XIX.

Il serait passé probablement avec la même indifférence devant la chambre d’Erlanger si celui-ci n’eût été sur la porte et ne lui eût fait signe du doigt . Une brève indication, une seule, du bout de l’index. Erlanger était déjà complètement prêt à partir. Il portait une pelisse noire, à col étroit, haut boutonné, un domestique lui tendait ses gants et tenait sa toque de fourrure.

– Vous auriez dû venir depuis longtemps, dit-il.

K. voulut s’excuser. Mais Erlanger lui fit comprendre qu’il l’en dispensait, en fermant les yeux d’un air las.

– Voici, dit-il, de quoi il s’agit. Il y avait autrefois, au débit, une certaine Frieda, une serveuse ; je ne sais que son nom, je ne la connais pas, elle ne m’intéresse pas personnellement. Cette Frieda a servi parfois de la bière à Klamm. Il semble qu’on l’ait remplacée. C’est un changement sans importance, probablement, pour qui que ce soit ; en tout cas certainement pour Klamm. Mais plus la tâche est considérable – et nulle ne l’est autant que celle de Klamm –, moins il reste de force à l’homme pour se protéger contre le monde extérieur ; la moindre modification apportée à la moindre chose peut le déranger très sérieusement. Le changement de place des objets qui se trouvent sur son bureau, la disparition d’une petite tache qu’il avait l’habitude de voir, autant de riens qui peuvent le gêner ; une nouvelle servante également. Évidemment nulle de ces choses ne dérange Klamm, même si elle est de nature à déranger tout autre ; il n’en saurait être question. Nous n’en sommes pas moins tenus de veiller au bien-être de Klamm au point d’éliminer autour de sa personne jusqu’aux risques de dérangement qui n’en seraient pas pour un homme comme lui – probablement rien ne le dérange –, mais qui peuvent nous paraître tels. Ce n’est pas à cause de lui, ce n’est pas pour son travail, que nous éliminons ces risques, mais pour nous, notre conscience, le repos de notre esprit. C’est pourquoi cette Frieda doit revenir au débit ; immédiatement ; il est possible que ce retour soit par lui-même un dérangement ; expérience faite, dans ce cas nous la chasserons de nouveau ; en attendant elle doit revenir. Vous vivez avec elle, si j’en crois ce qu’on m’a dit, arrangez-vous pour qu’elle revienne tout de suite. Il ne saurait être question de sentiments personnels dans une pareille affaire ; c’est évident ; aussi n’ajouterai-je pas un mot. Je mentionne toutefois, et c’est déjà bien trop, que si vous vous montrez à la hauteur de cette tâche infime, cela peut un jour favoriser votre avancement. C’est tout ce que j’avais à vous dire.

Il salua K. d’une inclination de tête, coiffa la toque que lui tendait son serviteur et s’en alla, suivi de ce domestique, d’un pas rapide mais boitillant.

On recevait ici parfois des ordres qu’il était facile d’exécuter, mais cette facilité n’enthousiasmait pas K. Non seulement parce que l’ordre en question concernait Frieda et, tout en se présentant comme une simple consigne, avait l’air d’être une dérision, mais encore et surtout parce qu’il faisait prévoir tout un avenir d’efforts stériles. Les ordres passaient au-dessus de la tête de K., aussi bien les bons que les mauvais (et d’ailleurs, jusque dans les bons, il y avait un mauvais noyau pour ainsi dire), mais K. était trop bas dans l’échelle hiérarchique pour pouvoir s’en mêler ou les faire annuler et trouver quelqu’un qui l’écoute. Quand Erlanger vous congédie, que voulez-vous faire ? et que pourriez-vous lui dire s’il ne vous congédiait pas ? Sans doute K. se rendait-il compte que sa fatigue lui avait nui ce jour-là plus que la malice accumulée des circonstances, mais pourquoi ne pouvait-il pas, lui qui se fiait si bien à son corps qu’il ne se fût jamais mis en route sans l’assurance qu’il en tirait, pourquoi ne pouvait-il pas supporter une nuit blanche ajoutée à quelques mauvaises, pourquoi fallait-il qu’il succombe à une fatigue invincible précisément dans cet endroit où personne n’était fatigué, ou plutôt où tout le monde l’était continuellement sans que le travail en pâtît (on eût même dit qu’il en était favorisé !) ? On en devait conclure que la fatigue d’ici était une fatigue différente. C’était sans doute l’heureuse fatigue qui naissait d’un travail heureux ; une chose qui, du dehors, avait l’air d’être fatigué, mais était en réalité une paix que rien ne pouvait troubler, un indestructible repos. La lassitude toute naturelle que l’homme ressent l’après-midi fait partie d’un heureux déroulement de la journée. Ici, pour les messieurs, c’était toujours midi.

Ainsi raisonnait-il. N’avait-il pas raison ? Cinq heures sonnaient à peine et le couloir s’animait déjà des deux côtés. Des voix retentissaient de partout ; leur concert anarchique ajoutait à la fête. C’était tantôt comme un départ d’enfants qui crient leur joie d’aller en excursion, tantôt un brouhaha d’aurore au poulailler, une jubilation de communier avec le soleil qui se lève : un monsieur, quelque part, imita le chant du coq. Le couloir lui-même restait vide, mais les portes remuaient déjà, à chaque instant une main en entrebâillait une et la refermait hâtivement, c’était un branle-bas général ; quand les cloisons ne montaient pas jusqu’au plafond, K. voyait çà et là surgir et disparaître une tête ébouriffée par le réveil matinal. Un petit chariot chargé de dossiers arrivait de loin, lentement, poussé par un vieux domestique. Un autre serviteur tenait une liste, pour comparer probablement les numéros des chambres avec ceux des dossiers. Le chariot s’arrêtait devant la plupart des portes ; généralement la porte s’ouvrait et le dossier disparaissait par l’ouverture. Ce n’était parfois qu’un feuillet, un petit dialogue s’engageait alors entre la chambre et le couloir ; il s’agissait sans doute de reproches. Si la porte restait fermée, le domestique empilait soigneusement les dossiers sur le seuil. Dans ces cas-là, il semblait à K. que le mouvement des portes voisines redoublait au lieu de s’arrêter, bien que les dossiers eussent été distribués dans les chambres correspondantes. Peut-être les autres messieurs guettaient-ils avec convoitise les dossiers restés sur le seuil sans que personne – épais mystère – les ramassât ; ils ne pouvaient parvenir à comprendre que quelqu’un qui n’avait qu’une porte à ouvrir pour se mettre en possession de sa pile de dossiers ne fît pas un geste si simple ; peut-être les dossiers abandonnés un certain temps devant la porte d’un secrétaire étaient-ils distribués plus tard aux autres messieurs, et les messieurs cherchaient-ils dès le début à s’assurer par de fréquentes observations que les dossiers étaient toujours là et qu’on pouvait espérer encore. D’ailleurs les dossiers en souffrance formaient généralement des paquets imposants sur le seuil de leurs propriétaires, et K. se prit à penser que ceux-ci les avaient peut-être laissés là provisoirement par forfanterie ou par malice, ou par une fierté justifiée qui aurait sur les collègues des effets stimulants. Cette interprétation lui parut confirmée quand il s’aperçut que les dossiers, une fois dûment exposés, disparaissaient, happés à l’improviste, dans la chambre de l’intéressé, dont la porte ne bougeait plus ; celles du voisinage, alors, s’apaisaient également, déçues ou satisfaites par le départ de cet objet qui avait entretenu la fièvre, puis, petit à petit, se remettaient à s’agiter.

K. observait la scène avec un intérêt bien supérieur à la curiosité, il participait à la chose. Il se sentait presque bien au milieu de ce manège, regardait ici et regardait là, suivant des yeux, à distance respectable, les domestiques qui se retournaient souvent sur lui en faisant la moue, l’œil sévère et la tête baissée. Il se passionnait pour leurs travaux de distribution. Plus cette distribution progressait, plus elle devenait difficile : tantôt la liste était légèrement erronée, tantôt le domestique confondait les dossiers, tantôt les messieurs protestaient pour une raison ou pour une autre. De toute façon il arrivait souvent qu’une livraison se trompât d’adresse ; le petit chariot revenait sur ses pas, et on négociait le retour des dossiers par l’entrebâillement de la porte. Ces négociations, par elles-mêmes, causaient déjà de grandes difficultés. Il n’était pas rare que les portes qui s’étaient agitées le plus frénétiquement restassent hermétiquement closes dès qu’il était question de rendre les dossiers, comme si elles ne voulaient plus rien savoir. C’est alors que commençaient les vraies difficultés. Le secrétaire qui pensait avoir droit aux papiers manifestait une extrême impatience et menait grand bruit dans sa chambre, claquait des mains, tapait des pieds et ne cessait de crier un numéro de dossier par l’entrebâillement de sa porte. Le petit chariot restait à l’abandon. L’un des domestiques s’occupait d’essayer de calmer l’impatient, l’autre luttait devant la porte fermée pour récupérer les papiers. Ils n’avaient pas la tâche aisée. Sous l’effet des apaisements, l’impatient redoublait d’impatience, il ne pouvait plus écouter sans rugir les discours creux du domestique, il ne voulait pas d’encouragements mais des dossiers ; ce fut le cas d’un monsieur qui vida une cuvette, par l’espace au-dessus de la cloison, sur la tête du vieux serviteur. Mais l’autre domestique, qui semblait le plus gradé, avait la tâche encore plus difficile. Quand le secrétaire dont il avait à s’occuper admettait la négociation, une discussion s’établissait ; le domestique se référait à sa liste, et le monsieur aux dossiers qu’il devait rendre en principe, mais tenait encore à deux mains, les dérobant ainsi dans leur totalité aux regards du domestique enflammés de convoitise. Le domestique devait alors, pour y chercher des preuves nouvelles, retourner au chariot qui avait roulé tout seul, car le couloir était en pente, ou bien aller trouver le monsieur qui prétendait avoir des droits sur les dossiers pour échanger les objections du détenteur contre les contre-objections du monsieur. Ces négociations étaient longues ; on finissait parfois par se mettre d’accord : le détenteur rendait, par exemple, s’il n’y avait eu qu’une confusion, une partie des dossiers détenus en échange d’autres dossiers ; mais il arrivait également qu’il dût renoncer à tout le paquet sans aucune compensation, soit que le domestique l’eût forcé par ses preuves jusque dans ses derniers retranchements, soit qu’il fût las de discussions infinies : saisi alors d’une soudaine résolution, au lieu de remettre le paquet entre les mains du domestique, il le jetait au milieu du couloir, si bien que les sangles se détachaient, les papiers s’envolaient au loin, et le domestique avait grand mal à y rétablir un peu d’ordre. Mais ce n’était encore rien à côté de ce qui se produisait quand le domestique ne recevait aucune réponse à ses demandes de restitution. Il restait alors à la porte, priait et suppliait, se référait à sa liste et invoquait les règlements. En vain, nul son ne sortait de la chambre, et le domestique n’avait probablement pas le droit d’entrer sans expresse autorisation. Ce parfait serviteur en perdait tout contrôle, il retournait à son chariot et s’asseyait sur les dossiers, épongeait la sueur qui perlait sur son front et s’abstenait pour un moment de toute entreprise autre que celle de balancer les pieds. Un très vif intérêt s’éveillait à l’entour, ce n’étaient que chuchotements diffus, nulle porte ne restait tranquille, et, au-dessus des cloisons coupées, des silhouettes enveloppées de serviettes, d’étranges visages enturbannés jusqu’au menton, qui ne restaient pas une seule seconde à la même place, suivaient de l’œil, tous les événements. Au milieu de cette agitation, K. fut frappé du fait que la porte de Bürgel était restée hermétiquement close, et que les domestiques, bien qu’ils l’eussent dépassée, n’y avaient laissé aucun dossier. Peut-être dormait-il encore, ce qui témoignait dans ce vacarme d’un sommeil assez vigoureux, mais pourquoi ne lui avait-on livré aucun dossier ? Il n’y avait que très peu de chambres qui eussent été négligées ainsi ; et elles étaient inoccupées. Au lieu que chez Erlanger se trouvait déjà quelqu’un et même quelqu’un d’assez singulièrement remuant ; il fallait qu’il eût à la lettre expulsé de nuit l’occupant, ce qu’on imaginait assez mal étant donné le caractère distant et formaliste d’Erlanger, mais qui n’était pas improbable puisqu’il lui avait fallu attendre K. sur son seuil.

Au bout de toutes ses réflexions, K. en revenait au domestique. Ce serviteur contredisait ce qu’on racontait dans le pays des domestiques en général, de leur paresse, de leur arrogance et de la mollesse de leur vie ; il devait y avoir des différences de domestique à domestique, ou, mieux encore, plusieurs sous-genres, plusieurs espèces de domestiques, car on pouvait remarquer ici toutes sortes de distinctions dont K. n’avait jamais rien vu pouvant donner la moindre idée. Il goûtait particulièrement l’inflexibilité de cet homme. Dans le combat qu’il livrait à ces chambres tenaces – c’était pour K. une lutte avec les chambres, puisqu’il ne voyait pas les clients – le domestique ne cédait jamais. Il s’épuisait sans doute – qui ne se fût épuisé ? – mais il ne tardait pas à se remettre, redescendait du petit chariot et revenait à la charge en serrant les mâchoires contre la porte à conquérir. Il lui arrivait d’être repoussé plusieurs fois de suite, de façon très simple d’ailleurs, par le silence, (un silence de mort), mais non vaincu. Constatant que l’attaque directe ne lui procurait pas de résultat, il essayait d’une autre méthode, par exemple la ruse, si K. comprenait bien. Il semblait donc abandonner la porte, lui laissait le temps en quelque sorte d’épuiser toutes ses capacités de silence, et s’occupait d’autres chambranles, puis revenait au bout d’un moment, appelait le second domestique, tout cela sans se cacher, voire ostentatoirement, et commençait à faire une pile de dossiers devant la porte qui était fermée comme s’il avait changé d’avis et qu’il fallût légitimement, non point reprendre, mais donner des dossiers au monsieur. Sur quoi il s’éloignait en surveillant la porte et, dès que le monsieur, peu de temps après (c’est ce qui arrivait en général), l’entrouvrait précautionneusement, il était sur place en deux bonds et plaçait le pied entre la porte et le montant, ce qui obligeait du moins le monsieur à discuter avec lui face à face et amenait le plus souvent à une cote mal taillée. Si la méthode échouait, ou ne lui semblait pas bonne en présence de telle ou telle porte, il essayait encore d’autre chose. Il se consacrait, par exemple, au monsieur qui voulait les dossiers, écartait l’autre domestique, qui ne travaillait que machinalement, un vrai poids mort, et s’efforçait lui-même de persuader son homme par des chuchotements mystérieux, en engageant la tête aussi loin qu’il pouvait dans l’entrebâillement de la porte. Sans doute lui faisait-il des promesses et l’assurait-il également d’un châtiment proportionné pour l’adversaire à la répartition suivante ; du moins montrait-il fréquemment la porte de l’ennemi en riant dans toute la mesure où sa fatigue le permettait. Il y eut aussi évidemment un ou deux cas ou il dut renoncer ; mais K. pensa que, même alors, c’était seulement en apparence ou pour des raisons justifiées, car le vieux serviteur ne cessait pas ensuite d’aller son chemin paisiblement et de souffrir sans détourner le regard le bruit du désavantagé ; il n’en témoignait de déplaisir qu’en fermant par moments les yeux un certain temps. D’ailleurs le monsieur aussi s’apaisa petit à petit ; il en fut de ses cris comme des pleurs d’un enfant qui passent progressivement des larmes continuelles à des sanglots de plus en plus espacés ; mais, même après le complet silence, il y eut encore de loin en loin soit un cri isolé, soit un battement de la porte, ouverte et refermée rapidement. De toute façon, il s’avéra que le domestique, jusque dans ce cas, avait usé probablement de la bonne méthode. Il ne resta en fin de compte qu’un monsieur qui ne voulût point s’apaiser ; il se taisait longtemps, mais c’était uniquement pour reprendre des forces ; il éclatait ensuite tout aussi fort qu’avant. On ne comprenait pas très clairement pourquoi il criait et se plaignait, ce n’était peut-être pas à cause de la distribution, c’était peut-être pour tout autre chose. Cependant le domestique avait fini le travail, il ne restait plus qu’une pièce, un simple bout de papier, une page arrachée d’un bloc-notes ; elle était encore dans le chariot par la faute de l’auxiliaire, on ne savait plus maintenant à qui en faire cadeau. « Ce pourrait fort bien être mon dossier », pensa K. subitement ; le maire de la commune ne parlait-il pas toujours de son affaire comme d’un cas infime entre tous ? K., si folle et si ridicule qu’il trouvât au fond son idée, chercha donc à se rapprocher un peu du domestique, qui parcourait alors le feuillet pensivement. Se rapprocher n’était pas aisé ; le domestique payait mal K. de l’intérêt qu’il lui portait ; au milieu du plus dur travail, il avait toujours trouvé le temps de lui lancer des regards méchants ou impatients en secouant nerveusement la tête. Il ne semblait l’oublier un peu que depuis la fin de la distribution et paraissait d’ailleurs, d’une façon générale, devenu plus indifférent ; son épuisement profond rendait la chose logique ; aussi le feuillet ne l’embarrassa-t-il guère ; il ne le lut peut-être même pas, il fit semblant, et bien qu’il eût causé sans doute une grande joie à tout habitant du couloir en lui donnant cette petite feuille, il en décida autrement ; il était las de distribuer des papiers ; il fit signe à son second de se taire en mettant un doigt sur sa bouche, déchira – K., à ce moment-là, se trouvait encore très loin de lui – le feuillet en menus morceaux et mit ces morceaux dans sa poche. C’était la première irrégularité que K. constatât dans le service ; mais peut-être interprétait-il mal. Et puis, même si la chose était irrégulière, elle restait assez pardonnable. Étant donné les conditions dans lesquelles s’opérait le travail, il ne pouvait être parfait ; l’irritation et l’inquiétude accumulées devaient finir par exploser à un moment ou à un autre, et si c’était simplement sous la forme d’un morceau de papier déchiré, c’était encore bien innocent. La voix du monsieur que rien ne pouvait calmer retentissait encore à travers le couloir, et les collègues, qui sous d’autres rapports ne se montraient pas toujours entre eux bien amicaux, paraissaient unanimes au sujet de ce vacarme ; on aurait dit que le monsieur avait assumé le devoir de faire du bruit pour tous ceux qui l’encourageaient à continuer par leurs exclamations et par leurs hochements de tête. Mais maintenant le domestique ne s’en occupait plus ; il avait fini son travail ; il fit signe à son auxiliaire, par un simple mouvement de l’index, de saisir la poignée du chariot, et ils partirent ainsi comme ils étaient venus, plus contents toutefois, et si vite que le chariot sautillait devant eux. Une fois seulement ils tressaillirent et se retournèrent ; quand le monsieur qui ne cessait de crier, et devant la porte duquel K. rôdait pour tâcher de comprendre exactement ce qui lui manquait, ne trouvant sans doute plus dans le cri un exutoire approprié, et ayant découvert un bouton électrique, se mit, ravi sans doute d’un si beau soulagement, au lieu de crier, à sonner sans arrêt. Il en naquit dans les autres chambres une grande rumeur qui paraissait approbative ; il semblait que le monsieur fît une chose que tout le monde eût aimé faire depuis longtemps et dont l’idée n’avait dû être abandonnée que pour des motifs inconnus. Était-ce le personnel que demandait le monsieur ? Était-ce Frieda ? Dans ce cas il pouvait sonner longtemps. Frieda était trop occupée à faire à Jérémie des enveloppements humides, et si Jérémie allait mieux, elle n’en avait pas plus de temps libre, elle était couchée dans ses bras. La sonnerie eut pourtant un effet immédiat. Le patron de l’hôtel accourut, en personne, du plus loin, vêtu de noir comme à son habitude, et boutonné jusqu’au menton ; mais on eût dit qu’il oubliait sa dignité tant il faisait courir ses jambes en même temps qu’il ouvrait les bras, comme si on l’avait convoqué à propos d’un immense malheur, pour saisir cet immense malheur et l’étouffer contre sa poitrine, et, à la moindre irrégularité dans la sonnerie, il tressautait et précipitait la cadence. Sa femme venait aussi, derrière, à bonne distance, courant comme lui les bras ouverts, mais à petits pas, et maniérés, et K. pensa qu’elle arriverait trop tard, quand son mari aurait déjà fait le nécessaire. Il se pressa étroitement contre la cloison pour laisser passer l’hôtelier, mais l’hôtelier s’arrêta juste à sa hauteur, comme s’il était arrivé à son but, l’hôtelière l’y rejoignit bien vite, et ils se mirent à accabler K. de reproches. K., ahuri, n’y comprit rien, d’autant plus que la sonnerie du monsieur s’en mêla et que d’autres aussi entrèrent en branle, non plus par besoin cette fois, mais pour le seul plaisir de la chose ; par excès de joie. K., qui tenait beaucoup à comprendre sa faute, ne fut pas fâché d’être pris sous le bras et entraîné par l’hôtelier loin du vacarme qui redoublait ; car, derrière eux – il ne pouvait se retourner, ayant d’un côté l’hôtelier qui cherchait à le persuader, et de l’autre côté l’hôtelière qui y tâchait encore plus fort – les portes s’ouvraient maintenant toutes grandes, le couloir s’animait, et la circulation semblait s’épanouir comme dans une ruelle commerçante ; les portes qui restaient devant eux attendaient avec impatience d’être dépassées par le groupe pour laisser sortir les messieurs, et les timbres, actionnés sans cesse, sonnaient dans le tas comme pour célébrer une victoire. Enfin, tout de même, ils se retrouvèrent dans la cour blanche et silencieuse où attendaient quelques traîneaux. K. apprit petit à petit de quoi il retournait : ni le patron ni la patronne ne comprenaient qu’il eût osé « une pareille chose ». « Mais quelle chose à la fin ? » ne cessait de demander K., sans obtenir aucune réponse parce que sa faute leur paraissait trop évidente pour que l’idée de sa bonne foi leur effleurât l’esprit. Il n’apprit donc que très lentement le fin mot de l’histoire : le couloir lui était interdit, il n’avait droit qu’à l’accès du débit, et encore tout au plus ; et encore par faveur ; et encore sauf contre-ordre. Si un monsieur le convoquait, il devait se présenter à l’endroit désigné, mais bien se mettre dans la tête – avait-il un peu de sens commun ? – qu’il y était déplacé, quel que fût cet endroit, et ne s’y trouvait que parce qu’un monsieur l’y convoquait ; l’y convoquait à contrecœur et uniquement pour les exigences du service, qui excusaient en partie cette incongruité. Il devait se présenter alors en toute hâte et disparaître encore plus rapidement ; dès la fin de l’interrogatoire. N’avait-il pas éprouvé dans le couloir le sentiment que sa présence y était profondément choquante ? S’il l’avait éprouvé, comment avait-il pu s’y comporter comme un taureau lâché dans le pré ? N’avait-il pas été cité pour un interrogatoire de nuit, et ne savait-il pas la raison de ces interrogatoires nocturnes ? Les interrogatoires de nuit – on lui en offrait encore une version nouvelle – n’avaient pour but que de permettre une audition expéditive des justiciables, dont la vue aurait été insupportable à ces messieurs pendant le jour ; une audition rapide, nocturne, à la lumière artificielle, avec la possibilité d’oublier aussitôt toute cette hideur dans le sommeil. Mais la conduite de K. se raillait de toutes les mesures de précaution. Les revenants eux-mêmes disparaissent au matin. K., lui, était resté les deux mains dans les poches, comme s’il attendait, ne partant pas, que ce fût tout le couloir qui partît, toutes les chambres, messieurs compris. Et c’était bien ce qui serait arrivé – il pouvait en être certain – si la chose eût été le moindrement possible, vu le tact infini des messieurs. Nul, par exemple, n’eût chassé K., nul n’eût même eu l’idée toute naturelle de lui dire qu’il était temps de partir, nul n’eût fait cela, malgré la folle nervosité qui leur gâtait la matinée tant que K. restait dans le couloir, la matinée, le moment béni des fonctionnaires. Au lieu de procéder contre K., ils préféraient souffrir, en espérant tout de même que K. finirait petit à petit par se rendre compte de ce qui crevait les yeux de tout le monde, et souffrirait insupportablement, comme il faisait souffrir les autres, de se trouver, de si bonne heure, visible à tous, dans le corridor, par une effroyable indécence. Vain espoir. Ils ne savaient pas, ou voulaient ignorer, dans leur condescendance, dans la bonté de leurs âmes, qu’il est des natures insensibles, des cœurs durs que nul respect ne saurait amollir. La mite elle-même, la mite de nuit, la pauvre bête, ne cherche-t-elle pas, quand vient le jour, à se faire aussi petite que possible ? Elle voudrait disparaître, elle souffre de ne pas pouvoir s’anéantir. Mais lui ! mais K. ! il va se camper à l’endroit où il est le plus visible, et s’il pouvait empêcher le jour de se lever, il le ferait. L’empêcher, il ne peut ; mais le retarder, hélas ! lui compliquer la tâche : n’a-t-il pas osé assister à la distribution des dossiers ? Une chose que personne n’a le droit de voir, hors les intéressés eux-mêmes. Une chose que ni le patron, ni la patronne, chez eux, n’ont jamais eu le droit de regarder. Dont ils n’ont entendu parler que par allusion ; comme, par exemple, aujourd’hui, en écoutant les domestiques. N’a-t-il pas remarqué à quelles difficultés s’est heurtée la distribution ? Chose incroyable, les messieurs s’y donnant tout, ne pensant jamais à eux-mêmes, et travaillant par conséquent de toutes leurs forces à ce que cette répartition, tâche importante, fondamentale, s’effectue rapidement, facilement, sans erreur ! K. n’a-t-il pas eu vraiment la moindre idée, le moindre soupçon de l’idée, que la principale cause de toutes les difficultés avait été que la distribution dût se faire les portes fermées, sans que les messieurs parviennent à se voir ? Autrement ils s’entendent tout de suite ; naturellement ; alors qu’avec les domestiques la séance dure nécessairement pendant des heures, ne peut jamais se passer sans plaintes, représente un supplice constant pour les messieurs et pour le personnel, et risque d’avoir par la suite des conséquences nuisibles aux travaux. Et pourquoi les messieurs n’avaient-ils pas pu se voir ? K. commençait-il à comprendre ? Jamais il n’était arrivé une pareille chose à la patronne ; ni au patron, il le certifia personnellement ; ils avaient pourtant eu affaire à bien des sortes d’obstinés. Avec K. il fallait nommer en toutes lettres ce dont on n’oserait même pas parler à des individus normaux ; autrement il ne comprenait rien. Eh bien, puisqu’il fallait le lui dire : c’était à cause de lui, et rien qu’à cause de lui, exclusivement à cause de lui, que les messieurs n’avaient pas pu quitter leurs chambres ; parce que, juste sur le sommeil, ils ont trop de pudeur, ils sont trop vulnérables, pour s’exposer à des regards étrangers ; quelque vêtus qu’ils puissent être, ils se sentent trop nus pour se montrer. De quoi ils rougissent au juste est difficile à dire ; peut-être, éternels travailleurs, ne sont-ils honteux que d’avoir dormi. Mais peut-être, plus encore que d’être vus eux-mêmes, sont-ils gênés de voir des étrangers. Ayant réussi à soutenir, par le moyen de l’interrogatoire nocturne, la vue de ces gens si difficile à supporter, ils ne veulent pas avoir encore à les affronter subitement, au saut du lit, dans leur vérité naturelle, dans toute leur affreuse vérité. C’est une épreuve qui les dépasse. Quel homme ne le comprendrait, ne respecterait ce cas ? Quelle misérable créature ? Eh bien, voilà : un homme comme K. ! Un homme qui se place, dans sa torpeur et dans sa morne indifférence, au-dessus des lois et des égards les plus élémentaires dus au prochain par tout être pensant, un effronté qui ne rougit pas de rendre quasi impossible la distribution des dossiers, de nuire à la réputation de la maison la plus respectable ; qui réussit cet exploit jamais vu de désespérer les messieurs au point de les contraindre à se défendre eux-mêmes – à commencer du moins de se défendre eux-mêmes –, à recourir à la sonnerie au prix d’un effort d’amour-propre inconcevable à l’homme moyen, et à appeler à l’aide pour chasser un intrus que rien d’autre ne peut ébranler. Eux, les messieurs ! appeler à l’aide ! Le patron, la patronne et tout leur personnel, ne seraient-ils pas accourus depuis longtemps pour les secourir, et disparaître, s’ils eussent osé se montrer le matin devant les messieurs sans y être appelés ? Ils auraient attendu ici, au commencement du couloir, tout frémissants d’indignation et désolés de leur impuissance, et cette sonnerie, à laquelle, il est vrai, ils ne se seraient jamais attendus, aurait été une délivrance ! Enfin…, le pire était passé ! Que ne pouvaient-ils jeter un coup d’œil sur la joyeuse activité qui devait régner chez les messieurs maintenant qu’ils étaient débarrassés de K. ! Quant à lui, tout n’était pas dit, il aurait sûrement à rendre compte du beau travail qu’il avait fait.

Cependant ils avaient pénétré dans le débit ; K. ne comprenait pas très clairement pourquoi le patron l’y avait amené, alors qu’il était si furieux ; peut-être s’était-il rendu compte que K. était trop fatigué pour quitter la maison tout de suite. K., sans attendre d’invitation, se laissa tomber immédiatement sur un tonneau. Il se sentit bien dans ce coin obscur. La salle n’était plus éclairée que par une faible ampoule électrique placée au-dessus des robinets. Dehors aussi il faisait encore extrêmement noir, ce devait être une tempête de neige. Il fallait remercier Dieu d’être ici bien au chaud et prendre garde de ne pas s’en faire chasser. Le patron et la patronne se tenaient devant lui comme s’il présentait encore quelque danger, comme s’il n’était pas impossible, étant donné le peu de confiance qu’il méritait, qu’il se levât et cherchât encore à entrer de force dans le couloir. Ils semblaient eux-mêmes fatigués par leur alerte de la nuit et leur lever prématuré ; mais c’était surtout l’hôtelière. Elle portait une robe de soie brune, ample, crissante, enfilée à la diable et boutonnée un peu de travers – d’où avait pu la sortir sa hâte ? – et appuyait son front, comme une épouse brisée, sur l’épaule de son mari ; en même temps, elle se tamponnait les yeux avec un mouchoir de batiste, et elle lançait sur K., entre deux essuyages, des regards de petite fille courroucée. K. dit, afin d’apaiser les époux, que tout ce qu’ils lui avaient raconté était nouveau pour lui, mais qu’en dépit de son ignorance il ne s’était pas tellement attardé dans le couloir où il n’avait réellement rien à faire et ne voulait importuner personne, et que tout était dû à son excès de fatigue. Il les remerciait d’avoir mis fin à une scène pénible et serait heureux d’une occasion de rendre des comptes, car ce serait la seule façon pour lui d’empêcher les gens de se méprendre sur sa conduite en général. Sa fatigue était cause de tout, sa fatigue seule. Et cette fatigue provenait du fait qu’il n’était pas encore accoutumé à l’effort qu’exigeaient les interrogatoires : il n’était là que depuis peu de temps. Quand il aurait quelque expérience, ces choses ne se reproduiraient plus. Peut-être prenait-il après tout ces interrogatoires beaucoup trop au sérieux, mais, en soi, ce n’était pas un mal. Il en avait eu deux à subir coup sur coup, l’un chez Bürgel et l’autre chez Erlanger, qui l’avaient grandement épuisé, le premier surtout (car l’autre avait été très court, Erlanger s’était contenté de lui demander un petit service), mais à eux deux ils dépassaient ce que K. pouvait supporter d’affilée ; peut-être en aurait-il été de même pour un autre, par exemple Monsieur l’Hôtelier. Il était sorti du dernier en titubant. On aurait presque dit de l’ivresse. Car il lui avait fallu répondre aux deux messieurs bien que ce fût la première fois qu’il les vît et les entendît. Tout, pour autant qu’il sût, avait fort bien marché ; seulement voilà, ensuite il y avait eu ce malheur ; dont on ne pouvait lui faire un crime après ce qui s’était passé. Malheureusement Bürgel et Erlanger avaient été les seuls à remarquer sa fatigue ; ils se seraient sûrement occupés de lui et auraient empêché les catastrophes suivantes si Erlanger n’avait été contraint de partir dès la fin de l’interrogatoire, sans doute pour se rendre au Château, et si Bürgel, fatigué lui-même probablement par l’entretien – comment demander à K. plus de résistance qu’à lui ! – n’était tombé dans un sommeil qui avait duré pendant toute la distribution. Si K. avait pu dormir de même, il l’aurait fait bien volontiers, renonçant d’autant plus aisément à tout spectacle défendu qu’il n’était pas en état de voir et que les messieurs les plus effarouchables auraient donc pu se montrer sans nulle appréhension.

En mentionnant les interrogatoires – notamment celui d’Erlanger – et en parlant des messieurs du Château avec un si profond respect, K. s’était acquis l’hôtelier, qui sembla prêt à lui accorder, sur sa demande, le droit de poser une planche en travers des tonneaux pour y dormir jusqu’à l’aurore. Mais l’hôtelière s’y opposa ; elle tiraillait inutilement sa robe, dont le désordre venait de la frapper, et secouait constamment la tête ; une vieille querelle, touchant la propreté de l’hôtel, risqua de se rallumer entre les deux époux. Cette discussion prenait pour K., dans sa fatigue, une importance démesurée. Il lui semblait que si on le chassait encore, ce serait le pire malheur de sa vie. Il fallait empêcher la chose, même si le patron et la patronne devaient se liguer contre lui. Recroquevillé sur son tonneau, il les épiait tous les deux, quand l’hôtelière – dont il avait déjà remarqué l’extrême susceptibilité, et qui ne parlait sûrement plus de lui depuis longtemps avec son mari – s’écarta soudain en criant :

– Vois comme il me regarde ! Mets-le à la porte, à la fin !

Mais K., saisissant l’occasion, convaincu maintenant jusqu’à l’indifférence qu’il resterait de toute façon, dit :

– Je ne te regarde pas, je regarde ta robe ; rien que ta robe.

– Ma robe ? et pourquoi ? demanda l’hôtelière, outrée.

K. se contenta de hausser les épaules.

– Viens, dit la femme à son mari. Il est ivre. Laisse donc cette brute cuver son vin.

Et elle ordonna à Pepi, qui sortit de l’ombre à son appel, les cheveux défaits, l’air fatigué, tenant un balai d’une main molle, de lancer à K. quelque oreiller.

Share on Twitter Share on Facebook