Il est dans le jardin des Tuileries, entre une muraille élevée, tapissée d’une charmille, et un carré de fleurs et de gazons, un coin à l’abri du nord et exposé au soleil. Cette partie du jardin appartient, de temps immémorial, aux enfants et aux vieillards ; tout le monde la connaît sous le nom de petite Provence. C’est une température exceptionnelle et un jardin à part dans le jardin des Tuileries. La toilette n’y est pas de rigueur : les douillettes les plus excentriques et les spencers des vieillards n’y causent aucun étonnement ; les mères, tout en surveillant les jeux des enfants, lisent ou festonnent. Les jeux y sont libres et sans contrainte, et on y voit souvent un bon vieillard renvoyer avec sa canne une balle égarée ou un cerceau irrévérencieux, et se mêler en souriant aux jeux de cette génération qui va les remplacer et hériter successivement de leurs travaux, de leurs plaisirs, de leurs passions, de leurs chagrins et de leurs rhumatismes.
Mais certaines mères ont commencé par défendre à leurs enfants de jouer avec les enfants médiocrement vêtus ; puis elles ont fini par mettre un terme à une habitude qui exposait des enfants couverts de soie et de velours à n’avoir qu’un seul et même abri, un seul et même soleil, avec des enfants vêtus de blouses et de simples vestes de drap ; et elles ont abandonné avec leurs enfants la petite Provence, pour aller fonder, plus près du château, aux environs d’un des petits bassins, le mother’s club fashionable, où, abusant du mot de Cornélie, mère des Gracques, qui disait en montrant ses enfants : « Voici mes bijoux et mes ornements, » elles ont fait d’une foule de petites créatures innocentes une collection de poupées, richement et bizarrement vêtues, une sorte de complément à leur propre parure, se piquant d’avoir des enfants bien mis, comme on se pique d’avoir un bel équipage et de beaux chevaux.
Il est vrai qu’il n’y a pas là l’abri de ce bon mur de la petite Provence qui arrête le vent et reflète le soleil que l’air y est âpre et le soleil moins doux.
Ce n’était pas assez de couvrir leurs poupées vivantes de soie, de velours et de dentelles, les mères ont cherché à se distinguer encore d’autre façon : il a fallu avoir des bonnes excentriques, des mulâtresses avec le madras sur la tête, des Normandes avec le bonnet cauchois, des Provençales couvertes de paillettes. Dernièrement madame *** a eu un grand succès avec une bonne russe en costume national : un chapeau-diadème doré, et une sorte de cafetan en velours nacarat, relevé de passementeries d’argent.
On demande des Laponnes vêtues de peaux de renne, et des Hottentotes vêtues de leurs cheveux ; elles auront de bons gages et des égards.
Il est vrai que ces enfants partagent la vanité des mères, mettent de la prétention dans leurs jeux, et deviennent de petits acteurs sur un théâtre.
Il est vrai que, entre ces petits masques habillés selon les plus vaniteux caprices, quelques-uns, déguisés en Écossais à jambes nues, sortant d’un appartement chaud, où ils ont les jambes couvertes, courent les plus grands dangers et sont parfois violets de froid ; il est vrai que les petites filles de six ans jouent de la prunelle et paraissent prêtes à tout ; il est vrai qu’à huit ans elles ont des airs langoureux et semblent désillusionnées et revenues des déceptions de la vie ; il est vrai que toutes ces petites marionnettes sont très-ridicules, et reçoivent là une éducation de vanité qui en fera une génération sotte, incapable et insupportable ; mais le mother’s club fashionable est constitué, et à coup sûr ce n’est pas pour l’amélioration des enfants.
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FIN.