XCI De la musique

Qui me rendra cet âge où, dans son innocence,
Le cœur danse aux chansons que chante l’espérance ?
… Chacun de nous sur un banc à l’écart
Humera le soleil, cet ami du vieillard,
Et souriant encore à l’aspect d’une femme,
Au feu des souvenirs réchauffera son âme.

C. DELACOUR.

Pour les imaginations exaltées et poétiques, la vie est partagée en deux parts : l’espérance et les regrets.

À leur entrée dans la vie, ces imaginations parent l’avenir, l’amour, l’amitié de couleurs si éclatantes, qu’il est impossible quelque belle que soit la réalité, qu’elles n’éprouvent pas de cruels désappointements et qu’à mesure qu’elles touchent un de ces bonheurs qu’elles ont rêvés, elles ne se disent pas, tristement déçues et découragées : Ce n’est que cela !

Puis, quand une à une se sont effeuillées toutes ces illusions comme une rose au vent, quand soi-même, poussé par un stupide amour de la sagesse et de la vérité, on en a péniblement arraché quelques-unes et qu’on a fini par se convaincre que ce bonheur qui colorait nos songes n’est qu’un enfant de notre imagination.

Il advient que l’on n’a plus de foi à l’avenir ou qu’on le trouve si peu savoureux qu’on en détourne les lèvres, et que le passé même nous paraît une mystification, mais qu’on ne peut de regretter, et l’on s’efforce de ruminer et de remâcher sa vie.

Comme les vieilles femmes pauvres remettent plusieurs fois de l’eau chaude sur le marc de café.

Aussi bénissons-nous tout ce qui nous rapporte un souvenir, tout ce qui nous le rend présent et vivant.

Arrivé à moitié de la vie, il n’y a pas une fleur, pas un arbre, pas un brin d’herbe, pas un son, pas une couleur, pas un parfum qui n’apporte avec lui son souvenir.

Ainsi, pour nous qui écrivons ce livre, et qui, pour la première fois, avons vu un noueux chèvrefeuille sur la tombe d’une jeune fille, l’odeur du chèvrefeuille nous rappelle toujours un cimetière, et il nous semble que l’âme emprisonnée dans la bière avec le corps monte avec la séve de l’arbuste et s’échappe de ses fleurs pour retourner au ciel en suave parfum. Pour nous, le chèvrefeuille sent l’âme et l’immortalité.

Des liserons qui rampent et grimpent en laissant retomber leurs fleurs en cloches blanches, roses, violettes, nous rappellent certain treillage de certain jardin où nous ne saurions entrer aujourd’hui sans nous sentir le cœur horriblement serré.

Mais ce qui surtout ramène à nous un souvenir bien complet et bien intact, c’est la musique, c’est un air que nous avons chanté ou entendu à telle ou telle époque de notre vie ; c’est comme un chant magique qui galvanise un moment de notre vie effacée et le fait passer devant nous.

Pour le vieillard dont les genoux tremblent et la tête hoche, je gage qu’entendre l’air que chantait de sa douce voix la première femme qu’il a aimée lui rend, pour cinq minutes, dix-sept ans, ses illusions, son amour, l’éclat de son regard, je dirais presque sa fraîcheur et sa force ; mais au moins j’affirme que, pour un moment, sa tête cesse de hocher et ses genoux de trembler, et que ses cheveux paraissent moins gris.

Aussi, tel air insignifiant pour tous a une harmonie céleste pour un seul, parce que ce n’est pas à l’oreille, mais au cœur qu’il résonne.

Nous ne pouvons fredonner sans émotion l’air sur lequel nous faisait former des pas M. Cornet, notre maître de danse, quand nous étions au collége, duquel M. Cornet les soins ont été perdus, car nous sommes resté le plus mauvais danseur de France.

Cette émotion ne vient pas de regrets pour le collége, car en ce moment nous en étions outrageusement expulsé, et nous avions d’autre part un professeur avec lequel nous nous battions désavantageusement tous les deux jours, le jour d’intervalle étant consacré à un séjour au cachot.

Mais, en ce temps, nous avions dans la tête et dans le cœur quelque chose qui nous intéressait bien autrement que le grec, et le latin, et la danse.

Quand nous voulons préciser une époque de notre vie ou de l’histoire contemporaine, il nous est fréquent de dire : « C’est à l’époque où les orgues de Barbarie jouaient tel ou tel air. » Ainsi, quand advint à Paris la mystification des piqûres, les orgues jouaient l’air Colin et Colinette dedans un jardinet ; au moment où fut tué le duc de Berry et où nous entrâmes au collége, on chantait : C’est l’amour, l’amour, l’amour, etc. Plus récemment, il y a un petit air allemand qui nous rappelle le jour où nous avons, pour la première fois, savouré un bonheur auquel nous commencions fort à ne plus croire, etc., etc.

Et nous pensons qu’il ne serait pas difficile et surtout qu’il serait très-exact d’écrire pour soi-même l’histoire de sa vie en musique, c’est-à-dire d’écrire l’air que l’on entendait à chaque époque ; la lecture de ces souvenirs ne nous rendrait pas seulement les faits, elle nous rendrait aussi les sensations et l’aptitude aux sensations.

Puisque nous parlons de la musique, nous nous permettrons d’émettre une idée qui nous a beaucoup tourmenté, c’est que nous considérons comme une absurde monstruosité d’attacher des paroles à la musique.

La musique doit monter au ciel en emportant notre âme après elle. Pourquoi la lester d’un lourd langage qui ne monte pas plus haut que l’oreille des hommes ?

N’est-elle pas elle-même un langage ? n’est-elle pas le langage de l’âme, comme les mots le langage de la bouche aux oreilles, de l’esprit à l’esprit ? Pourquoi la charger d’une traduction interlinéaire toujours inexacte ?

Quand j’entends de la musique traînant péniblement après elle de pénibles paroles, comme en font MM. Planard et autres, il me semble la voir boiteuse ; je crois voir un oiseau que des enfants forcent à traîner des chariots de carton, quand il voudrait planer au-dessus de la cime des arbres ; je crois voir un hanneton attaché par la patte à un bout de fil.

Le premier qui a mis des paroles à de la musique, était un barbare mal organisé qui, ne pouvant élever son âme à la hauteur de la musique, a voulu l’abaisser jusqu’à lui et s’est servi des paroles comme on se sert du plomb pour faire tomber l’alouette qui, joyeuse, monte au ciel en chantant.

Tout ce que nous venons de dire sur la musique n’est pas un simple bavardage de l’auteur, comme on pourrait nous en accuser, c’est simplement pour bien faire comprendre tout le charme de mélancolie que Stephen pouvait trouver à chanter, la nuit :

Ma richesse, c’est la feuillée, etc.

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