I Magdeleine à Suzanne

11 avril.

Ta lettre m’a fait un grand plaisir, ma chère Suzanne ; tes récits et tes descriptions ont pour moi toute la pompe et tout le charme de la féerie ; ces riches parures, ces fêtes magnifiques dont tu me parles ont rempli mes rêves pendant deux nuits ; pour moi, je ne sais que dire en retour : il n’y a rien ici de pareil, et je n’ai rien à t’apprendre, sinon que les pruniers sont en fleur et que le vent tiède du printemps apporte dans ma chambre, au moment où je t’écris, l’odeur des premières violettes et des premières grappes de lilas.

Je te remercie de la belle écharpe que tu m’as envoyée, il se passera probablement bien du temps avant que je la mette, non que je vive comme une recluse et comme une religieuse, ainsi que me semble le craindre ton amitié, mais le peu d’amis que voit mon père ne sont pas riches, et il ne voudrait pas que ma parure effaçât celles de leurs filles dans nos réunions du dimanche.

Mon père a loué la petite chambre que nous n’occupions pas en haut de notre maison ; celui qui l’habite est un très-jeune homme, peu communicatif, sombre et sauvage. Quand je descends au jardin le matin, je l’y trouve toujours avec un livre qu’il ne lit presque jamais, car il a continuellement les yeux fixés sur la terre, et j’ai remarqué que son livre est toujours le même. Néanmoins je ne le crois ni triste ni malheureux ; il y a sur ses traits une sérénité et un calme extraordinaires : aussitôt qu’il me voit, il me salue et s’enfonce sous les arbres ou remonte dans sa petite chambre.

Comme je prévois les questions que tu me feras à ce sujet, et que je sais tout ce qui nous intéresse, nous autres filles, je te dirai qu’il n’est pas beau, qu’il y a même dans son aspect quelque chose d’inculte et de repoussant ; ses vêtements, propres et bien faits, sont mis et arrangés avec une extrême négligence. L’autre soir, ma fenêtre était restée ouverte, et je l’ai entendu chanter : sa voix n’est pas désagréable et a une grande expression ; mais il chante mal et sans aucun art. Mon père dit qu’il est très-savant, c’est tout ce que je puis t’apprendre ; je ne lui ai jamais parlé, et ni lui ni moi n’en cherchons les occasions, et il est probable que nous n’aurons jamais de relations plus étendues.

Mon père est en ce moment fort occupé ; il fait avec un voisin un échange d’oignons de tulipes, et il craint que la saison ne soit trop avancée pour les replanter.

Adieu, ma bonne Suzanne ; embrasse pour moi ta mère et ton père, et reçois l’assurance de ma bien tendre amitié.

MAGDELEINE.

P.-S. – Je m’aperçois que plus de la moitié de ma lettre est remplie par un étranger qui ne nous intéresse ni l’une ni l’autre ; accuses-en la monotonie de notre vie dans une petite ville sans société et sans distractions.

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