CXXXV WERGISS-MEIN-NICHT

C’est d’après le conseil de Stephen que Magdeleine était allée habiter la maison de M. Müller ; là, elle resta quatre jours seule : elle retrouva le nom de Stephen et le sien gravés sur l’écorce du tilleul ; elle retrouva tous les souvenirs de son naïf et poétique amour pour Stephen.

Pour lui, il avait besoin de ce temps pour se remettre de l’émotion violente qu’il avait éprouvée, et, d’ailleurs, il voulait laisser à Magdeleine quelques jours de solitude à se livrer sans défiance à ses souvenirs.

Car c’est surtout quand il n’est pas là qu’une femme aime l’amant auquel elle ne s’est pas donnée, parce qu’alors elle n’a rien à craindre de lui, elle s’abandonne sans restriction à l’ineffable douceur d’aimer.

Et en effet, c’est un bonheur d’aimer tel, qu’il nous semble étonnant de voir des femmes demander de la reconnaissance pour l’amour qu’elles donnent, comme si elles n’étaient pas assez récompensées, non seulement par l’amour qu’elles inspirent, mais aussi par celui qu’elles éprouvent.

C’est pour profiter de l’effet de cette solitude sur le cœur et l’esprit de Magdeleine que, le quatrième jour, qui était le jourde naissance de Magdeleine, il envoya devant lui un homme chargé de lui porter de l’aubépine et des wergiss-mein-nicht, en souvenir de leur ancienne amitié.

Ce jour-là, il voulut repasser aussi ses souvenirs, et il alla voir sa petite chambre qu’il avait occupée quand il était professeur, quand il était si pauvre et si heureux d’espérance, si riche d’avenir !

Puis, en s’en allant, couché au soleil, près de la haie, il vit Wilhem Girl, qui fumait tranquillement sa pipe.

Il avait pris ses précautions pour arriver près de Magdeleine peu de temps après son messager ; il la trouva sous l’allée de tilleuls, tenant à la main le bouquet qu’elle venait de recevoir ; livrée à une vive émotion, et, sans s’en apercevoir, laissant couler ses larmes.

À son aspect, elle les essuya et lui dit : « Edward ? »

Stephen sentit ses dents grincer en entendant que c’était le premier mot qu’elle eût à lui dire ; mais il répondit doucement : « Il doit être en route et à moitié chemin ; » puis il s’assit près d’elle, et ils restèrent longtemps sans parler ; l’enfant d’Edward et de Magdeleine le reconnut. Il lui donna quelques friandises.

Un long silence régna encore.

— Magdeleine, dit Stephen, ce jour ne vous rappelle-t-il rien ?

— Oh si ! et il n’est pas généreux à vous d’avoir ranimé ce triste souvenir en m’envoyant ce bouquet.

— Pourquoi, Magdeleine ? Si votre vie présente appartient à votre époux, votre vie passée est à moi ; il n’y a rien dans ces souvenirs qui blesse vos devoirs. Ce jour que nous nous rappelons tous les deux, nous étions ici, sous ces mêmes arbres, près l’un de l’autre comme aujourd’hui. Oh ! Magdeleine, que la vie alors était belle pour moi ! que j’étais fort avec votre amour !

Il y eut encore un silence, pendant lequel tous deux recherchèrent leurs souvenirs sans se les communiquer.

Puis Stephen :

— Oui, c’était beau ! mais, plus tard, quelle amère déception, quelles horribles souffrances ! Je ne sais, Magdeleine, mais je crois que, pour votre bonheur propre, vous avez eu tort ; vous avez dans le cœur trop de noblesse et de poésie ; le cœur de celui que vous avez choisi pour votre époux n’est pas en harmonie avec le vôtre.

» Et moi, je vous aimais tant, je vous aurais tant aimée ! toute ma vie n’aurait été employée qu’à vous rendre heureuse.

Il se leva et fut plusieurs jours sans revenir.

Il lui avait conseillé de ne voir personne, sous un prétexte de bienséance, mais, en vérité, pour la laisser dans la solitude, livrée entièrement à ses souvenirs et aux émotions qu’il lui laissait.

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