II. S’il y a des vieilles femmes.

Je l’ai dit en commençant, je ne prétends rien prouver ; je n’ai l’intention de convaincre personne ; je cause, et voilà tout ; je donne mes idées, je ne les promulgue pas, je ne les inflige pas. Aussi ai-je le droit de ne pas procéder systématiquement, et de présenter les choses dans l’ordre où elles me viennent naturellement. Je viens de déchirer et de jeter au feu quelques feuillets que j’avais écrits ce matin. Pendant qu’hier je flânais au bord de la mer, quelque pédant se sera servi de ma plume et l’aura surmenée ; elle avait encore ce matin une allure pesante et méthodique.

Dans les feuillets dont j’ai fait justice, je prenais la femme à sa naissance, et je m’écriais : « Ô muse ! inspire-moi. »

Je peignais la femme enfant, je décrivais les lis et les roses de son teint, je parlais de son âme qui n’est pas encore éclose, etc. J’ai changé de plume. La profession de foi par laquelle j’ai commencé me donne, je crois, le droit de dire la vérité, et de ne pas répéter aux femmes ces fadeurs toujours les mêmes depuis dès avant le déluge.

Je ne parlerai que très-peu de la « petite fille, » et voici pourquoi :

Il n’est pas rare de voir des petits garçons, c’est-à-dire des enfants qui doivent devenir un jour des hommes. – Ils ont leurs goûts, leurs plaisirs, qui leur sont propres.

Mais dans toute ma vie je n’ai vu qu’une ou deux petites filles : – les petites filles sont des femmes plus petites que les autres, – mais ce sont des femmes. À six ans, elles pensent à plaire et elles sont prêtes à tout. Voyez-les dans leurs jeux les plus attrayants en apparence, elles songent toujours qu’elles sont en spectacle, et elles jettent de temps en temps un coup d’œil en dessous pour juger de leurs succès. Une petite fille de six ans a déjà des airs mélancoliques et des mines rêveuses comme une fille de seize ans : cela ne veut pas dire qu’elle soit rêveuse ou mélancolique ; ces mêmes mines ne le prouveront pas non plus quand elle aura seize ans : c’est une mine qu’elle a choisie, comme elle choisit un ruban, parce qu’elle lui sied bien, parce qu’elle va à la nuance de ses cheveux. Arrêtez-vous aux Tuileries, regardez ces prétendues enfants sauter à la corde, – non plus à la petite Provence, il y faisait bon et chaud à la fin de l’hiver et à la fin de l’automne, mais on n’y était vu que par des bonnes d’enfants et des vieillards qui y demandaient au soleil un appoint de chaleur. Les mères et les filles, d’accord ensemble, ont transporté le théâtre de leurs jeux auprès de l’allée où se promène le beau monde, – on n’y est pas abrité du vent, mais on y rencontre un public comme il faut.

La plupart des mères traitent leurs petites filles comme des poupées perfectionnées ; elles les habillent en dames, elles leur mettent de la crinoline ; elles leur apprennent une démarche qui donne du relief à leurs futurs charmes ; ce ne sont pas des enfants qui jouent pour s’amuser, ce sont des actrices qui jouent un rôle pour être admirées. – Écoutez comme ces petites bamboches parlent entre elles à la cantonade, pour la galerie, – voyez-les toutes heureuses d’être regardées, payer cette attention d’un regard bienveillant lancé de côté.

Dès l’âge de six ans, une femme n’a plus guère à gagner qu’en dimensions.

Mais, si les femmes ne sont jamais enfant, en revanche, elles ne sont jamais vieilles.

À l’âge où on les appelle à tort des enfants, examinez-les dans leurs relations avec leurs poupées : – ces poupées sont pour elles de véritables enfants ; elles les grondent avec une vraie mauvaise humeur, elles les aiment avec un instinct féroce.

Il y a quelques années, je rencontrais parfois dans le monde une charmante jeune femme ; je l’avais connue « enfant » pour me servir d’un mot consacré, lorsque j’étais en rhétorique. J’avais toujours gardé de bonnes relations avec plusieurs personnes de sa famille ; je la retrouvai avec plaisir, mais je ne tardai pas à m’apercevoir que ma présence était loin de lui être agréable. Un jour que notre rencontre se fit à la campagne, chez des amis communs, on proposa une promenade, et je lui offris mon bras, qu’elle accepta d’assez mauvaise grâce. « Ma foi ! lui dis-je, puisque vous m’accueillez si mal, j’aurais bien tort de me priver de vous dire ce que j’ai sur le cœur ; je n’ai rien à perdre avec vous : vous ne serez pas pour moi, si ce que je vous dis vous déplaît, plus malveillante, que vous ne l’êtes d’avance. » – Et je lui demandai la raison du mauvais accueil qu’elle me faisait. – Elle commença par nier la malveillance dont je l’accusais, par m’affirmer que je me trompais, – puis, tout à coup : « Ça m’ennuie de mentir, dit-elle : – eh bien c’est vrai, j’ai remarqué comme vous que je vous faisais un accueil très-médiocre, et je me suis demandé pourquoi ; je ne le sais pas plus que vous. Quand vous n’êtes pas là, je me moque de moi-même, je me fais des reproches ; mais, quand je vous revois, je sens à vôtre égard une répulsion involontaire dont je ne suis pas la maîtresse. Pourquoi ? Cherchons-le ensemble, si ça vous intéresse. »

Ça m’intéressait, et nous cherchâmes.

La dernière fois que je l’avais vue dans la première phase de notre connaissance, elle avait sept ans ; – depuis elle avait été mise au couvent, d’où elle n’était sortie que pour se marier. Dans les courts séjours qu’elle avait faits dans la maison paternelle, où, par des circonstances inutiles à dire ici, j’avais cessé mes visites, elle n’avait que rarement entendu parler de moi ; mais, quand on en parlait, c’était avec toutes sortes de bons souvenirs d’amitié.

Enfin, après avoir fouillé de bonne foi ses souvenirs, – la jolie Aline me dit : « J’y suis. La dernière fois que je vous ai vu chez mon père, vous avez enlevé ma poupée d’un fauteuil sur lequel vous vouliez vous asseoir, et vous l’avez posée sans précautions, ou plutôt jetée assez brusquement sur la cheminée, dont le marbre lui a fortement éraillé le nez. La haine que cet attentat m’inspira alors contre vous s’est réveillée à votre aspect, sans que je m’en rappelasse la cause. »

Nous rîmes beaucoup de cette découverte, mais Aline ne fut pas tout à fait guérie pour cela, et il arrivait très-souvent depuis qu’elle m’accueillait assez froidement lorsque je l’abordais, ce qui ne manquait pas de nous faire rire l’un et l’autre, sans que ce fût une raison pour que la chose ne se renouvelât pas à la première occasion.

Si l’amour des petites filles pour leur poupée est une tendresse très-sérieusement maternelle – de même, dans l’amour que plus tard elles auront pour leurs enfants il entrera toujours beaucoup du goût de la poupée – elles traiteront leurs enfants en poupées, comme elles ont traité leurs poupées en enfants.

Quand on voit une femme donner à un enfant ces soins si dévoués, si attentifs, si minutieux, et quelques-uns même si répugnants, on serait porté à croire qu’elle s’acquitte d’un devoir, qu’elle sera payée de ses sacrifices et de son dévouement par la joie de voir sa fille devenir une femme à son tour. Eh bien ! non, ces soins si minutieux, si fatigants, c’est précisément là qu’est le plaisir : quand l’enfant grandit, quand il n’a plus besoin de ces soins de poupée, il semble qu’il échappe à la mère, et il n’est pas une vieille femme qui n’arrive à aimer mieux l’enfant de sa fille que sa fille elle-même, poupée depuis longtemps rebelle et peu maniable, qui s’habille et se déshabille toute seule.

Le petit garçon a énormément à apprendre pour devenir un homme ; la petite fille, beaucoup mieux douée en naissant, n’a absolument qu’à augmenter.

Les femmes ne changent qu’extérieurement ; il vient un moment où la femme que nous avons vue jouer à la poupée, puis devenir à elle-même sa propre poupée, se réveille enfermée dans une peau terne et ridée comme les sœurs de Phaéton dans l’écorce des peupliers ; mais au dedans elle est toujours jeune, son esprit et son cœur n’ont pas vieilli, il faut qu’elle les déguise pour les mettre en harmonie avec son extérieur, comme un homme costumé en polichinelle met une pratique dans sa bouche pour se faire la voix de son personnage.

Pendant longtemps la femme qui voit commencer sa métamorphose extérieure fait des efforts inouïs pour lutter contre cette nécessité, et ce n’est qu’après avoir épuisé tous les moyens de conserver le dehors de l’âge du dedans, qu’elle se résigne à faire prendre au dedans les apparences de l’âge du dehors – mais c’est un mensonge qui succède à un mensonge.

Pour donner à ce, que je veux dire sur les femmes la division épique des quatre âges que ma plume fourbue voulait indiquer ce matin, je serais donc arrêté par l’obstacle que je viens de signaler. – La femme n’a pas d’enfance – un obstacle non moins réel, et non moins infranchissable, serait celui-ci : Qu’est-ce qu’une vieille femme – à quel âge une femme est-elle vieille ?

J’ai consulté des femmes à ce sujet, et j’ai acquis la conviction qu’elles n’en savent pas plus long que moi – et cela s’explique tout naturellement par la raison que je viens de développer : – les autres que l’on voit à l’extérieur paraissent vieilles à un âge où l’on se sent jeune soi-même, parce que c’est le dedans de soi qu’on apprécie. Écoutez une femme de vingt ans parler des vieilles femmes. Elle n’en parle pas comme un voyageur qui se met en route parle de ceux qui sont arrivés ; elle n’en parle pas comme de personnes auxquelles elle doit ressembler un jour – non, il semble qu’il y ait deux espèces de femmes parfaitement distinctes, comme les blanches et les négresses, et que la femme qui vous parle est de l’espèce jeune comme elle est de l’espèce blanche. Rien n’est si commun que de voir une femme qui n’est plus jeune dire d’une femme de son âge avec un profond dédain : « C’est une vieille femme ! » Une femme de vingt ans appelle vieilles les femmes de trente ans – celles de trente se scandalisent de voir les salons encombrés par des femmes de quarante ans, et celles-ci disent : « Quand j’aurai cinquante ans, comme madame telle, je ne mettrai plus de rose, et je n’irai plus dans le monde. » – Les femmes de cinquante ans, à leur tour, parlent volontiers de l’étourderie et de l’inconséquence (barbarisme forgé par le beau sexe) de femmes qui n’ont que quelques années de moins qu’elles.

La femme n’est pas vieille tant qu’elle inspire de l’amour. – D’ailleurs, qu’est-ce qu’être vieille ? Ce n’est pas avoir dépensé un certain nombre d’années du nombre mystérieux qui nous a été donné à chacun. Être vieille, c’est n’avoir plus ni beauté ni charme. – Si une femme conservait jusqu’à cent ans tous les attraits de la jeunesse, elle serait plus jeune qu’une femme de vingt ans qui les aurait perdus. C’est une de ces vérités qui ne se disent pas, mais se chantent sur l’air connu de M. de la Palisse. Eh bien ! cependant, elle est loin d’avoir cours dans la pratique ; et, si l’on sourit de la naïveté d’un homme qui dirait : « J’aime mieux une vieille femme qui serait jeune qu’une jeune femme qui serait vieille », on rira tout à fait si on le voit mettre cette théorie en usage.

Donc, je renonce formellement à diviser mon sujet par les quatre âges de la femme, puisqu’il est impossible de tracer pour ces âges des limites certaines.

De bonnes âmes, pour consoler les femmes qui ne sont pas jolies, ou celles-ci pour se consoler elles-mêmes, ont de tout temps essayé de décrier la beauté.

Ces discours n’en ont jusqu’ici dégoûté personne. Un des arguments les plus ordinaires que l’on emploie est celui de son peu de durée. Mais qu’est-ce qui a de la durée ? Ne doit-on pas admirer le soleil parce qu’il sera suivi de l’obscurité, le printemps parce qu’il sera remplacé par l’hiver ? Les pêches que vous mangez sont-elles méprisables parce qu’elles disparaissent en trois bouchées ? – Croyez-vous qu’il faille les laisser pourrir sur l’arbre parce qu’elles ne sont pas au moins grosses comme des citrouilles ? – Dédaignerez-vous, vers onze heures du matin, une succulente côtelette parce qu’elle n’est pas immortelle comme le foie de Prométhée ? Refuserez-vous de respirer le parfum des roses parce que les roses du jardin durent moins longtemps que les roses artificielles faites avec de la toile et du papier ?

Les femmes ne sont pas dupes de ces sorties de mauvaise foi contre la beauté. – Dites d’une femme qu’elle est méchante, acariâtre, bizarre, étourdie ; qu’elle trompe son mari et même son amant, – mais ajoutez qu’elle est bien belle, – et soyez certain d’avance que le ressentiment qu’elle vous montrera sera un ressentiment de convenance. – Essayez de l’offenser réellement ; dites qu’elle est douce et bonne, décente, sensée, et qu’elle s’acquitte de la meilleure grâce de tous ses devoirs, – mais ajoutez qu’elle est laide – et vous verrez alors ce que c’est qu’un ressentiment véritable.

Écoutez les questions que l’on fait sur une femme que l’on ne connaît pas : « Est-elle jolie ? » c’est la première question, et presque toujours la seule. Si l’on en fait une seconde, c’est pour trouver de quoi atténuer l’effet de la première réponse, si elle a été affirmative. En effet, si elle est jolie, on espère qu’elle n’a pas d’esprit. – Si elle est jolie et si elle a de l’esprit, il reste la chance qu’elle ait mauvais cœur, ou qu’une conduite légère l’ait livrée aux discours du public ; – mais soyez certain qu’on ferait bon marché de ces défauts, et qu’on ne la chicanerait pas là-dessus, si elle voulait et pouvait, en échange, faire le sacrifice de sa beauté.

Je n’entends pas la beauté comme les femmes l’entendent elles-mêmes, et cela par une bonne raison : c’est que j’ai la conviction profonde qu’elles ne s’y connaissent pas. En effet, comment pourraient-elles en juger ? La beauté n’est pas certaine forme de certains traits. – Ainsi envisagée, la beauté n’est pas la même pour les divers peuples des diverses nations, et elle change même ses conditions au gré de la mode, à différentes époques, chez le même peuple. J’entends par beauté ce charme secret, cette influence qui fait épanouir dans le cœur et dans l’esprit tant de si doux enivrements, de si charmantes rêveries.

Les femmes, quand il s’agit des femmes, jugent de la beauté qui se prouve ; les hommes seuls peuvent reconnaître celle qui s’éprouve.

Et cette dernière c’est la vraie ; en tous pays, en tous temps, elle exerce sa douce et irrésistible tyrannie.

Par suite de quoi il arrive que les femmes passent une partie de leur vie à s’étonner et à se scandaliser des passions qu’excitent certaines femmes qui n’ont pas une beauté conforme au programme arrêté entre elles. « Comment, disent-elles, on dit que M. *** s’est brûlé la cervelle pour madame ***, et cependant elle n’a pas un aussi joli nez que le mien, pour lequel personne n’est jamais mort. Les hommes sont bien aveugles ! »

Je ne veux pas désespérer celles qui n’ont pas reçu du ciel la beauté en partage, mais je ne puis leur cacher cependant qu’elles sont nées sous un astre bien malfaisant. On a fait beaucoup de volumes d’antithèses sur le sort du Berger et du Monarque, mais la distance qui sépare ces deux hommes n’est rien en comparaison de celle qui existe entre une belle personne et une laide. Seulement, ne vous croyez ni très-belle ni très-laide sur la foi de votre miroir ; je répète qu’il est impossible que vous vous y connaissiez. Vous ne pouvez juger de votre beauté réelle que par l’impression qu’elle produit sur les hommes.

Cette épouvantable inégalité, qui ferait du sexe féminin deux races, dont l’une serait plus inférieure à l’autre que les nègres aux blancs, est heureusement modifiée par de nombreuses circonstances. – Si les belles sont la noblesse et les laides la roture, il faut dire qu’il y a très-peu de laides, – absolument laides, – et que le plus grand nombre des femmes sont dans le tiers état. Les femmes qui ne sont pas jolies absolument, le sont presque toujours relativement, et il faut dire que celles-là prennent souvent soin de ne pas gâter ce qu’elles ont de beauté ; tandis que celles qui ont été plus magnifiquement douées ont parfois l’instinct démocratique d’égaliser les rangs en diminuant l’influence de leurs charmes par des affectations et des prétentions de toutes sortes.

Lorsque naît un enfant du sexe masculin, il a tiré son numéro en naissant, c’est-à-dire que les conditions de sa famille et de son organisation seront la cause de sa situation dans la vie.

Mais une femme, si elle a tiré un mauvais numéro en naissant, a droit à une seconde expérience. – Elle tire un second numéro en se mariant. – Elle devient, par le mariage, un autre individu qui ne garde pas même son nom. – Une femme est née avec toutes les mauvaises chances sociales, – sa famille est pauvre et humble, – eh bien ! il suffit que certain jour, à certaine heure, elle passe dans certaine rue, pour que son sort change entièrement. Un homme l’a vue, qui en devient amoureux et l’épouse. Ce que cet homme a reçu du hasard de la naissance, ce qu’il a acquis au prix des efforts de toute une vie, fortune, rang, considération et gloire, tout cela est à elle en un instant, et, pour cela, il suffit qu’elle soit belle, il suffit qu’elle soit agréable, il suffit qu’elle plaise, il suffit qu’elle soit femme.

Je pourrais, comme d’autres, faire ici une longue et brillante énumération des avantages et des pouvoirs de la beauté, – mais je n’en citerai qu’un : c’est que la beauté fascine les hommes à tel point, qu’elle les jetait autrefois dans le mariage, c’est-à-dire qu’ils donnaient toute leur vie en échange d’un moment.

Mais on a aujourd’hui réfléchi à ce sujet, et il n’y a guère d’hommes qui se marient maintenant par amour. Presque tous, non-seulement ne veulent pas donner d’appoint dans le contrat qui lie l’homme et la femme, mais bien plus, cet appoint, ce retour qu’ils ajoutaient autrefois à l’échange des personnes, ils l’exigent aujourd’hui, et les pauvres filles courent grand risque de garder ce titre honorable toute leur vie, quelque belles qu’elles soient, si elles n’ont pas des parents assez riches pour payer convenablement un monsieur qui se chargera de le leur faire perdre à prix débattu.

C’est aujourd’hui un accident, une sorte de prodige quand un homme épouse une femme uniquement parce qu’elle est belle. La beauté, – dans notre temps d’intérêts mercenaires, – a singulièrement baissé de valeur. Autrefois, le mariage n’était une affaire que pour les femmes, – c’était même l’unique affaire des femmes, affaire qui les dispensait d’en faire jamais d’autres. Les hommes alors ne faisaient toutes les autres affaires que pour devenir eux-mêmes une bonne affaire pour les femmes. Mais aujourd’hui l’homme est en hausse ; n’en a pas qui veut, le sexe laid est à l’enchère, et le beau sexe doit y mettre le prix ou s’en passer.

Si jamais la beauté voyait remonter ses actions, il y aurait un moyen de diminuer, de rendre nul même le nombre des vierges qui traînent toute leur vie les misères et les ennuis du célibat. Ce moyen, dit-on, avait été employé autrefois par les Perses, et il était parfaitement raisonnable.

On vendait les belles femmes à ceux qui voulaient les épouser, et l’on donnait aux laides en dot le prix qu’on avait obtenu pour les belles : c’est-à-dire que la plus belle dotait la plus laide, la seconde en beauté dotait la seconde en laideur, et ainsi de suite.

Mais ce moyen serait fort dangereux, et d’ailleurs tout a fait inapplicable aujourd’hui. D’abord, on ne trouverait que fort peu d’épouseurs pour les belles, et si néanmoins, par un autre moyen, on arrivait à doter les laides, ce seraient elles seules qui trouveraient des maris, et les belles resteraient scandaleusement filles.

Sérieusement, l’usage du mariage tend à disparaître de nos mœurs ; le nombre de vieilles filles augmente tous les jours, surtout dans la classe moyenne de la société. Il n’est pas sans intérêt d’en chercher la raison.

Il y a peu de filles d’ouvriers qui ne trouvent un ouvrier pour les épouser, parce que, pour l’ouvrier, la femme est une compagne qui prendra sa part dans les soins et dans les travaux de la vie commune ; pendant que l’homme travaille au dehors pour sa femme comme menuisier ou comme serrurier, elle travaille au dedans pour son mari comme cuisinière, comme blanchisseuse, etc. ; elle ne recule pas, au besoin, devant des travaux à entreprendre au dehors : c’est-à-dire que le mariage est une société dans laquelle chacun travaille dans la proportion de ses forces. L’ouvrier marié dépense moins d’argent que lorsqu’il était garçon ; ses bardes et son linge faits chez lui et tenus en bon état, sa nourriture plus saine et moins coûteuse, compensent et au delà ce que la présence d’une femme dans la maison entraîne de dépenses nouvelles. Ainsi, je trouverais très-légitime de voir attribuer dans cette classe une égalité de droits à l’homme et à la femme, – sans compter que, dans les classes sans éducation, les femmes valent mieux que les hommes, et sont surtout plus intelligentes.

Dans la classe où l’on naît riche, et où d’ailleurs une femme apporte une dot importante, le mariage est encore possible ; la surveillance exercée sagement par la femme sur la maison compense le petit travail que fait l’homme pour la conservation de la fortune commune.

Mais dans la classe moyenne, comment voulez-vous qu’on se marie aujourd’hui ?

Toutes les filles sont élevées de la même manière, au point de vue des meilleures chances possibles du mariage, – c’est-à-dire que chacune est tellement apte et préparée au gros lot, qu’elle n’est nullement capable de s’arranger d’aucun des lots inférieurs ; ce qu’on appelle aujourd’hui le nécessaire est de beaucoup au-dessus du luxe d’autrefois. – On a essayé sans succès de beaucoup d’égalités – on n’a conservé que la plus dangereuse, la plus funeste de toutes : l’égalité de dépenses, c’est-à-dire l’égalité de misères, l’égalité de soucis, l’égalité d’avidité, l’égalité de rapine.

Toute fille est élevée aujourd’hui dans la prévision qu’elle gagnera à la loterie du mariage un des gros lots de plus en plus rares. On s’est figuré que l’on remplacerait la fortune et la dot par une éducation plus complète, par des talents plus variés : on s’est trompé, cette éducation et ces talents rendent au contraire la dot plus nécessaire, je dirai même tout à fait indispensable.

Le mariage est le plus grand luxe qu’un homme puisse se permettre. – Quand on pense que les femmes de la classe moyenne sont toutes aujourd’hui élevées pour briller dans le monde, que dans le monde il n’y a plus de rangs dessinés, ni de classes marquées, quand on a pris mesure du nécessaire commun sur les gens les plus riches, – il faut qu’un homme soit bien amoureux, s’il ne recule pas en pensant à la montagne de velours, de soie et de bijoux qu’il lui faudra user sa vie et ses jours à conquérir, pour que sa femme soit mise comme tout le monde.

Pour les hommes de cette classe, la femme n’est pas une compagne – qui partagera ses soins et ses travaux dans la mesure de ses forces, – c’est une idole qu’il faut passer sa vie à orner pour que les autres l’admirent. L’homme de cette classe, qui se marie aujourd’hui avec une femme sans dot, serait aussi bien capable d’acheter un cheval qui, au lieu d’avoine, ne mangerait que des topazes et des émeraudes.

Aussi ne s’en trouve-t-il plus guère, et bientôt, ne s’en trouvera t-il plus du tout.

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