À MADAME ***, NÉE CAMILLE

Il n’est pas ; madame, que vous n’ayez gardé quelque souvenir de Stephen, ou, du moins, j’espère n’avoir pas besoin de vous le nom sous lequel vous l’avez connu.

Je ne sais si vous avez eu la curiosité ou le loisir, en l’état d’heureuse tranquillité où vous passez doucement votre vie, de lire ce livre, où j’ai retracé quelques-unes de ses souffrances, quoique j’aie eu le soin de vous envoyer le premier exemplaire que j’ai pu me procurer, pensant – peut-être à tort – qu’il serait de quelque intérêt pour vous de retrouver en ce récit des personnages ou des faits que vous avez autrefois connus.

Car, outre Stephen, vous savez aussi qui est Magdeleine ; vous connaissez et vous aimez d’une tendre et filiale affection le bon M. Müller, et aussi cette Suzanne, si blanche et si jolie, comme je l’ai entendu désigner à vous-même, et le frère Eugène le soldat.

Je ne sais si vous vous rappelez aussi de l’allée des tilleuls, aujourd’hui presque entièrement détruite, comme j’ai eu le chagrin de la voir dans un des derniers pèlerinages que j’y ai faits.

Pardonnez-moi, madame, de vous rappeler ces souvenirs sans savoir le degré d’intérêt qu’ils peuvent avoir conservé pour vous.

Quelques-uns, à la lecture de ce livre, publié pour la première fois il y a un an, ont soupçonné que je connaissais les personnages ; mieux que personne, madame, vous pouvez apprécier la réalité de ce soupçon. Vous savez si Stephen a aimé Magdeleine ; si Magdeleine lui avait fait, sous les tilleuls, des promisses solennelles ; si Stephen, pauvre et n’ayant dans la vie qu’un seul but, celui de pouvoir offrir à Magdeleine une existence calme et paisible, repoussé de toute part, mais retrouvant du courage et de la force dans un regard, dans un mot tracé au crayon, s’épuisait en efforts infructueux, et, pour voir Magdeleine de loin, consacrait à payer sa place au théâtre le peu d’argent destiné à sa nourriture, et le soir s’endormait à jeun, heureux de l’avoir vue, heureux de souffrir pour elle.

Vous pouvez lire aussi d’autres choses qui ne sont pas dans le livre. Stephen avait une mère pauvre ; il la prit avec lui, et, pour vivre à moins de frais, se retira avec elle dans une campagne aride. Là, il fut obligé de se livrer à de pénibles occupations, ne dormant que trois heures chaque nuit. Hâve, défiguré, exténué, forcé de se blesser avec un canif pour vaincre le sommeil qui l’accablait au milieu de ses travaux, il prenait encore sur ses trois heures de sommeil pour aller, à une assez grande distance, voir de loin le reflet pâle de la veilleuse qui brillait dans la chambre où Magdeleine dormait fraîche et calme. C’est alors qu’on dit à Magdeleine que Stephen vivait à la campagne avec une femme qui portait son nom. C’est ainsi que l’on fit une action coupable d’une bonne action. Magdeleine le crut, et c’est une des raisons qui la décidèrent à l’abandonner sans lui dire même adieu.

Un jour, Stephen, par son travail, se trouva dans une position honorable dans les lettres. Il partit à cheval pour faire part de cette bonne nouvelle à une tante de Magdeleine. En route, son cheval se renversa sur lui. Stephen, brisé, remonta à cheval, fit cinq lieues et arriva à V… Là il apprit que Magdeleine était mariée.

Alors il forma des projets de vengeance. Mais, soit qu’il s’efforçât de trouver des excuses à la femme qu’il avait tant aimée, soit qu’il eût, avec l’amour de Magdeleine, perdu la force et l’énergie de son âme, il y renonça.

C’est alors que j’écrivis Sous les Tilleuls, où je racontais simplement ce qui était arrivé ; seulement, je donnais à Stephen une énergie qu’il n’a plus aujourd’hui. Le livre fut envoyé à Magdeleine. J’aurais cru qu’elle écrirait à Stephen : « Tes souffrances sont horribles, pardonne-moi ! » Stephen eût été si heureux de pardonner ! mais, seule peut-être, Magdeleine lut le livre sans émotion.

Cependant, soit amour, soit faiblesse et lâcheté, Stephen lui écrivit. Il implorait son amitié, il ne demandait que de la voir, d’assister à son bonheur. Il n’obtint qu’un silence insultant.

N’est-ce pas, madame, cette femme-là n’a pas d’âme ?

Depuis ce temps, Stephen fait pitié. Il s’est d’abord jeté dans d’étranges folies : froid et calme, il a eu plus de maîtresses qu’aucun homme de son âge ; il n’a trouvé que dégoût et désespoir. Entre ces femmes, quelques-unes l’ont aimé. Il n’avait pas d’amour à leur donner ; il les a rendues presque aussi malheureuses que lui.

Enfin, il a renoncé à l’amour ; il ne peut ni aimer ni être aimé. Les femmes les plus méprisables sont les seules qu’il recherche quelquefois. Il vit renfermé, seul avec un portrait et des lettres de Magdeleine, sans crainte, sans désirs, sans force.

Sa profession lui offre des satisfactions d’amour-propre. Ardent, énergique, sensible comme il l’était, il pouvait prétendre à la fortune, à la gloire.

Mais l’or est désirable quand il peut servir à parer la femme que l’on aime, – comme les Italiens leur madone, – à étendre de riches tapis sous ses pieds, que blesserait le contact de la terre, à répandre autour d’elle des parfums moins suaves que son haleine. La gloire est désirable quand le poëte peut placer sur la tête de la femme qu’il aime les couronnes qui tombent sur la sienne, quand les louanges que l’on fait de lui arrivent en harmonie aux oreilles de son idole.

Mais, pour le poëte sans amour, pour celui dont l’âme a été brisée par les tortures d’un amour trahi, l’or n’est rien que de l’or, – métal comme le fer ou le plomb, – la louange n’est qu’un fade encens qui fatigue la tête. – Les couronnes de fleurs sont des couronnes d’épines qui couvrent sa face pâle de sang et de sueur.

Et d’ailleurs, il n’est plus ce que la nature l’avait fait. Stephen aurait peut-être entrepris de grandes choses ; il n’est et ne sera qu’un homme ordinaire ; il n’a plus d’âme.

Que pensez-vous de Magdeleine, madame, de Magdeleine qui vit heureuse, tandis que Stephen meurt ?Êtes-vous de ces gens qui n’appellent crime que ce qui ressort immédiatement de la cour d’assises ? Ne trouvez-vous pas Magdeleine criminelle ?

Dites-moi, et je tiens à votre opinion sur ce sujet, si vous étiez Magdeleine, si j’étais Stephen, permettez un moment cette supposition ; et qu’il me revint quelque étincelle d’énergie, ferais-je bien mal de me venger ? ou, si je restais écrasé et anéanti, n’aurais-je pas le droit de ne conserver pour vous d’autre sentiment que le plus froid mépris ?

Eh bien, non ! – si vous étiez Magdeleine et si j’étais Stephen, – voici ce que je vous dirais :

Vous avez cru pouvoir prendre mon amour et le rejeter à votre caprice, comme un jouet qu’un enfant brise quand on lui en offre un autre.

Vous vous êtes trompée.

Je suis à vous.

Vous êtes à moi.

Et cela pour toute notre vie à tous les deux. Vous êtes à moi, car je vous ai achetée par sept ans d’amour et d’angoisses, – par toute une vie de découragement.

Je suis à vous, car sur vous, sont toutes mes croyances, tout mon amour, toute ma vie, – et il ne reste rien que je puisse donner à une autre femme en échange de son amour. – Il n’y a pas un mot d’amour que je ne vous aie dit et que j’ose dire à une autre, tant je crains de le profaner. – Il n’y a pas une sensation à laquelle vous soyez étrangère et que je puisse séparer de votre souvenir ; – pas un coucher de soleil, – pas une aurore, – que je ne me souvienne d’avoir contemplés en songeant à vous. La mousse des bois : nous avons marché dessus ensemble. – Les fleurs d’églantiers : ensemble, le soir, nous les avons respirées. L’aubépine des haies : je l’ai enlacée dans vos cheveux. – Les liserons : il y en avait dans le jardin des tilleuls. – L’ombre et le silence des bois : je les ai tant désirés, pour cacher notre vie qui devait être si heureuse ! – Le vent : je l’ai vu souffler dans vos cheveux. – La rivière : j’ai disparu sous l’eau – en prononçant votre nom, entraîné par un homme que j’ai sauvé pour que vous puissiez être fière de moi. – La mer : j’ai écrit nos deux noms sur son rivage. – La musique : il y a des airs que je vous ai entendue chanter, d’autres que je chantais moi-même quand vous m’aimiez.

Vous le voyez, vous avez tout pris ; la vie n’a plus rien pour moi qui ne soit à vous.

Moi-même, je suis tout en vous : – je suis tout à vous. Donc, rien ne nous séparera. – Vous êtes à moi, triste ou heureuse, pensant à moi ou m’oubliant dans les bras d’un autre : – tout ce qui est en vous, tout ce qui est de vous m’appartient. – Ce qu’on en prend, on me le vole ; je le réclamerai hautement.

Vos larmes, vos sourires, vos caresses, – tout est à moi ! et ne croyez pas que je me laisse arrêter par les considérations sociales ni par le blâme ; – mon amour était plus grand que tout cela. Vous m’avez tué ; mais mon cadavre, mon ombre, car je ne suis plus qu’un cadavre et qu’une ombre, vivront avec vous de votre vie, puisque je n’en ai plus à moi dont je puisse vivre ; – si vous êtes triste dans des nuits sans sommeil, je veux pleurer avec vous. Si vous êtes heureuse au milieu des fêtes, – je couronnerai de fleurs mon front pâle et j’assisterai à vos fêtes : je souffrirai de votre mal, je serai heureux de votre joie, puisqu’il n’y a plus pour moi ni joie ni douleur personnelle.

Vous êtes à moi ! et mes lèvres froides reprendront jusque sur les lèvres roses de votre enfant les baisers que vous lui donnez et qui m’appartiennent.

Je suis à vous, – et votre nom sera en tête de tous mes ouvrages – bons ou mauvais, – loués ou blâmés, – comme il a été au fond de toutes mes actions, de tous mes désirs, de toutes mes craintes, – quand j’avais des craintes, quand j’avais la force d’agir.

Voilà ce que je vous dirais, madame, si vous étiez Magdeleine, si j’étais Stephen.

J’ai l’honneur d’être, madame, votre très-humble, très-obéissant serviteur.

ALPHONSE KARR.

FIN

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