LXV L’Émeraude

Le matin du dimanche, comme il restait à Stephen quelque argent, il acheta des gants et des bas de soie, et, quand arriva l’heure du dîner, il se contenta de manger un morceau de pain, attendu qu’on devait souper après le bal.

Tout en battant son pantalon et son habit, il se représentait le bonheur dont il n’était séparé que par quelques heures : sa main toucherait celle de Magdeleine.

Puis il se lava et se coiffa avec soin ; ensuite il repassa avec de l’encre les coutures un peu blanchies de son habit, mit une chemise bien plissée et une cravate bien blanche, puis les bas de soie et les souliers, puis le pantalon !…

Mais la jambe tout entière passa par le genou.

Le pauvre pantalon n’était pas neuf, et chaque coup de baguette l’avait coupé ; il était complétement haché.

Il resta étourdi comme d’un coup sur la tête, car avec celui, en fort mauvais état, qu’il mettait tous les jours, c’était le seul pantalon qu’il possédât, et il n’y avait pas moyen d’en mettre un de toile, en hiver.

Il se frotta les yeux, croyant rêver ; mais la chose n’était que trop réelle.

Il n’y avait plus moyen d’aller au bal.

Il maudit le pantalon, le ciel, la terre et Dieu, tout en disant de temps en temps :

— Allons, il faut de la raison.

Il passa deux heures à se moraliser, à se démontrer que, s’il ne voyait pas Magdeleine ce jour-là, il la verrait un ou deux jours après ; qu’au milieu d’un bal, il ne pourrait ni lui parler ni la regarder ; enfin, que ce n’était pas un malheur.

Après quoi, il se mit en route avec son costume de tous les jours, sentant qu’il lui fallait voir Magdeleine à tout prix et se proposant de la voir au moins descendre de voiture.

Il arriva à la ville au commencement de la nuit et se mit dans un coin, près de la maison, pour voir arriver les voitures. Tout le monde était en grande parure, et Stephen s’estima heureux de son accident, qui l’empêchait de se trouver pauvrement habillé au milieu de ces gens.

Il se rapprocha du mur quand il vit d’une belle voiture s’élancer Edward, élégamment vêtu ; pour tout au monde, il n’eût pas voulu être reconnu de lui.

Bientôt après, Suzanne et Magdeleine descendirent ; elles étaient accompagnées du promis de Suzanne et de M. Müller. Comme le pauvre Stephen eût voulu l’arrêter un moment pour la contempler à loisir ! mais elle disparut, et Stephen s’éloigna à grands pas. Mais, au détour de la rue, il retourna latête et ne put se décider à perdre de vue la maison où elle était ; il revint et se promena dans la rue, s’occupant peu de l’attention des voisins et de la neige fondue qui tombait en pluie froide.

Les pensées les plus diverses remplissaient son esprit : « Que fait-elle ? Peut-être un autre la caresse du regard et s’enivre de sa voix ; heureusement que ce Schmidt, ce garçon blond, n’y est pas. »

Un domestique sortit et dit à un de ses camarades qui fumait sur la porte : « C’est très-beau ; si tu veux voir un peu, prête-moi ta pipe et je garderai tes chevaux ; mais ne reste pas longtemps. » Le cocher lui donna sa pipe et ses guides et entra dans la maison ; d’un mouvement subit, Stephen s’élança derrière lui et le suivit ; en montant l’escalier, il rabattit ses cheveux sur-ses yeux pour ne pas être reconnu ; le cocher entra dans l’antichambre. Par une porte entr’ouverte pour donner de l’air, les yeux pouvaient plonger dans le salon, et plusieurs domestiques regardaient d’un œil d’envie les plaisirs de leurs maîtres. Au milieu de femmes richement parées et d’hommes empressés autour d’elles, Stephen aperçut Magdeleine ; elle valsait avec Edward. Edward la dévorait du regard ; Magdeleine, en effet, était bien belle : le plaisir animait ses traits, et au son d’une ravissante musique elle touchait à peine le parquet.

Stephen sentit ses dents se serrer : il trouvait que Magdeleine abandonnait trop son corps au bras d’Edward, et Edward valsait à ravir ; l’élégance de son costume et de ses manières en faisait un cavalier remarquable, et sa figure était plus jolie qu’aucune de celles que renfermait le salon.

De temps à autre, quand les regards de Magdeleine se portaient vers la porte, il se retirait dans l’ombre ; mais, au bout d’une heure, persuadée qu’il ne viendrait pas, et se livrant tout entière au plaisir, elle ne tourna plus les yeux de ce côté. « N’importe, se disait Stephen, cette bague de mes cheveux qu’elle a au doigt lui rappelle mon amour. Au milieu de ses plaisirs, tout confondu que je suis misérablement avec les valets, je remplis son cœur comme elle remplit le mien. Qu’est-ce qu’un accident qui nous sépare pour une soirée, quand nous avons devant nous toute une vie de bonheur et d’amour ? »

Edward de toute la soirée ne quitta pas Magdeleine des yeux. Quatre fois il valsa avec elle.

Elle laissa tomber son bouquet, il s’élança et le cacha dans son sein ; heureusement pour Stephen qu’il ne pouvait s’en apercevoir ; heureusement aussi qu’il n’avait pas vu que Magdeleine n’avait pas au doigt la petite bague de cheveux.

Suzanne, en l’aidant à s’habiller, lui avait dit :

— Magdeleine, est-ce que tu vas garder cette bague de cheveux ?

— Oui, avait répondu Magdeleine.

— Tu as tort ; il n’y a rien de ridicule dans un salon comme une bague de cheveux ; et c’est s’exposer à une foule de commentaires fâcheux : si tu as un amour au cœur, as-tu besoin d’en instruire toute la société ?

— Je suis la fiancée de Stephen, je suis fière de son amour, et je puis l’avouer à la face de toute la terre.

— C’est au moins inutile, chère Magdeleine, et, pour ton amant lui-même, tu ne dois rien faire qui puisse nuire à ta considération : une jeune fille ne peut avouer qu’elle aime ; et d’ailleurs, ton mariage manquant, tu serais déshonorée aux yeux du monde. Et puis qu’auras-tu à me confier si tu affiches ainsi tes secrets ? Tiens, Magdeleine, serre aussi précieusement que tu le voudras cette ridicule petite bague et prends celle-ci : c’est un gage d’amitié, et tu peux le montrer à tous les yeux.

La bague était une magnifique émeraude parfaitement montée ; tandis que Magdeleine la regardait, Suzanne lui ôtait doucement du doigt la bague de cheveux.

Il était tard, M. Müller se leva, Magdeleine, Suzanne et son promis ; la porte où était Stephen s’ouvrit, et les domestiques s’empressèrent autour d’eux pour leur donner leurs manteaux et leurs fourrures. Stephen s’était caché le plus possible, mais le promis de Suzanne se tourna vers lui et lui dit :

— Faites approcher ma voiture.

Stephen traversa la salle en grinçant des dents et s’enfuit à moitié fou ; cependant il voulut voir encore Magdeleine et il attendit à la porte.

On attendit longtemps, puis le promis :

— Ce faquin n’a donc pas fait ma commission !

Un autre domestique s’en chargea ; tout le monde sortit, et Edward reconduisit les dames jusqu’à leur voiture, puis monta dans la sienne et partit. Un homme se trouvait sur son passage et paraissait n’entendre ni le bruit des roues ni le galop du cheval. Edward lui donna un coup de fouet pour le déranger : c’était Stephen.

— Il a un magnifique cheval, dit Suzanne.

— C’est un de nos premiers élégants ; c’est un charmant jeune homme, ajouta le promis ; il est de mes amis et nous avons fait ensemble plus d’une joyeuse partie. Il est entré depuis peu de temps en possession de sa fortune. Ce serait un excellent mariage. Je le crois fort épris de mademoiselle Magdeleine, dit-il en souriant, il m’a accablé de questions sur elle et était tout stupide d’admiration.

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