des Montagnards les plus audacieux et des Jacobins les plus frénétiques, comme une nuance de modérantisme et presque d’esprit feuillant. Mais, c’est ce contraste même qui donne aux spéculations hardies de Godwin toute leur valeur et tout leur sens. Il apparaît, précisément à son souci de ménager les transitions, qu’il n’est ni un chimérique, ni un fantaisiste. S’il était un romancier social, s’il se bornait à convertir en un vague idéal le vague regret d’une prétendue félicité primitive, ou s’il écrivait, lui aussi, à la mode de Mercier, son Paris en l’an 2000, que lui importeraient les obstacles ? Pourquoi se préoccuperait-il de heurter le moins possible, dans la plus grande et la plus profonde des transformations, les intérêts et les habitudes ? Mais il prend sa propre pensée au sérieux : il vent vraiment, réellement, conduire la société humaine en mouvement à une forme nouvelle, d’où la propriété accapareuse et exploiteuse aura disparu ; il sait qu’il n’y peut arriver que par étapes et il s’intéresse aux progrès prochains, quelque disproportionnés, qu’ils paraissent à son suprême idéal, parce qu’ils y acheminent, parce que tout au moins ils ouvrent les voies.

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