CXXVI BEETHOVEN

— Les rives de la vie d’abord sont riantes et couvertes de verdure ; l’air est parfumée les oiseaux chantent au bord dans les oseraies, et le soleil, qui se lève derrière les saules, promet une belle journée. Tandis que votre bateau glisse et que, croyant à l’avenir, vous accusez sa lenteur, votre âme et votre corps jouissent d’un bien-être qui fait trouver plaisir à vivre.

» Mais de loin, ceux qui vous précèdent sur le fleuve vous crient, et leur voix rompt péniblement l’harmonie de l’eau qui balance les joncs et le feuillage qui frissonne.

» Ne vous livrez pas à ce plaisir qui charme vos sens : c’est une illusion, c’est une fantasmagorie ; tout cela va s’évanouir.

» Car eux, ils n’ont plus sur les rives qu’une herbe jaune et brûlée, de vieux sapins desséchés, et l’eau qui coule à peine, et les marais qui répandent de fétides exhalaisons ; ils voudraient remonter le courant, mais aucune force humaine ne le peut ; ils croient que ses belles rives ont fui, qu’elles se sont transformées, non ce sont eux qui ont passé ; elles restent pour ceux qui viennent après eux, qui passent comme eux. La vie est divisée en zones, espoir, jouissance, regret, et le courant vous entraîne irrésistiblement à travers ces zones, quelques vigoureux que vous soyez, il vous faut passer par où passent les autres. Vous voulez arrêter vos regards sur une plante, respirer l’odeur d’une fleur ; non, le courant vous entraîne, marchez. Le plaisir reste, c’est vous qui fuyez : l’aspect de la plante, le parfum de la fleur, le chant de l’oiseau, il y a derrière vous d’autres hommes qui en jouiront un instant, et qui, comme vous, passeront en les regrettant. »

Stephen, après ces paroles, s’arrêta et se chauffa la paume des mains devant l’âtre flamboyant.

Magdeleine était à l’autre coin de la cheminée ; quelques personnes étaient devant. Edward, au fond du salon, lisait, avec une inquiétude visible, des lettres qui lui étaient arrivées.

— Il faut, dit un des assistants, que vous soyez sorti de votre maison du pied gauche ce matin, ou que vous ayez rencontré une corneille, pour assombrir le coin du feu par des images d’autant plus tristes qu’elles sont vraies.

— Non, dit Stephen en laissant paraître sur sa figure un sourire passager comme un flocon de nuages sur le soleil d’été, je suis sorti à cheval et je n’ai rencontré personne qu’une jolie fille avec son amoureux, ce qui est un aussi bon présage que de voir des tourterelles ; mais ce qui me porte à la mélancolie, c’est une nouvelle que j’ai apprise hier soir.

Toutes les figures se tournèrent, tous les cous s’allongèrent vers Stephen.

— C’était la mort de Beethoven ; il est mort le 26 mars.

Un nuage passa sur les physionomies.

— Il n’a eu, continua Stephen, qu’un moment de bonheur dans sa vie, et ce bonheur l’a tué.

— Toute sa vie, pauvre, relégué dans la solitude par le mépris des autres et son caractère naturellement sauvage et aigri par l’injustice, il y composait la plus belle musique qu’un homme ait jamais faite. Il parlait dans cette belle langue aux hommes, qui ne daignaient pas l’écouter, comme la nature leur parle par cette céleste harmonie du vent, de l’eau, du chant des oiseaux. Beethoven est le vrai prophète de Dieu, car seul il a parlé le langage de Dieu.

» Et cependant son talent était méconnu à tel point, que lui-même a dû plus d’une fois, et c’est pour l’artiste la plus atroce fortune, douter de son génie.

» Haydn lui-même ne trouvait pas pour lui d’autre éloge que de dire : « C’est un habile claveciniste. » Autant dire de Géricault : « Il broie bien les couleurs ; » autant dire de Gœthe : « Il ne fait pas de fautes d’orthographe, » ou : « Il a une belle écriture. »

» Il avait un ami, Hummel ; mais la pauvreté et l’injustice irritaient Beethoven et le rendaient quelquefois injuste lui-même ; il était brouillé avec Hummel, et depuis longtemps ils ne se voyaient plus ; pour comble de malheur, il était devenu complétement sourd.

» Alors Beethoven s’était retiré à Baden, où il vivait, tristement isolé, d’une petite pension qui suffit à peine à ses besoins. Son seul plaisir était de s’égarer dans une belle forêt qui avoisine la ville, et seul, livré à son génie, de composer ses sublimes symphonies, de laisser son âme s’élever au ciel en accents harmonieux, et de parler aux anges une langue trop belle pour les hommes, qui ne la comprenaient pas.

» Mais, au moment où il y pensait le moins, une lettre le ramena malgré lui sur la terre, où l’attendaient de nouveaux chagrins.

» Un neveu, dont il avait pris soin et auquel il s’était attaché par le bien même qu’il lui avait fait, lui écrivait qu’impliqué à Vienne dans une fâcheuse affaire, la présence seule de son oncle pourrait l’en tirer.

» Beethoven partit, et, pour ménager l’argent, fit une partie de la route à pied. Un soir, il s’arrêta devant une mauvaise petite vieille maison et demanda l’hospitalité ; il avait encore plusieurs lieues pour arriver à Vienne, et ses forces ne lui permettaient pas de continuer la route ce soir.

» On l’accueillit, il prit part au souper et ensuite se mit au coin du feu sur le siége du chef de la famille.

» Quand la table fut enlevée, le maître ouvrit un vieux clavecin, et ses trois fils prirent chacun leur instrument, attaché à la muraille ; la mère et sa fille étaient occupées à quelques travaux de ménage.

» Le père donna l’accord, et tous quatre commencèrent avec cet ensemble, ce génie inné pour la musique que les Allemands seuls possèdent. Il paraît que ce qu’ils jouaient les intéressait vivement, car ils s’y abandonnaient corps et âme, et les deux femmes quittèrent leur ouvrage pour écouter, et sur leurs figures naïves on voyait une douce émotion, on comprenait que leur cœur était serré.

» C’était toute la part que Beethoven pouvait prendre à ce qui se passait, car il ne pouvait entendre une seule note ; seulement, à la précision des mouvements des exécutants, à l’animation de leur physionomie, qui faisait voir qu’ils sentaient vivement, il songeait à la supériorité de ces hommes sur les musiciens italiens, machines musicales bien organisées.

» Quand ils eurent fini, ils se serrèrent la main avec effusion, comme pour se communiquer l’impression de bonheur qu’ils avaient ressentie, et la jeune fille se jeta en pleurant dans les bras de sa mère.

» Puis ils semblèrent se consulter et reprirent les instruments ; ils recommençaient ; cette fois, leur exaltation était au comble ; leurs regards étaient humides et brillants.

» — Mes amis, dit Beethoven, je suis bien malheureux de ne pouvoir prendre part au plaisir que vous éprouvez ; car, moi aussi, j’aime la musique ; mais, vous vous en êtes aperçus, je suis sourd au point de n’entendre aucun son.

» Permettez-moi de lire cette musique qui vous fait éprouver une si vive et si douce émotion.

» Il prit le cahier, et ses yeux s’obscurcirent, sa respiration s’arrêta, puis il se mit à pleurer et laissa tomber le cahier ;

» Car ce que jouaient les paysans, ce qui les enthousiasmait, c’était l’allegretto de la symphonie en la de Beethoven.

» Toute la famille se rassembla autour de lui, lui exprimant par signes leur étonnement et leur curiosité.

» Pendant quelques instants encore, des sanglots convulsifs l’empêchèrent de parler ; puis il leur dit : « Je suis Beethoven. »

» Alors ils se découvrirent et s’inclinèrent avec un respect silencieux, et Beethoven leur tendait les mains, et les paysans lui serraient et lui baisaient les mains, comprenant que l’homme qu’ils avaient parmi eux était plus qu’un roi.

» Et ils le regardaient pour voir ses traits et chercher l’empreinte du génie, une glorieuse auréole autour de son front.

» Beethoven leur tendit les bras et ils l’embrassèrent tous, le père, la mère, la jeune, fille et ses trois frères.

» Puis tout d’un coup il se leva, s’assit devant le clavecin, fit signe aux trois jeunes gens de reprendre leurs instruments, et il joua lui-même ce chef-d’œuvre. Ils étaient tout âme, jamais musique ne fut plus belle ni mieux exécutée.

» Quand ils eurent fini, Beethoven resta au clavecin et improvisa des chants de bonheur, des chants d’actions de grâces au ciel, comme il n’en avait pas composé dans toute sa vie.

» Une partie de la nuit se passa à l’entendre.

» C’étaient ses derniers accents.

» Le chef de la famille le força d’accepter son lit, mais la nuit Beethoven eut la fièvre ; il se leva, il sentait le besoin d’air ; il sortit nu-pieds dans la campagne. La nature alors exhalait aussi une majestueuse harmonie ; le vent faisait entre-choquer les branchages, ou s’engouffrait dans les allées, ou tournoyait en mugissant et rompant tout sur son passage. Il resta longtemps dehors. Quand il rentra, il était glacé. On alla à Vienne chercher un médecin ; une hydropisie de poitrine s’était déclarée. Malgré tous les soins, le médecin, après deux jours, déclara que Beethoven allait mourir.

» Et en effet, à chaque instant sa vie s’en allait.

» Comme il râlait sur son lit, un homme entra : c’était Hummel, Hummel son ancien, son seul ami. Il avait appris la maladie de Beethoven ; il lui apportait des soins et de l’argent, mais il n’était plus temps : Beethoven ne parlait plus ; un regard de reconnaissance fut tout ce qu’il put dire à Hummel.

» Hummel se pencha vers lui, et à l’aide du cornet acoustique au moyen duquel Beethoven pouvait entendre quelques mots prononcés à haute voix, il lui fit part de la douleur qu’il ressentait de le voir dans cette situation.

» Beethoven parut se ranimer, ses yeux brillèrent, et il dit :

» — N’est-ce pas, Hummel, que j’avais du talent ?

» Ce furent ses dernières paroles : ses yeux restèrent fixés ; sa bouche s’entr’ouvrit et la vie s’exhala.

» On l’a enterré dans le cimetière de Dobling. »

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