CXLV UN AN APRÈS

« Il y a un an que Magdeleine est morte.

» Et je sens encore sur mes lèvres l’impression du baiser que j’ai donné à son cadavre.

» Hier, c’était son jour de naissance ; je suis allé prier sur sa tombe avec son enfant.

» Cet enfant, le fils d’Edward, je ne croyais pas que je pourrais l’aimer. Il me rappelle d’horribles souffrances ; mais il lui ressemble tant, à elle ! et il m’aime, il m’appelle son père.

» Nous avons cueilli des fleurs sur la tombe de Magdeleine, car je l’ai parée de chèvrefeuille, d’aubépine et de wergiss-mein-nicht.

» Ces fleurs, toute la nuit, je les ai couvertes de baisers et j’ai respiré leur parfum.

» Quand je-songe qu’elles tirent leurs brillantes couleurs de corps pourri !

» Mais cette odeur, il me semble que c’est sa belle âme qui passe à travers la tige du chèvrefeuille, s’exhale et monte au ciel en parfum.

» Quelle vie a été la mienne !

» J’habite la petite maison que j’avais autrefois arrangée pour y passer mes jours avec elle : je cherche à m’entourer d’illusions. Le petit Edward appelle la chambre bleue la chambre de maman. J’ai acheté tout ce qui avait été à son usage pour le mette dedans. On ne l’ouvre jamais. Les fleurs de M. Müller sont bien soignées ; le petit banc et le berceau au-dessus pour Magdeleine et pour moi, je ne laisse personne s’y asseoir : sa place est respectée.

» Jamais, il n’entre ici de femme, pas même la femme de Fritz. Ils sont bien bons pour moi ; ils supportent ma mélancolie, et, quand j’ai quelques instants de plaisir courts et fugitifs, c’est au milieu d’eux.

» J’ai bien soin du petit Edward. Hier, il m’a demandé pourquoi on laissait ce grillage autour de la pièce d’eau.

» — C’est, lui ai-je dit, ta mère qu’il l’a fait placer là pour que tu ne tombes pas dans l’eau.

» Ce souvenir a rappelé toute mon histoire, et un instant il m’a semblé revoir Magdeleine jeune fille sous l’allée des tilleuls.

» À tel point que je suis monté à cheval pour revoir la maison de M. Müller ; mais j’ai ressenti là une douleur pénible : tout est détruit. J’ai parlé au nouveau propriétaire. On a apporté ici tout ce qui du jardin existe encore.

» Quand je regarde autour de moi, je trouve ma vie déplorable, moi qui avais rêvé de réunir près de moi mon frère et ma femme, Eugène et Magdeleine. Ils sont morts tous les deux ; ils m’ont abandonné dans la vie comme dans une immense solitude, et c’est moi qui suis cause de leur mort à tous deux.

» Je me sens une volupté amère à saisir tout ce qui ravive mes souvenirs.

» Mais probablement je ne souffrirai pas bien longtemps. Ma vie est brûlée par la douleur ; tout jeune que je suis, mes cheveux blanchissent et mes yeux s’éteignent. J’ai assuré au petit Edward toute ma fortune après ma mort, et j’ai payé les dettes de son père.

» La nuit, souvent je me réveille et je pense à Magdeleine. S’il pleut, je sors, car je songe qu’elle a froid sous la terre, et je veux avoir froid aussi.

» Ou je pense que son âme plane au-dessus de nous, qu’elle n’a pu s’éloigner de son fils et de moi ; et quand, dans l’obscurité, j’entends un léger bruissement je suis persuadé que c’est elle qui vient silencieuse entr’ouvrir les rideaux du lit du petit Edward pour le bénir pendant son sommeil. Et peut-être me bénit-elle aussi, car j’ai exécuté ses dernières volontés, et je l’ai bien aimée : toute ma vie a été à elle.

» Et j’espère qu’au jour où, moi aussi, je mourrai, elle viendra chercher mon âme pour la conduire là où est la sienne, et où je retrouverai aussi mon frère : tous trois, nous nous sommes trop aimés pour ne pas être réunis au sein de Dieu.

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