II Magdeleine à Suzanne

15 avril

Je t’écris, ma bonne Suzanne, et je n’ai rien à t’apprendre ni à te dire ; ainsi tu es bien libre de déchirer ou de brûler ma lettre sans la lire. Je t’écris parce que je suis triste et ennuyée sans en savoir la cause, parce que tu es la seule que je puisse impunément fatiguer de mon bavardage.

Le temps est magnifique. Le soleil prend de la force, tout germe et se développe ; la sève, longtemps emprisonnée dans les rameaux, jaillit en feuillage d’un vert tendre ; l’air tiède pénètre le corps et lui donne une langueur mêlée de plaisir et de peine. Depuis quelques jours, il m’est impossible de rester en place ; je vais du jardin à la maison et de la maison au jardin ; je m’assieds avec un livre à la main, et bientôt mon livre tombe. Je respire l’odeur du jeune feuillage ; je m’enivre de l’air printanier qui caresse mes cheveux, et je tombe dans une rêverie profonde, dans une taciturne contemplation. Des heures entières mes yeux restent fixés sur un brin d’herbe qui brille au soleil comme une émeraude, et je sens dans le cœur ce malaise qui fatigue l’estomac quand on n’a pas dîné, pour aller plus tôt à un bal ou à une fête, une sorte de vide douloureux ; puis de grosses larmes roulent dans mes yeux, et je me soulage en pleurant de tout mon cœur. Et je te le jure, ma bonne Suzanne, je n’ai aucun chagrin ; mon père m’adore et n’est heureux que de mon bonheur : il met tous ses soins à prévenir mes moindres désirs, et, malgré son amour pour ses tulipes et ses jacinthes, et toutes les plantes de son jardin, il les néglige souvent pour me procurer un plaisir ou une distraction. Te souvient-il, ma bonne Suzanne, du temps que nous avons passé ici ensemble, de ma folle gaieté et de mon insouciance ? Je ne sais plus où est tout cela ; tout autour de moi semble prendre une nouvelle vie, tout se pare de vêtements de fête ; ainsi que dit Gœthe :

Comme en un jour d’hymen la nature est parée ;

La lisière de la forêt

De beaux genêts fleuris brille toute dorée

Aux rayons du soleil de mai,

Et la brise rafraîchissante

S’embaume en se jouant dans les lilas tremblants,

Ou sème sur la terre une neige odorante

En balançant les cerisiers tout blancs.

Et moi seule, je suis triste, et il y a comme un crêpe funèbre sur mes pensées. Les oiseaux se cherchent et se rassemblent sous le feuillage des tilleuls. Le printemps, dit-on, est la saison de l’amour et dispose l’âme aux douces impressions ; et moi, je n’aspire qu’à être seule ; et, quand je suis seule, je pleure sans qu’aucune cause puisse justifier mes larmes ; et oserai-je te l’avouer ! je ressens à pleurer un plaisir nouveau pour moi. Tu me trouves bien folle, n’est-ce pas ? j’en suis plus surprise et plus effrayée que toi. Quand je regarde autour de moi, je ne vois que des raisons de rendre grâce à Dieu de tout le bonheur qu’il fait pour moi chaque jour, et je me trouve bien ingrate envers lui et bien indigne de ses bontés.

Adieu, ma Suzanne.

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