XVIII.

Ce fut alors que K., laissant errer ses yeux, vit venir au loin Frieda, à un coude du couloir ; elle fit semblant de ne pas le reconnaître et le regarda d’un air absent ; elle portait une tasse à la main et des assiettes vides. K. dit alors à l’huissier, – qui n’y fit d’ailleurs pas attention : plus on lui parlait, plus il semblait lointain – qu’il allait revenir tout de suite et courut vers Frieda. Arrivé devant elle, il la prit par l’épaule comme pour reprendre possession de sa personne et lui posa quelques questions insignifiantes tout en la scrutant sévèrement au fond des yeux. Mais Frieda demeura tout aussi raide ; elle essaya de diverses façons de faire tenir les assiettes sur la tasse, et dit :

– Que veux-tu de moi ? Va donc retrouver les… tu connais bien leur nom, tu viens de chez elles, je le lis dans tes yeux.

K. détourna rapidement le sujet de la conversation ; l’explication ne devait pas avoir lieu si vite ni commencer par ce qu’il y avait de pire, de plus défavorable pour lui.

– Je te croyais au comptoir, dit-il.

Frieda le regarda avec étonnement et lui passa doucement sa main libre sur le front et la joue. On eût dit qu’elle avait oublié complètement ses traits et qu’elle cherchait à se les rappeler de cette façon ; ses yeux avaient aussi cette expression voilée des gens qui tâchent péniblement de se souvenir.

– Je suis reprise pour le café, dit-elle lentement comme si c’était sans importance mais qu’elle entretînt sous ces mots avec K. une conversation qui, elle, fût l’essentiel, le travail que je fais en ce moment ne me convient pas, n’importe qui pourrait me remplacer ; pourvu qu’on sache faire un lit, sourire au client, supporter ses impertinences, ou mieux encore les provoquer, il n’est pas difficile d’être femme de chambre. Au café, c’est tout différent. D’ailleurs, j’ai été reprise immédiatement pour le café, bien que je ne l’aie pas quitté bien glorieusement l’autre fois ; j’ai eu des protections ; l’hôtelier d’ailleurs a été très heureux que l’on me protégeât ; ainsi lui était-il plus facile de me reprendre. Il a même fallu qu’on insiste pour me faire reprendre mon poste ; tu le comprendras facilement si tu songes aux souvenirs que le café me rappelle ; finalement j’ai accepté. Ici je ne fais qu’un extra. Pepi a supplié qu’on ne lui fasse pas la honte de lui faire quitter immédiatement le café ; et, comme elle a bien travaillé et qu’elle a tout fait, dans la mesure où ses capacités le lui permettaient, nous lui avons accordé un délai de vingt-quatre heures.

– Tout cela est parfaitement clair, dit K. ; mais tu as quitté une fois le café à cause de moi, et maintenant que nous nous trouvons à la veille de notre mariage tu y retournes ?

– Il n’y aura pas de mariage, dit Frieda.

– Parce que je t’ai fait une infidélité ? demanda K.

Frieda fit oui de la tête.

– Voyons, Frieda, dit K., nous avons déjà bien souvent parlé de ce que tu appelles infidélité, et tu as toujours dû finir par reconnaître que tu me soupçonnais à tort. Depuis lors rien de mon côté n’a changé, je suis resté aussi innocent que je l’étais et que je le resterai nécessairement. C’est donc de ton côté que quelque chose a changé ? On t’a monté la tête ; il y a eu quelque chose. De toute façon tu es injuste à mon égard ; car réfléchis un peu à ce que font ces deux petites : l’une, la brune, – j’ai presque honte d’être obligé d’entrer dans de pareils détails pour me défendre, – la brune ne m’est probablement pas moins pénible qu’à toi ; si je peux trouver un moyen de rester loin d’elle, je l’emploie et elle me facilite grandement cette tâche : on ne peut pas être plus réservée qu’elle n’est.

– C’est ça, s’écria Frieda, – les mots jaillissaient presque malgré elle de sa bouche ; K. fut content de la voir s’éloigner ainsi du sujet ; elle était tout autre qu’elle ne voulait être ; – c’est ça, trouve-la réservée. C’est la plus effrontée de toutes les filles que tu trouves réservée et, si invraisemblable que ce soit, tu es sincère, tu ne dissimules pas, je le sais. L’hôtelière du Pont dit de toi : je ne l’aime pas, mais je ne peux pas l’abandonner ; peut-on se retenir quand on voit un enfant qui ne marche pas encore sûrement et qui s’élance n’importe où ? On est forcé d’intervenir.

– Écoute-la donc pour cette fois, dit K., en souriant ; mais je ne veux rien savoir de cette fille, qu’elle soit réservée ou effrontée, laissons ce point.

– Mais pourquoi la trouves-tu réservée ? demanda Frieda impitoyablement ; l’as-tu mise à l’épreuve ou cherches-tu par là à rabaisser les autres jeunes filles ?

– Ni l’un ni l’autre, dit K., si je l’appelle ainsi, c’est par reconnaissance, parce qu’elle me permet de ne pas l’apercevoir ; pour peu qu’elle me parle, je ne pourrais plus prendre sur moi de retourner là-bas, ce qui serait une catastrophe, car il faut que j’y aille pour notre avenir commun, tu le sais bien. C’est aussi la raison pour laquelle il me faut parler à l’autre petite ; celle-là je l’estime, c’est vrai, pour son mérite, son jugement et son abnégation, mais on ne peut pas dire qu’elle soit séduisante.

– Les domestiques ne sont pas de ton avis, dit Frieda.

– À bien d’autres égards non plus, dit K. Ce sont les passions des valets qui te font conclure à mon infidélité ?

Frieda se tut et laissa K. lui enlever la tasse de la main, la poser sur le plancher, passer son bras sous le sien et se mettre à aller et venir lentement avec elle dans le petit couloir.

– Tu ne sais pas, dit-elle, en rétractant un peu le corps à son contact, ce qu’est la fidélité ; que tu te conduises avec ces filles d’une façon ou d’une autre ce n’est pas de cela qu’il s’agit ; il suffit que tu ailles dans cette famille et que tu en reviennes avec l’odeur de la pièce dans tes habits… c’est une honte insupportable que tu m’infliges. Et tu t’en vas de l’école au galop, sans dire un mot. Et tu passes chez elles la moitié de la nuit. Et quand on va te chercher, tu fais dire par ces filles que tu n’y es pas, tu les fais nier passionnément que tu sois là, et principalement par celle qui est si incomparablement réservée ! Quand tu quittes leur maison, tu te glisses comme un voleur par des chemins détournés, peut-être pour sauvegarder la réputation de ces filles !… La réputation de ces filles !… Non, ne parlons plus de cela !

– De cela, soit, dit K., mais parlons d’autre chose. De cela, il n’y a rien à dire. Tu sais pourquoi je suis obligé d’aller là-bas. Je ne le fais pas de gaieté de cœur mais je prends sur moi d’y aller. Tu ne devrais pas me rendre la tâche encore plus lourde qu’elle n’est. Aujourd’hui je pensais n’y aller qu’un instant pour demander si Barnabé était enfin revenu, car il aurait dû me rapporter depuis longtemps un important message. Il n’y était pas, mais on m’a affirmé, et la chose était des plus vraisemblables, qu’il allait revenir bientôt. Je ne voulais pas le laisser venir à l’école afin de t’épargner sa vue. Les heures ont passé et il n’est pas venu. Mais en revanche un autre est venu que je déteste. Je n’avais nulle envie de le laisser m’espionner et c’est pourquoi je suis passé par le jardin voisin ; mais je ne cherchais pas non plus à me cacher de lui, je suis allé spontanément à sa rencontre sur la route, armé, je le reconnais, d’une baguette des plus flexibles. C’est tout, il n’y a donc pas un mot de plus à dire à ce sujet ; mais il en est un autre dont nous pourrions dire deux mots. Qu’est-ce que c’est que cette histoire des deux aides, dont je prononce le nom avec autant de dégoût que toi celui de cette famille ? Compare tes relations avec eux à celles que j’entretiens avec la famille en question. Je comprends tes répugnances à l’endroit de la famille et je suis capable de les partager. Ce n’est que dans l’intérêt de notre cause que je vais la voir, il me semble même parfois que j’agis mal avec ces gens, que je les exploite. Mais toi et les aides !… Tu n’as pas nié qu’ils te harcèlent, tu as avoué qu’ils exercent sur toi une sorte d’attirance. Je ne t’en ai pas voulu, j’ai reconnu qu’il y avait là en jeu des forces avec lesquelles tu n’as pas partie égale ; je me suis même estimé heureux que tu essaies de te défendre d’elles, je t’y ai aidé, et il a suffi que je relâche ma surveillance quelques heures, parce que j’avais confiance en toi, et en pensant aussi que la maison était définitivement fermée et que les aides étaient en déroute – mais je crains d’avoir sous-estimé leur ténacité – il a donc suffi que je relâche ma surveillance quelques heures pour que ce Jérémie, – un garçon plutôt vieillot et malingre, à bien y voir – eût le front de se présenter à la fenêtre. Or il n’a pas été besoin de plus pour que je te perde toi, Frieda, et que tu me reçoives en me disant : Il n’y aura pas de mariage ! Ne serait-ce pas à moi à faire des reproches, et pourtant je ne les fais pas, je ne les fais toujours pas.

Et K., trouvant bon de nouveau de détourner l’esprit de Frieda du sujet de la querelle, la pria de lui donner quelque chose à manger car il n’avait rien dans le corps depuis midi. Frieda probablement soulagée elle aussi par cette demande, fit oui de la tête et courut chercher des vivres, non pas en suivant le couloir, comme K. pensait qu’elle allait le faire d’après ce qu’il supposait de l’endroit où devait se trouver la cuisine, mais en descendant quelques marches sur le côté du corridor. Elle ne tarda pas à revenir avec une assiette de viande froide et une bouteille de vin, mais ce n’étaient sans doute que des restes dont la présentation avait été hâtivement retapée pour la circonstance, on avait oublié des pelures de saucisson dans l’assiette et la bouteille était vide aux trois quarts. Pourtant K. ne s’en plaignit pas, et se mit à manger de bon appétit.

– Tu es allée à la cuisine ? demanda-t-il.

– Non, dans ma chambre, dit-elle, j’ai une chambre par ici.

– Que ne m’y as-tu mené, dit K. ; je vais y aller pour m’asseoir pendant que je mange.

– Je vais te chercher une chaise, dit Frieda, et elle partait déjà.

– Merci, répondit K., je n’irai pas dans ta chambre, et je n’ai plus besoin de chaise non plus.

Mais Frieda le brava, la tête renversée en arrière et la lèvre mordue :

– Eh bien oui ! Il est en bas, dit-elle, ne t’en doutais-tu pas ? Il est couché dans mon lit ; il a pris froid dehors, il frissonne, il a à peine mangé. Tout est de ta faute après tout. Si tu n’avais pas chassé les aides, si tu n’avais pas couru après ces gens, nous serions tranquillement installés à l’école en ce moment. C’est toi seul qui as brisé notre bonheur. Crois-tu que Jérémie eût osé m’enlever tant qu’il était en service ? Alors c’est que tu ignores complètement la discipline qui règne au village. Il voulait venir me trouver, il se tourmentait, il m’épiait, mais ce n’était qu’un jeu, comme celui d’un chien affamé qui n’ose pas sauter sur la table. Et pour moi aussi. Il m’attirait, c’était mon camarade d’enfance, – nous avons joué ensemble sur la colline du Château… Heureux temps !… Tu ne m’as jamais interrogée sur mon passé. – Mais rien de tout cela ne tirait à conséquence tant que Jérémie était lié par son service, car je connaissais mes devoirs de fiancée. Mais tu as chassé les aides et tu t’en vantes encore comme si tu avais agi pour moi ! – Et en un sens tu n’as pas tort non plus. – Avec Arthur tu as réussi, provisoirement il est vrai ; il est délicat, il n’a pas cette passion de Jérémie, qui ne redoute aucun obstacle ; tu l’avais d’ailleurs démoli par ce coup de poing une nuit, – encore un coup porté contre notre bonheur, – il s’est réfugié au Château pour se plaindre, et, même s’il doit revenir, pour le moment il est absent. Mais Jérémie, lui, est resté. Tant qu’il est en service, il redoute le moindre froncement de sourcil de son maître, mais sitôt libéré il ne craint plus rien. Il est venu et il m’a prise ; abandonnée de toi, et serrée entre ses mains, celles d’un vieux camarade, je ne pouvais plus rien faire. Je n’ai pas ouvert la porte de l’école. Il a brisé la vitre à coups de poing et il m’a emportée dehors. Nous sommes venus ici tout de suite ; l’hôtelier a de l’estime pour lui, et les clients ne peuvent désirer mieux qu’un semblable valet de chambre ; nous avons donc été engagés ; il n’habite pas chez moi, mais nous avons une pièce commune.

– Malgré tout, dit K., je ne regrette pas d’avoir chassé les aides. Si la situation était telle que tu la dépeins, si ta fidélité ne tenait qu’à leurs obligations, il valait mieux que tout cela prît fin. Notre bonheur conjugal, entre ces deux bêtes féroces qui ne filaient doux que sous le fouet, n’aurait pas été bien grand. Et je dois même de la gratitude à la famille qui a contribué, bien malgré elle, à nous séparer.

Ils se turent et recommencèrent à faire les cent pas côte à côte sans qu’on pût savoir cette fois qui avait donné le premier signal. Frieda, tout près de K., semblait même fâchée qu’il ne lui eût pas donné le bras.

– Tout est donc réglé, poursuivit K. : nous pouvons nous dire adieu ; tu peux aller retrouver ton Monsieur Jérémie qui est encore enrhumé sans doute de la séance du jardin et que tu as déjà beaucoup trop longtemps abandonné s’il est si malade ; moi, je m’en irai seul, à l’école, ou, puisque je n’ai rien à y faire sans toi, n’importe où, là où l’on me voudra. Si j’hésite quand même encore, c’est que j’ai de bonnes raisons de douter un peu de ce que tu m’as raconté. L’impression que m’a laissée Jérémie contredit les explications. Tant qu’il est resté à mon service, il n’a cessé de te réclamer et je ne pense pas que son devoir professionnel eût toujours suffi à le retenir de t’assaillir sérieusement quelque jour. Mais maintenant, depuis qu’il se tient pour relevé de ses fonctions, c’est différent. Pardonne-moi de m’expliquer le fait en me disant que tu n’exerces plus la même séduction sur lui depuis que tu n’es plus la fiancée de son maître. Tu es bien son amie d’enfance, mais je crois – je ne le connais guère que par le bref entretien que nous avons eu cette nuit – je crois qu’il n’attache pas beaucoup d’importance à ces détails sentimentaux. Je ne sais pourquoi tu lui trouves un caractère passionné. Son tour d’esprit me paraît plutôt froid. Il a reçu je ne sais quelle mission de Galater, plutôt hostile à mon endroit, et il s’efforce de l’exécuter avec, je le reconnais, une certaine passion pour son service – qui n’est pas rare en ce pays – il était chargé, entre autres choses, de détruire notre liaison ; il a peut-être essayé de différentes façons : d’abord en essayant de te séduire par son désir lubrique, puis, soutenu par l’hôtelière, en te racontant des histoires, en te disant que j’étais infidèle, et ses manigances ont réussi ; il y a été aidé par le vague reflet de Klamm qui semble s’être posé sur lui ; il a perdu son poste, c’est vrai, mais au moment où il n’en avait peut-être plus besoin ; il récolte les fruits de son travail, il te fait sortir par la fenêtre de l’école, mais maintenant, sa mission remplie, il se sent las, il aimerait mieux être à la place d’Arthur, qui ne porte plus plainte du tout, mais qui est allé chercher là-haut des compliments et de nouvelles missions : il fallait que l’un des deux restât pour surveiller l’évolution des événements, Jérémie est ennuyé d’avoir à s’occuper de toi. D’amour il n’en éprouve aucun, il me l’a avoué franchement, il te respecte naturellement comme une ancienne amie de Klamm, et il éprouve un certain plaisir à se nicher dans ta chambre pour faire son petit Klamm, mais c’est tout ; par toi-même tu ne signifies rien pour lui ; c’est simplement pour donner un épilogue à l’accomplissement de sa principale mission qu’il t’a installée ici ; pour ne pas t’inquiéter il est resté lui-même, mais c’est provisoire ; il attend d’avoir reçu d’autres nouvelles du Château et que tu l’aies guéri de son refroidissement.

– Comme tu le calomnies ! dit Frieda en frappant ses petits poings l’un contre l’autre.

– Je le calomnie ? dit K., non, je ne veux pas le calomnier. Mais que je sois injuste, c’est possible. Ce que j’ai dit de lui n’est pas forcément évident, on peut l’interpréter de diverses façons. Mais calomnier Jérémie ? Je ne pourrais le calomnier que pour lutter contre ton amour. Si c’était nécessaire et si la calomnie était une arme appropriée je n’hésiterais pas à le calomnier. Nul ne saurait m’en blâmer, il a, grâce à celui qui lui donne mission, un tel avantage sur moi, qui ne puis compter sur personne, que j’aurais le droit de le calomnier un peu. Ce serait un moyen de défense relativement innocent mais, à tout voir, inefficace aussi. Laisse donc tes poings en repos.

Et K. prit la main de Frieda dans la sienne ; Frieda voulut la retirer, mais en souriant et sans y mettre beaucoup de force.

– Je n’ai pas à le calomnier, dit K., car tu ne l’aimes pas, tu te le figures seulement et tu me seras reconnaissante si je te délivre de cette illusion. Voyons, si quelqu’un avait voulu te détacher de moi, sans violence, mais en calculant son coup le plus prudemment possible, c’eût été nécessairement aux deux aides qu’il aurait eu recours. De bons garçons en apparence, des enfants, boute-en-train, irresponsables venus de haut, du Château, avec le petit prestige des souvenirs d’enfance ; tout cela est charmant, surtout quand je suis le contraire de ce qu’ils sont, quand je passe mon temps à courir pour des affaires que tu ne comprends pas très bien, que tu détestes même, qui me font fréquenter des gens que tu hais, ce qui fait déteindre un peu ton aversion sur moi malgré toute mon innocence. Tout cela constitue une exploitation méchante mais très adroite des défauts de notre liaison. Toute liaison a ses défauts, même la nôtre ; nous sommes venus l’un à l’autre de deux mondes très différents et, depuis que nous nous connaissons, la vie de chacun de nous a pris une tout autre voie, nous nous y sentons encore incertains, tout nous est trop nouveau. Je ne parle pas de moi, c’est moins grave ; n’ai-je pas été toujours comblé depuis que pour la première fois tu as laissé tomber tes yeux sur moi ? Et il n’est pas difficile de s’habituer à être comblé. Mais toi, sans compter tout le reste, tu as été arrachée à Klamm ; je ne puis comprendre toute l’importance de cette séparation, mais petit à petit j’en ai tout de même acquis une vague idée ; on titube, on ne se retrouve pas, et, bien que toujours prêt à te faire accueil, je n’ai pas toujours été là, et quand j’étais là tu restais souvent captive de tes rêveries, ou de forces plus vivantes, comme l’hôtelière du Pont… bref il y avait des moments où tu ne songeais plus à moi, où tu aspirais, pauvre enfant, à je ne sais quoi d’indéfini, et il suffisait qu’alors, dans ces entractes de l’amour, on plaçât devant tes regards certaines personnes bien choisies, tu étais perdue, tu allais à elles, tu succombais à l’illusion qui te présentait ces instants fugitifs, ces fantômes, ces vieux souvenirs, toute cette vie, passée au fond, et qui s’effaçait de plus en plus, comme ta vraie vie du moment, celle qui continuait encore. Une erreur, Frieda ; le dernier obstacle, méprisable à bien voir, qui s’opposât encore à notre union définitive. Reviens à toi, ressaisis-toi ; si tu as cru que les aides sont envoyés par Klamm – ce qui est faux, ils viennent de Galater, – et s’ils ont su t’envoûter à l’aide de cette illusion au point que tu aies cru trouver quelque trace de Klamm jusque dans leur saleté et leur lubricité, comme quelqu’un croit voir dans un fumier la perle fine qu’il a perdue, alors qu’en réalité il ne pourrait l’y trouver même si elle y était, il ne s’agissait cependant que de garçons du genre des valets de l’écurie, à ceci près qu’ils n’ont pas la même santé, qu’un peu d’air frais les met sur le flanc et les jette sur le lit, un lit d’ailleurs qu’ils s’entendent à choisir avec une ruse de laquais.

Frieda avait appuyé sa tête sur l’épaule de K. ; ils allaient et venaient enlacés dans le couloir.

– Ah ! dit alors Frieda lentement, calmement, presque avec bien-être, comme si elle avait su qu’il ne lui serait jamais donné qu’un bref délai de repos contre l’épaule de K., mais qu’elle voulût en tirer tout le parti possible, ah ! si nous étions partis tout de suite la première nuit, nous serions à l’abri quelque part, tous les deux, toujours ensemble, et ta main assez près pour que je puisse la saisir. Que j’ai besoin d’être près de toi ! Comme je me sens abandonnée, depuis que je te connais, quand tu n’es pas près de moi ! Ta présence, c’est, crois-moi, le seul rêve que je rêve. Et nul autre.

On entendit alors appeler dans le couloir ; c’était Jérémie ; il se tenait sur la première marche du petit escalier ; il était en chemise mais s’était enveloppé dans un châle de Frieda. À le voir ainsi les cheveux en broussaille, sa mince barbe comme ravagée par la pluie, les yeux suppliants et agrandis comme pour un reproche, ses joues brunes rougies de fièvre mais faites d’une chair trop molle, ses jambes nues agitées de frissons qui faisaient trembler les longues franges du châle, on l’eût pris pour un malade échappé de l’hôpital qu’on ne pouvait songer qu’à réexpédier au lit. Ce fut ce que fit immédiatement Frieda, elle s’arracha à K. et vola vers Jérémie. La présence de Frieda, le soin avec lequel elle resserra le châle, la hâte qu’elle mit à faire rentrer l’aide dans sa chambre semblèrent lui donner des forces ; il n’eut l’air de reconnaître K. qu’en cet instant.

– Ah ! Monsieur l’Arpenteur, dit-il en caressant la joue de Frieda, pour amadouer la jeune fille qui ne voulait pas laisser une conversation se nouer en ce moment, pardonnez-moi de vous déranger. Je ne vais pas bien du tout, c’est tout de même une excuse ! Je crois que j’ai la fièvre. J’aurais besoin d’un thé qui me fasse transpirer. Cette maudite grille de l’école ne se laissera pas oublier de longtemps ; et là-dessus avec un refroidissement, il m’a encore fallu courir en pleine nuit. On sacrifie sa santé, sans s’en rendre compte sur le moment, à des choses qui n’en valent vraiment pas la peine. Mais ne vous dérangez pas pour moi, Monsieur l’Arpenteur ; venez à la chambre, chez nous, faites une visite à votre malade et dites à Frieda ce qu’il vous reste à lui dire. Quand deux personnes habituées l’une à l’autre se séparent, elles ont naturellement à se dire au dernier moment une foule de choses auxquelles un tiers ne comprend rien, surtout s’il est au lit en train d’attendre un thé. Entrez, entrez, je ne dirai rien.

– Assez, assez, dit Frieda en le tirant par le bras. Il délire, il ne sait ce qu’il dit. Mais toi, K., ne viens pas, je t’en prie. C’est ma chambre aussi bien que celle de Jérémie, ou plutôt c’est la mienne tout court, je te défends de nous suivre. Ah ! K…, tu me poursuis ! Pourquoi me poursuis-tu ? Jamais, jamais je ne te reviendrai, je frémis à la seule idée d’un tel retour. Va retrouver tes petites : elles s’asseyent en chemise à tes côtés sur la banquette du poêle, à ce qu’on m’a raconté, et quand quelqu’un vient te chercher elles l’accueillent en rugissant. Tu es sans doute chez toi là-bas, pour que cette maison t’attire ainsi. Je t’en ai toujours écarté, avec peu de succès, il est vrai, mais enfin je t’en écartais, maintenant c’est fini, tu es libre. Une belle existence t’attend : tu seras peut-être obligé de te battre un peu avec les domestiques pour l’une d’elles, mais l’autre, il n’est personne au ciel ni sur terre qui puisse te la disputer. Votre union est bénie d’avance. Ne m’objecte rien ; je sais : tu t’entends à tout réfuter, pourtant au bout du compte, tu ne réfutes rien. Imagine ça, Jérémie, il a tout réfuté.

Frieda et Jérémie s’adressèrent des sourires, des hochements de tête et des signes d’intelligence.

– Mais, poursuivit Frieda, en admettant même qu’il ait tout réfuté, à quoi est-il arrivé ? En quoi cela m’inquiète-t-il ? La façon dont les choses se passent chez ces filles le regarde, et elles aussi, c’est leur affaire et non la mienne. La mienne est de te soigner jusqu’à ce que tu guérisses et que tu recouvres la santé que tu avais avant que K. ne te tourmentât pour moi.

– Vous ne venez donc vraiment pas, Monsieur l’Arpenteur ? demanda Jérémie, mais Frieda, sans se retourner une seule fois vers K., l’entraîna définitivement. On voyait en bas une petite porte, encore plus basse que celle du couloir ; Jérémie dut se pencher, et Frieda elle-même se baissa ; derrière cette porte il semblait faire clair et chaud. On entendit encore quelques chuchotements, Frieda devait exhorter affectueusement Jérémie à se coucher, puis la porte se referma.

K. fut alors frappé du silence qui s’était mis à régner dans le couloir, non seulement dans la partie où il avait rencontré Frieda et qui semblait desservir le restaurant, mais encore dans le long passage sur lequel, un instant plus tôt, donnaient des chambres si vivantes. Les Messieurs avaient donc fini par s’endormir. K. lui aussi se sentait très fatigué, et peut-être cette fatigue l’avait-elle empêché de se défendre contre Jérémie aussi bien qu’il aurait dû le faire. Peut-être eût-il été plus sage de régler sa conduite sur celle de Jérémie, qui exagérait visiblement son refroidissement – son lamentable état ne venait pas de ce bobo, c’était une tare congénitale que nulle tisane n’était capable de guérir –, peut-être eût-il été plus sage de copier entièrement Jérémie, de faire étalage d’une grande fatigue (puisque aussi bien elle n’était pas jouée), de tomber sur place et de s’étendre dans le couloir, ce qui ne pouvait qu’être bienfaisant de dormir un moment et se faire dorloter. Mais le résultat aurait été bien moins brillant que pour Jérémie, qui aurait certainement triomphé dans ce concours du meilleur chantage à la pitié, comme probablement en tout autre. K. se sentait si déprimé qu’il se demanda s’il ne pourrait pas essayer de pénétrer dans une des chambres – il devait y en avoir de vides – et de dormir son soûl dans un lit. Cela le dédommagerait de bien des choses. Il avait même un coup à boire avant le sommeil à sa portée. Sur le plateau que Frieda avait laissé à terre se trouvait un carafon de rhum. K., bravant son extrême fatigue, revint sur ses pas et le vida. Il se sentit alors assez fort pour se présenter à Erlanger. Il chercha donc la porte de sa chambre, mais, le domestique n’étant plus là, ni Erlanger, et toutes les portes se ressemblant à s’y méprendre, il ne parvint pas à la trouver. Il se rappelait pourtant vaguement l’endroit sur lequel elle donnait et décida d’ouvrir une porte qui répondait à son souvenir. La tentative n’était pas, au fond, tellement risquée : si c’était la chambre d’Erlanger, il serait reçu sans difficulté ; si c’était la chambre d’un autre, il trouverait bien le moyen de s’excuser et de partir, et si le monsieur dormait, ce qui était le plus vraisemblable, son intrusion passerait entièrement inaperçue. Les choses ne se gâteraient que si la chambre était vide : K. ne saurait jamais résister à la folle tentation de s’étendre et de dormir indéfiniment. Il regarda encore une fois à droite et à gauche, pour voir si quelqu’un ne passerait pas qui pourrait lui donner le renseignement utile et le dispenser do son équipée, mais le long couloir n’était que vide et silence. Il colla l’oreille à la porte : personne. Il frappa si doucement, que le coup n’aurait pu réveiller un dormeur, puis, rien ne se produisant, ouvrit, avec les plus grandes précautions. Cette fois, un léger cri accueillit son entrée.

Il se trouvait dans une chambre étroite emplie plus qu’à moitié par un énorme lit. Sur une petite table de nuit brillait une lampe électrique qui éclairait un sac de voyage. Dans le lit, mais entièrement caché, la couverture rabattue sur la tête, quelqu’un s’agita houleusement et murmura par un étroit espace entre le drap et la couverture : « Qui est là ? » K. ne pouvait plus partir sans autre forme de procès ; il contempla avec mécontentement ce lit plantureux, mais hélas habité, puis il se rappela la question et déclina son identité. Cela parut faire bon effet, car le monsieur découvrit un petit coin de son visage, tout en restant prêt à retourner immédiatement au fond de ses draps si quelque chose semblait menacer au-dehors. Après quoi, il s’assit d’un coup sans hésiter en rabattant la couverture. Ce n’était sûrement pas Erlanger ; mais un petit homme, qui avait l’air d’un monsieur bien, et dont le visage présentait une sorte de contradiction, du fait que les yeux étaient d’une gaieté enfantine et les joues d’une puérile rondeur, alors que le haut front, le nez pointu, la bouche mince et le menton qui fuyait au point de s’évaporer, loin d’accuser l’ingénuité, trahissaient au contraire une pensée supérieure ; c’était le plaisir qu’elle provoquait, le contentement de soi, qui avaient conservé à ce visage un reste de saine puérilité.

– Connaissez-vous Frédéric ? lui demanda le monsieur.

K. répondit que non.

– Mais lui, il vous connaît, dit le monsieur en souriant.

K. ne put qu’incliner la tête ; des gens qui le connaissaient, on en trouvait partout ; c’était même son pire handicap.

– Je suis son secrétaire, dit le monsieur. Je m’appelle Bürgel.

– Excusez-moi, dit K. en avançant la main vers la poignée de la porte, j’ai pris votre chambre pour une autre ; je suis en effet convoqué par le secrétaire Erlanger.

– Quel dommage ? dit Bürgel, je veux dire : quel dommage que vous vous soyez trompé de porte, et non qu’on vous convoque ailleurs : une fois réveillé, je ne peux plus me rendormir. Il ne faut pas que cela vous affecte, c’est un petit malheur personnel. Pourquoi aussi, n’est-ce pas, ne peut-on fermer ces portes ? Il doit bien y avoir une raison. Un vieux proverbe dit que les portes des secrétaires doivent être constamment ouvertes. Il est vrai qu’il ne faut pas non plus l’interpréter trop textuellement.

Bürgel regardait K. d’un air gai en même temps qu’interrogateur ; malgré ce qu’il avait dit de ses fâcheuses insomnies, il semblait parfaitement reposé ; il n’avait jamais dû connaître de fatigue aussi affreuse que celle dont K. souffrait en ce moment.

– Où allez-vous donc passer maintenant ? demanda-t-il. Il est quatre heures. Il faudrait réveiller tous ceux que vous iriez voir. Tout le monde n’est pas si bien fait aux dérangements, tout le monde ne les prendrait pas avec la même patience, les secrétaires sont gent nerveuse. Restez donc ici un moment. À l’hôtel on commence à se lever vers cinq heures. Ce sera le meilleur moment pour vous de répondre à votre invitation. Laissez donc enfin, je vous en prie, cette poignée de porte et asseyez-vous quelque part ; l’espace est peut-être un peu restreint, le mieux sera de prendre place sur le bord de mon lit. Vous êtes surpris que je n’aie ici ni chaise ni table ? C’est que j’avais le choix entre une installation complète avec un tout petit lit d’hôtel et ce grand lit sans autre chose, à l’exception de la table à toilette. J’ai choisi le grand lit ; dans une chambre à coucher c’est tout de même l’essentiel ! Heureux qui peut s’étendre et dormir d’un bon somme. Pour un véritable dormeur, ce lit doit être délicieux. Il me soulage moi-même, moi qui ne puis pas dormir bien que souffrant d’une constante fatigue ; j’y passe une grande partie du jour, j’y fais toute ma correspondance, c’est là aussi que j’interroge les parties. Tout se passe très bien. Les parties ne peuvent pas s’asseoir, mais elles s’en consolent facilement, il est d’ailleurs plus agréable pour elles de rester debout devant un secrétaire qui se sent bien que d’être assises commodément devant un secrétaire qui les houspille. Je n’ai à donner que cette place sur le bord de mon lit ; mais ce n’est pas une place officielle, elle ne sert qu’aux entretiens nocturnes. Vous ne dites rien, Monsieur l’Arpenteur ?

– Je suis très fatigué, dit K., qui sur l’invitation de Bürgel, s’était immédiatement installé sur le lit et appuyé contre un montant de la façon la plus grossière.

– Bien naturel, dit Bürgel en souriant ; ici tout le monde est accablé de fatigue. Si vous saviez le travail que j’ai dû abattre hier et celui que j’ai déjà fait ce matin ! Il est complètement impossible que je me rendorme maintenant, mais si cette chose, la plus archi-invraisemblable, se produisait pendant que vous seriez encore là, ne faites pas de bruit et n’ouvrez pas la porte. Ne craignez rien, je ne dormirai certainement pas ou, en mettant les choses au mieux, quelques minutes. Ce qui arrive, probablement, parce que je passe ma vie à recevoir les parties, c’est que je dors tout de même beaucoup plus facilement lorsque je suis en compagnie.

– Ne vous gênez pas, je vous en prie, Monsieur le Secrétaire, dit K., heureux de la perspective, j’en ferai autant si vous permettez.

– Non, non, dit Bürgel en riant, je ne peux pas dormir sur commande ; malheureusement, je n’en trouve l’occasion qu’au fil de la conversation. C’est encore elle qui m’endort le mieux. Notre travail, en effet, éprouve beaucoup les nerfs. Prenez mon cas : je suis secrétaire de liaison. Vous ne savez pas ce que c’est ? Eh bien, c’est moi qui constitue le lien le plus fort – et il se frottait vivement les mains avec une joie involontaire – entre Frédéric et le village, je fais la liaison entre ses secrétaires du Château et ses secrétaires du Village, où je réside le plus souvent, mais pas toujours ; je dois me tenir prêt à aller au Château à tout instant. Voyez plutôt mon sac de voyage ; quelle vie ! Je ne la conseille pas à tous. Il est vrai, d’autre part, que je ne pourrais plus me passer de ce genre de travail, tout autre me paraîtrait fade. Et où en est l’arpentage ?

– Je ne l’exerce pas, dit K., je n’ai pas de poste d’arpenteur.

Son esprit n’était pas à la conversation ; il ne brûlait que de voir son homme tomber de sommeil, encore était-ce uniquement par un certain esprit de devoir envers lui-même ; il pensait au fond que le moment où Bürgel se mettrait à dormir restait encore infiniment lointain.

– Voilà qui est étonnant ! dit Bürgel, sursautant, et il tira un petit carnet, qui se trouvait sous la couverture, afin d’y noter quelque chose. Vous êtes donc arpenteur sans travail d’arpentage.

K. opina machinalement du chef ; il avait étendu le bras gauche sur le montant du lit de Bürgel et reposé la tête dessus, après avoir essayé de cent façons la position la plus commode, et c’était celle-là la meilleure ; il pouvait désormais prêter un peu plus d’attention à ce qui lui était dit.

– Je suis prêt, continua Bürgel, à poursuivre l’étude de ce cas. Les choses ne sont pas telles, ici, que nous puissions laisser sans emploi une compétence professionnelle. Cette situation doit être blessante aussi pour vous. N’en souffrez-vous pas ?

– Si, j’en souffre, dit K. en souriant à part lui, car à ce moment il n’en souffrait pas le moins du monde, et la proposition de Bürgel ne lui faisait pas grosse impression : elle relevait du dilettantisme.

Sans connaître les circonstances de la convocation de K., ni les difficultés qu’il avait rencontrées au Château et à la commune, les complications qui étaient nées ou s’étaient annoncées au cours de son séjour, sans rien savoir de tout cela, pis, sans montrer, comme on était en droit de l’attendre normalement d’un monsieur qui était Secrétaire, qu’il en eût la moindre lueur, il proposait d’improviser le règlement de l’affaire en haut lieu par la vertu de sa petite baguette, avec l’aide de son petit carnet.

– Vous semblez avoir eu déjà des déceptions, dit Bürgel, révélant par là, tout de même, quelque psychologie.

K. s’efforçait d’ailleurs, depuis qu’il était entré, de ne pas le sous-estimer, mais il lui était bien difficile, dans son état, de juger justement quoi que ce fût qui ne fût pas sa propre fatigue.

– Non, ajouta Bürgel, comme s’il voulait répondre à une objection de K. en lui épargnant aimablement d’exprimer lui-même sa pensée. Les déceptions ne doivent pas vous rebuter. Bien des choses semblent faites ici pour effrayer, et le nouveau venu voit les obstacles insurmontables. Je n’approfondis pas la question, il est possible que l’apparence réponde à la réalité ; je n’ai pas, dans ma situation, le recul qui permet d’en juger, mais vous avez intérêt à noter qu’il se crée parfois des situations particulières, presque en contradiction avec la conjoncture, des occasions qui peuvent permettre d’obtenir d’un mot, d’un regard, d’un simple geste de confiance, plus que n’obtiendrait une vie d’efforts désespérés. Oui, c’est ainsi. Évidemment, ces occasions s’accordent tout de même en ceci avec la conjoncture générale du moment, qu’elles ne sont jamais exploitées. Mais pourquoi ne le sont-elles pas ? C’est bien là ce que je demande toujours.

K. ne connaissait pas de réponse à cette question. Il voyait bien que ce que lui disait Bürgel devait le concerner étroitement, mais il éprouvait sur le moment une répulsion profonde pour tout ce qui le concernait ; il inclina un peu la tête sur le côté comme pour montrer qu’il laissait la voie libre à toutes les questions de Bürgel et qu’elles ne pouvaient plus le toucher.

– Les secrétaires, poursuivit Bürgel en s’étirant et en bâillant d’une manière qui contrastait de façon déconcertante avec le sérieux de ses paroles, les secrétaires ne cessent de se plaindre d’être obligés d’opérer de nuit pour la plupart des interrogatoires. Mais pourquoi donc s’en plaignent-ils ? Parce que ces séances les épuisent ? Parce qu’ils préféreraient consacrer la nuit au sommeil ? Non, là n’est pas leur objection, certainement pas. Il y a évidemment parmi les secrétaires, comme partout, des gens zélés et d’autres moins ; mais nul ne se plaint de surmenage Surtout en public. Ce n’est pas notre genre. Tout simplement. Nous ne faisons aucune différence entre le temps, le temps tout court, et le temps du travail. Ces distinctions nous sont étrangères. Que peuvent donc avoir les secrétaires contre l’interrogatoire de nuit ? Il témoignerait d’un manque d’égards pour les parties ? Non, croyez-moi, il ne s’agit pas de cela non plus. Les secrétaires sont sans égards pour les parties, tout au moins n’en ont-ils pas plus que pour eux-mêmes ; pas moins non plus. Ce manque d’égards n’est que la stricte conséquence de l’observation des règlements, c’est-à-dire le plus haut égard que puissent se souhaiter les parties. L’opinion le reconnaît d’une façon générale, bien que cet assentiment échappe à l’examen de l’observateur superficiel ; les interrogatoires de nuit sont même ceux que les parties préfèrent, on ne reçoit pas de plainte de principe contre l’interrogatoire de nuit. D’où provient donc cette répugnance des secrétaires à leur endroit ?

K. ne savait pas cela non plus ; il savait d’ailleurs très peu de choses, il ne distinguait même pas entre les demandes que Bürgel faisait pour avoir une réponse et celles qui n’étaient qu’une fiction. « Si tu me laisses coucher dans ton lit, pensait-il à part soi, je te donnerai demain à midi toutes les réponses que tu voudras ; ou le soir si tu préfères ; ce sera même encore mieux. » Mais Bürgel ne semblait pas lui prêter attention, il était trop occupé de la question qu’il s’était posée à lui-même.

– Autant que je me rende compte et autant que j’aie appris, voici ce que les secrétaires objectent à l’interrogatoire de nuit : la nuit se prête plus mal aux débats parce qu’il est difficile, la nuit, ou même carrément impossible, de leur garder le caractère officiel. Cela ne tient pas à des formes, les formes peuvent être observées tout aussi bien la nuit que le jour. Là n’est pas la question. Mais le jugement officiel est influencé par la nuit. Elle pousse à juger des choses d’un point de vue en quelque sorte plus privé ; les allégations des parties prennent plus de poids qu’il ne leur en revient légitimement, le jugement se mêle de considérations déplacées sur ce que peuvent être, en général, la situation, les peines, les soucis des parties ; la barrière nécessaire entre eux et les fonctionnaires se trouve abaissée, encore qu’elle puisse paraître intacte, et là où ne s’opéraient avant, comme il se doit, que des échanges de questions et de réponses, semble s’opérer maintenant un échange de personnes : quelle indécence ! Voilà du moins l’explication que donnent les secrétaires, des gens qui sont doués de par leur profession d’un sentiment extraordinaire de ces choses. Eux-mêmes, d’ailleurs – c’est un sujet que nous abordons assez souvent entre confrères – eux-mêmes remarquent peu ces influences néfastes au cours des interrogatoires ; au contraire, s’efforçant tout de suite de les combattre, ils s’imaginent faire des merveilles. Mais, quand on lit leurs procès-verbaux, on s’étonne des faiblesses qui s’y étalent au grand jour. Et ce sont là des fautes – accompagnées chaque fois d’un gain à demi injustifié pour les parties –, qui ne peuvent plus être réparées, du moins selon nos règlements, par le processus ordinaire, la voie rapide. Le Service de Contrôle, un jour, rectifiera certainement ces erreurs, mais cela ne servira que le droit sans nuire aucunement aux parties. Les plaintes des secrétaires, dans de telles conditions, ne sont-elles pas pleinement justifiées ?

K. fut tiré par cette question du demi-sommeil où il baignait depuis un instant. « Pourquoi tout cela ? Pourquoi tout cela ? » se demandait-il en regardant Bürgel d’un regard qui filtrait avec difficulté entre ses paupières à demi fermées, non comme un fonctionnaire discutant avec lui de questions hautement délicates, mais comme un vague objet qui l’empêchait de dormir, et à quoi il n’eût pu découvrir d’autre usage. Mais Bürgel, lui, tout à son raisonnement, sourit comme s’il venait de réussir à plonger K. dans l’embarras. Il se montra prêt à le replacer immédiatement sur la bonne voie.

– Certes, dit-il, on ne saurait déclarer sans plus ces plaintes entièrement justifiées. Les interrogatoires de nuit ne sont sans doute nulle part expressément prescrits, on n’enfreint donc nul règlement en cherchant à les éviter, mais les circonstances, l’excès de travail, le genre d’occupations des secrétaires au Château, leur rare disponibilité, la clause qui demande que l’interrogatoire n’ait lieu qu’une fois fini le reste de l’instruction mais, d’autre part, l’exige immédiatement après, tout cela, et bien d’autres choses, a fait quand même des interrogatoires de nuit une nécessité indispensable. Mais s’ils sont devenus une nécessité, c’est aussi, tout au moins de façon indirecte, par un effet du règlement, et dénigrer leur caractère, ce serait presque, naturellement j’y mets quelque exagération – c’est l’emploi de cette figure qui autorise mes termes –, ce serait même dénigrer le règlement.

« En revanche, il peut être permis aux fonctionnaires de se préserver tant bien que mal, dans le cadre des instructions, des inconvénients qui résultent, peut-être en apparence seulement, des interrogatoires nocturnes. Et c’est ce qu’ils font, et même dans la plus grande mesure. Ils ne laissent présenter que les causes, dont il y a le moins à redouter à tous égards, ils s’examinent minutieusement avant le débat, et, si le résultat de cet examen l’exige, décommandent tout, même au dernier moment, se fortifient en convoquant jusqu’à dix fois un justiciable avant de l’interroger vraiment, se font représenter par un collègue incompétent, par conséquent beaucoup plus libre de jugement, dans les cas qui les préoccupent, fixent du moins le moment des débats soit au début, soit à la fin de la nuit, en faisant abstraction des heures intermédiaires, etc., d’un mot, ils prennent mille précautions ; ah ! on ne les approche pas facilement, les secrétaires ! leur capacité de résistance est presque aussi extraordinaire que leur vulnérabilité. »

K. dormait ; ce n’était pas d’un sommeil véritable ; il entendait les discours de Bürgel peut-être plus nettement qu’éveillé, dans l’accablement de la fatigue ; il distinguait chaque mot, mais du fond d’une âme inconsciente, adieu son importune conscience, il se sentait parfaitement libre, Bürgel ne le retenait plus, le sommeil avait fait son œuvre, s’il n’était pas au fond du gouffre il était déjà submergé. Nul ne devait plus pouvoir lui arracher cette conquête. Il lui semblait qu’il venait de remporter un triomphe et que déjà toute une société se trouvait là pour le célébrer ; il levait son verre de champagne en l’honneur de cette victoire (si ce n’était lui, c’était un autre, peu importe) ; et, pour que tout le monde sût bien de quoi il s’agissait, on recommençait le combat ; et la victoire avec ; ou, pour mieux dire, on le livrait à neuf, et on l’avait déjà fêté, et on ne cessait pas de le fêter parce que l’issue, par un heureux hasard, en était connue à l’avance. Au cours de ces hostilités, K. serrait de près un secrétaire nu qui ressemblait à la statue de quelque dieu grec. C’était une chose des plus comiques, et K. souriait doucement à travers son sommeil, en voyant sursauter le malheureux secrétaire chaque fois qu’il fonçait sur lui, dérangeant sa fière attitude et l’obligeant à la parade, où il arrivait toujours trop tard, son poing fermé, son bras sculpturalement brandi. Le combat ne dura pas longtemps ; pas à pas, et c’étaient de grands pas, K. gagnait du terrain. Était-ce même un combat ? Nul obstacle sérieux ne retardait cette avance, si ce n’est, de loin en loin, une sorte de pépiement : ce dieu grec pépiait comme une fillette que l’on chatouille. Puis, en fin de compte, il disparut ; K. se trouva seul dans un grand espace vide ; il se retourna, prêt au combat, pour apercevoir l’adversaire, mais ne vit personne ; le guerrier s’était éclipsé, la société l’avait suivi, il ne restait que le verre de champagne brisé. K. le piétina. Mais les morceaux piquaient, il se réveilla en sursaut, avec une espèce de nausée, comme un bébé qu’on arrache au sommeil. Un reste de rêve lui fit penser, à l’aspect de Bürgel, qui avait la poitrine nue : « Le voilà ton dieu grec ! Allez, sors-le du lit ! »

– Il y a pourtant, disait Bürgel, en regardant pensivement le plafond comme s’il cherchait dans sa mémoire des exemples qui ne venaient pas, il y a quand même pour les parties, malgré toutes les mesures de précaution, une possibilité d’exploiter à leur profit cette faiblesse nocturne des secrétaires – en admettant que faiblesse il y ait. Possibilité, il est vrai, extrêmement rare, ou, pour mieux dire, qui ne se produit presque jamais. Elle consiste, pour la partie, à se présenter à l’improviste au milieu de la nuit. Vous vous étonnez peut-être qu’un procédé si facile à imaginer soit utilisé si rarement. C’est qu’en effet vous ignorez encore nos us. Vous auriez quand même pu déjà être frappé par le fait que notre organisation ne souffre d’aucune espèce de faille. Il résulte de cette perfection que quiconque a une requête à présenter ou doit, pour toute autre raison, être interrogé sur une chose, reçoit une citation, dans les trois quarts des cas, avant même qu’il ait pu voir clair dans son affaire, mieux, avant même qu’il en ait eu vent. On ne l’interroge pas encore, l’affaire, généralement, n’étant pas assez mûre, mais il a reçu sa citation, il ne peut plus venir à l’improviste ; il ne peut plus, tout au plus, que venir à contretemps, et alors on se contente de lui faire remarquer la date et l’heure de la citation, et, quand il se présente ensuite au bon moment, on le renvoie en règle générale, cela ne fait plus de difficulté. La citation remise entre les mains de la partie et l’inscription dans les dossiers, voilà pour le secrétaire deux armes défensives qui ne sont pas toujours suffisantes mais qui ont tout de même leur efficacité. Mais, à vrai dire, pour le seul secrétaire compétent. Libre aux parties de surprendre les autres et de s’adresser à eux la nuit. Nul n’y songe, cependant, ce serait dénué de tout sens. Et d’abord parce que ce procédé irriterait beaucoup le secrétaire compétent ; nous ne nous jalousons certainement pas le travail, chacun de nous en a une charge bien trop forte qu’on lui impose sans nulle mesquinerie, mais en face des parties nous ne devons tolérer aucune confusion de compétence. Maint plaignant a déjà perdu pour s’être glissé dans une filière incompétente parce qu’il désespérait d’avancer dans la bonne. Les tentatives de ce genre ne peuvent d’ailleurs qu’échouer du fait qu’un secrétaire incompétent, même si on le surprend de nuit et qu’il veuille se rendre utile, ne peut, en raison même de cette incompétence, guère mieux intervenir qu’un avocat quelconque, et le peut même au fond beaucoup moins, car – même s’il pouvait, quoi que ce fût dans des conditions différentes, versé qu’il est plus que toute la gent avocassière dans les voies secrètes du droit – il lui manque tout simplement le temps de s’occuper de questions où il est incompétent, il n’a pas une minute à perdre à leur étude. Qui voudrait, dans de telles conditions, passer ses nuits à s’adresser à des secrétaires incompétents ? D’autant plus que les parties aussi sont pleinement occupées si elles veulent faire métier de répondre, en plus du leur, à toutes les citations et à tous les appels des autorités compétentes ; « pleinement occupées », bien sûr, au sens qu’elles donnent, elles, parties, à ces mots, et qui n’est pas le même, de bien loin, que celui que lui donnent les secrétaires.

K. hocha la tête en souriant, il pensait maintenant tout comprendre ; ce n’était pas qu’il s’en souciât, mais espérait s’endormir vite, sans rêve, cette fois, ni dérangement ; entre les secrétaires compétents, d’une part, et les incompétents, de l’autre, et face à la foule des parties plus ou moins pleinement occupées, il sombrerait dans un profond sommeil et échapperait ainsi à tout. Il s’était si bien habitué au débit satisfait de Bürgel, qui travaillait inutilement à s’endormir lui-même en parlant à voix basse, que ses discours favoriseraient plutôt son somme. « Va toujours, moulin, pensait-il, tourne, tictaque, tu ne tictaques que pour moi. »

– Où se trouve donc, disait Bürgel, en promenant deux doigts sur sa lèvre inférieure, le cou tendu et les yeux agrandis, comme s’il approchait d’un point de vue ravissant au bout d’une course pénible, où se trouve donc la possibilité susdite, si rare qu’en fait elle ne se produit jamais ? Elle se trouve dans les instructions qui concernent la compétence ; c’est là qu’est la clef du mystère. On ne saurait en effet se contenter pour chaque chose d’un seul secrétaire compétent ; il n’en est pas ainsi ; il ne peut en être ainsi dans un grand organisme, dans un organisme vivant. Ce qui se passe, en fait, c’est que l’un des secrétaires a la compétence principale, et un grand nombre d’autres de moindres compétences, fragmentaires et spécialisées. Qui serait de force à rassembler tout seul, sur son bureau, fût-il un monstre de travail, ce qui concerne le moindre fait avec toutes ses implications ? J’en ai trop dit en vous parlant de la compétence principale. La plus petite compétence en effet, ne contient-elle pas déjà la grande ? Ce qui décide, n’est-ce pas la passion avec laquelle on se saisit d’une affaire ? Et cette passion n’est-elle pas présente aussi bien ici que là, égale partout, dans toute sa force ? Il peut y avoir des différences entre les secrétaires ; en tout, il en est d’innombrables, il n’en est pas dans la passion ; aucun ne pourra jamais se retenir, quand il y sera invité, de s’occuper d’un cas dans lequel il n’aura que la moindre compétence. Extérieurement, bien sûr, il faut organiser en règle une possibilité de débat, c’est pourquoi chacune des parties se voit assigné un secrétaire déterminé auquel elle doit s’en tenir de façon officielle. Mais ce n’est pas nécessairement le plus compétent en l’occurrence, c’est l’organisation qui décide de son choix suivant les besoins du moment. Voilà les faits. Et maintenant, Monsieur l’Arpenteur, évaluez les chances qu’une partie peut avoir de surprendre au milieu de la nuit, par le concours d’on ne sait quelles circonstances, malgré les obstacles susdits, fort suffisants en général, un secrétaire tant soit peu compétent dans son cas. Vous n’avez pas encore pensé à une telle possibilité ? Je vous en crois volontiers. Vous avez eu raison, car il n’y a pas lieu d’y songer, elle ne s’offre presque jamais. Quel est le grain, j’entends le grain fait sur mesure, assez étrangement minuscule, assez adroit, assez glissant pour passer à travers les trous de notre insurpassable tamis ? Il n’en est pas. Je vous donne raison, il n’en est pas. Et pourtant une nuit – tout arrive, il ne faut jurer de rien –, c’est une chose qui se produit. Je ne vois, à vrai dire, parmi mes connaissances, personne à qui ce soit arrivé, mais cela ne prouverait pas grand-chose ; mes connaissances sont en nombre restreint par rapport à la foule dont il faudrait tenir compte, et il n’est pas du tout prouvé qu’un secrétaire oserait avouer une aventure de cette espèce, si elle lui était advenue : ce serait une affaire personnelle qui effaroucherait la pudeur officielle. Mon expérience prouve peut-être pourtant qu’il s’agirait d’une chose si rare et si peu confirmée, qui relèverait à tel point du seul domaine de l’ouï-dire, qu’il serait très exagéré de la redouter. Si elle devait, par impossible, se produire, on pourrait, il y a lieu de le croire, lui retirer toute espèce de venin en lui prouvant, ce qui serait facile, qu’il n’y a pas place pour elle dans la réalité. En tout cas il serait maladif de se cacher la tête sous les draps à cause d’elle et de ne plus oser regarder au-dehors. Mais, supposé que cette parfaite invraisemblance se fasse un jour réalité, tout serait-il perdu ? Au contraire. La véritable perfection de l’invraisemblance, ce serait que tout fût perdu. Évidemment, quand une partie est dans la chambre, c’est déjà bien loin d’être drôle. On se sent le cœur oppressé. « Combien de temps pourras-tu résister ? » se demande-t-on. Mais on sait bien qu’on ne résistera pas. Il faut seulement se représenter exactement la situation. La partie, qu’on n’a jamais vue, et qu’on n’a pas cessé d’attendre, d’attendre fiévreusement, se tient là, cette partie qu’on n’aurait jamais cru, et à bon droit, pouvoir toucher. Elle vous invite déjà par sa muette présence à pénétrer dans sa pauvre vie, à vous y installer comme chez vous, et à y compatir à ses vaines doléances. Quelle tentation, dans le silence de la nuit ! Dès qu’on y cède, on a cessé d’être un personnage officiel. Il devient vite impossible de repousser une demande. Au pied de la lettre, on est désespéré ; et, encore plus au pied de la lettre, très heureux. Désespéré, car on est assis là, complètement désarmé, à attendre une demande dont on sait à l’avance qu’on sera forcé d’y satisfaire, même si elle doit, du moins autant qu’on en puisse juger, bouleverser l’organisation (c’est la pire chose qui nous puisse arriver) ; désespéré surtout – abstraction faite du reste – parce qu’on se confère aussi par là, pour un instant, de son propre chef, un avancement hiérarchique inouï. Notre grade ne nous autorise pas à satisfaire à des demandes du genre de celles dont il s’agit dans ces cas-là, mais la présence de cette partie nocturne fait croître en quelque sorte nos pouvoirs officiels, nous promettons des choses qui ne sont pas de notre ressort, pis même, nous promettons de tenir nos promesses. La partie nous arrache, la nuit, comme le brigand au coin du bois, des sacrifices dont nous ne serions jamais capables à l’ordinaire : soit, il en va ainsi tant que le plaignant est là, tant que sa présence nous fortifie, nous contraint, nous excite ; que se passera-t-il quand il sera parti, repu, et inconscient, nous laissant seuls et sans défense en face de notre abus de pouvoir ? Je n’ose y penser. Et cependant nous sommes heureux. Ah ! que le bonheur peut ressembler au suicide ! Nous pourrions nous astreindre à cacher aux parties la véritable situation, elles ne s’aperçoivent de rien par elles-mêmes, elles croient seulement s’être trompées de porte pour des raisons aussi fortuites que négligeables, par épuisement, par déception, par l’indifférence qui en résulte ; elles sont là, elles ne se doutent de rien, elles pensent, si toutefois elles pensent, à leur erreur ou à leur épuisement. Ne pourrait-on les abandonner à leur inconscience ? Non, le bonheur est trop loquace, il faut qu’on leur dise tout ; qu’on leur montre dans le détail, sans s’épargner en rien, car c’est plus fort que soi, ce qui est arrivé, pourquoi, et combien l’occasion était à la fois grande et rare, extraordinairement grande et singulièrement rare, qu’on leur montre comment elles s’y sont laissé prendre dans leur impuissance de parties, impuissance dont nulle créature ne saurait se montrer capable à leur égal, mais comment elles peuvent maintenant, si elles veulent, Monsieur l’Arpenteur, reprendre en main la situation, rien qu’en produisant leur requête, de façon ou d’autre il n’importe, car une heureuse solution les attend, que dis-je, elle leur tend les bras ; il faut leur montrer tout cela ; c’est ce qu’on appelle l’heure difficile du fonctionnaire. Mais une fois qu’on a fait la chose, alors, Monsieur l’Arpenteur, l’essentiel est réglé ; il faut s’en contenter et attendre.

K. sommeillait, imperméable à tout ce qui pouvait arriver. Posée d’abord sur son bras gauche, qui suivait le montant du lit, sa tête avait glissé, elle penchait sans soutien et descendait petit à petit de plus en plus bas. L’aide du montant ne suffisait plus, K. essaya de se rétablir, tout en dormant, en s’appuyant sur la couverture, et attrapa le pied de Bürgel, qui faisait saillie. Bürgel vit, et ne bougea pas, si importune que fût la chose.

Ce fut alors que plusieurs coups retentirent contre la cloison. K. sursauta et regarda dans la direction d’où venait le bruit.

– L’arpenteur, demanda une voix, n’est-il pas là ?

– Si, dit Bürgel, en libérant son pied avec une secousse juvénile et en s’étirant brusquement.

– Alors, qu’il vienne, ordonna la voix, sans aucun égard pour Bürgel ni pour le fait que la présence de K. pouvait lui être encore nécessaire.

– C’est Erlanger, dit Bürgel à voix basse. (Il n’avait pas l’air d’être surpris qu’Erlanger se trouvât dans la chambre voisine.) Allez vite le trouver, conseilla-t-il à K., il s’impatiente déjà, cherchez à l’apaiser. Il n’a pas le sommeil léger, mais nous avons parlé trop fort ; on ne peut plus se maîtriser à propos de certaines choses, on ne peut plus gouverner sa voix. Allez donc ; on dirait que vous ne parvenez à vous extirper de votre sommeil. Qu’est-ce qui vous retient encore ici ? Non, ne vous excusez pas d’être encore endormi, vous n’avez pas à vous en excuser, les forces physiques ont des limites ; ce n’est pas votre faute si ces limites sont importantes à d’autres égards, nul n’y peut rien. Voyons-y l’un des éléments qui sont utiles au monde pour corriger sa marche et garder l’équilibre. C’est un mécanisme admirable, inconcevablement admirable, bien que navrant d’un autre point de vue. Eh bien, allez ! Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Si vous tardez encore, Erlanger me tombera dessus, j’aimerais mieux éviter la chose. Filez, qui sait ce qui vous attend ? Ici les occasions sont foule. Il en est même qui sont si grandes en quelque sorte qu’on ne saurait les utiliser, il y a des choses qui n’échouent pas sur d’autre écueil que celui qu’elles portent en elles. C’est un phénomène étonnant. J’espère d’ailleurs pouvoir maintenant dormir un peu. Malheureusement il est déjà cinq heures et le bruit va bientôt commencer. Décidez-vous !

Étourdi de son réveil subit, ivre encore de sommeil, courbaturé de toutes parts par sa fausse position, K. ne put de longtemps se résoudre à se lever, il se tenait le front, la tête basse. Bürgel avait beau le congédier, rien n’y faisait ; seul le sentiment de la complète inutilité de sa présence en cet endroit l’amena petit à petit à le quitter. La chambre lui semblait incroyablement vide. Il n’aurait même pas réussi à s’y rendormir. Ce fut cette conviction qui le décida ; il ne put s’empêcher d’en sourire ; il se leva en titubant, s’appuya partout où il put, contre le lit, contre le mur, contre la porte, et partit sans le moindre salut, comme s’il avait pris congé de Bürgel depuis longtemps.

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