CXXXIV L’ÉCHÉANCE

Un vent tiède secoue les parfums des fleurs sur les gazons et balance les panaches verts des arbres, et le soleil caresse la terre, toute rose de bruyères fleuries.

Edward est parti depuis le matin et traverse, pendant l’ardeur du jour, une forêt où les oiseaux se sont réfugiés ; mais la route est large, et un côté seul a de l’ombre.

Magdeleine est allée s’enfermer dans la maison de son père, jusqu’au moment où elle ira joindre Suzanne.

Et Stephen est parti pour la résidence.

Mais, tandis qu’Edward chevauche lentement, le trot d’un cheval le fait retourner ; c’est Stephen qui le rejoint. Stephen est pâle, il a marché vite, et son beau cheval gris a les oreilles et le cou baissés.

— Je ne suis pas allé à la résidence, dit-il à Edward, j’ai préféré faire avec toi une partie de la route.

Et tous deux, au pas, suivent la grande route dans la forêt.

Un vent tiède secoue les parfums des fleurs sur les gazons et balance les panaches verts des arbres, et le soleil caresse la terre, toute rose de bruyères fleuries.

— Que cette nature est riche, dit Stephen, avec son soleil, ses arbres verts, son ombre fraîche et ses fleurs aux brillantes couleurs et aux suaves odeurs, plus belles que des cassolettes d’or et d’émeraudes et de rubis.

» Que ce vent est bon dans les cheveux ! que ce silence est majestueux ! La nature est le seul ami qui ne nous abandonne jamais, le seul bonheur qui nous reste fidèle.

» Tous les bonheurs, tous les plaisirs changent d’aspect à chaque pas que nous faisons dans la vie. On ne peut goûter le même bonheur deux fois : à la seconde fois, il est fade et décoloré.

» Mais chaque printemps nous ramène la nature en habits de fête, toujours la même et nous donnant toujours les mêmes impressions.

» J’envie le bonheur de ces brillants insectes qui meurent ou s’engourdissent lorsque tombent les feuilles et se fanent les fleurs ;

» Qui meurent du premier froid qui tue les fleurs, d’un même coup, d’une même mort.

» Chaque fois que je vois l’été, il me semble que je ne pourrai me résigner à supporter aussi un hiver. L’hiver est un long et pénible enfantement du printemps qui doit suivre.

» Mais cette nature, qu’elle doit sembler belle cette année à l’homme qui ne doit plus la revoir, au criminel condamné à mourir ! »

En prononçant ces derniers mots, il regarda Edward avec ce ricanement muet qui avait fait tant de peur à Magdeleine.

Un vent tiède secoue les parfums des fleurs sur les gazons et balance les panaches verts des arbres, et le soleil caresse la terre, toute rose de bruyères fleuries.

— Comme il serait cruel, ajouta-t-il, de mourir au milieu de cette belle fête que la nature donne à l’homme ! Vois, Edward, comme tout cela est beau ! Vois dans le gazon touffu les fleurs blanches et les fruits rouges des fraisiers ! Respire les parfums qui s’exhalent autour de nous, et sous nos pieds, et sur nos têtes, et ce concert harmonieux du vent dans les feuilles, du bourdonnement des abeilles et des oiseaux qui chantent à demi-voix !

» Vois toutes ces fleurs : un manteau de roi avec ses pierres précieuses en broderie est bien pâle auprès.

» N’est-ce pas qu’il serait bien cruel de mourir avant l’hiver ?

— Il y a, dit Edward, quelque chose de plus beau encore ; c’est l’amitié, et c’est elle qui occupe en ce moment mes pensées. Sans toi, je serais honteusement ruiné et fugitif, tandis que j’ai un espoir fondé de rétablir promptement mes affaires.

— Oui, répondit Stephen, c’est une belle chose que l’amitié, c’est la chose la plus sainte de toutes, après l’amour ; elle rend la vie légère à porter, car deux amis partagent toutes leurs souffrances et tous leurs bonheurs. N’est-ce pas, Edward, chacun met son bonheur dans celui de l’autre et s’efforce de prendre la plus grosse part des souffrances et la plus petite des plaisirs ! Deux amis voient à découvert dans l’âme l’un de l’autre ; ni la fortune ni l’ambition ne peuvent les séparer, ce sont deux existences enlacées. Jamais un ami n’écraserait sous ses pieds le cœur de son ami, ne se jouerait de ses plus naïves affections, ne tuerait sa félicité et sa vie, ne lui déroberait son bonheur, ne viendrait recueillir comme un voleur ce que l’autre aurait semé de joies pour le reste de sa vie ; il ne voudrait pas rendre à son ami l’existence amère, que le pauvre homme ait envie de la cracher chaque fois qu’il respire ; il ne voudrait pas laisser son ami dépouillé de croyances et nu au milieu des ronces, n’est-ce pas ?

Et encore il ricana amèrement.

Un vent tiède secoue les parfums des fleurs sur les gazons et balance les panaches verts des arbres, et le soleil caresse la terre, toute rose de bruyères fleuries.

Edward est distrait ; Stephen continue.

— Mais plus les choses sont saintes, plus celui qui les profane doit être puni ; la loi est plus sévère contre l’homme qui vole une patène d’étain que pour celui qui vole une soupière d’argent.

» Il n’y a rien de si méprisable que le faux ami, celui qui accepte tous les dévouements, tous les sacrifices, et qui n’a rien de pareil dans son cœur à donner en échange.

» Mais que dire de celui qui profite de ce qu’on lui montre une poitrine nue pour frapper plus sûrement au cœur ? de celui qui ne se contente pas de frapper au cœur, mais le déchire lentement avec les dents et avec les ongles ? Celui-là, il faut le tuer, parce qu’on n’a rien trouvé de pire que la mort, ou plutôt parce qu’il n’y a pas d’âme que l’on puisse à son tour déchirer avec les dents et les ongles et broyer sous les pieds. N’es-tu pas de mon avis, Edward ?

Edward, depuis quelques instants, le regarde avec étonnement, car Stephen est pâle comme une figure de marbre, et ses yeux jettent du feu.

— Qu’as-tu, Stephen ?

— Rien ; mais dans ton esprit repasse notre vie, vois ce que je t’ai donné et ce que tu m’as rendu ; moi, une vive et franche amitié, le dévouement le plus complet ; toi, la perfidie et la trahison.

» Tu m’as pris la femme qui faisait ma joie et mon espoir, pour laquelle j’avais subi la pauvreté, et les humiliations, et la faim. Tu me l’as prise sans te soucier si avec elle tu m’arrachais le cœur et les entrailles ; et encore peut-être t’aurais-je pardonné si tu l’avais rendue heureuse : mais tu l’as condamnée à la ruine et à la misère ; après tout ce que j’avais souffert, il m’a fallu endurer ses souffrances à elle, plus douloureuses peut-être que les miennes propres.

» Et, ajouta-t-il en ricanant, tu croyais que, pour prix de tout, je te ferais heureux et riche, que je serais comme le chien qu’on bat et qui rampe en léchant le pied qui l’a frappé…

» Non, non, tu vas tout payer !

Edward, étourdi, voulut articuler quelques mots ; Stephen continua :

— Tu vas tout payer !

» D’abord, je voulais te tuer avec mes mains ; je ne voulais pas la longueur d’un fer entre toi et moi, je voulais sentir les coups que je te porterais ; mais on appellerait cela un crime, on me mettrait en prison, on me tuerait, et j’ai encore quelque chose à faire, pour quoi j’ai besoin de ma vie et de ma liberté.

» Je te laisse quelques chances.

En disant cela, il déroule son manteau et en sort deux épées.

— Je vais te donner une de ces deux épées : tu te défendras si tu peux ; mais tu vas signer ce papier, dont j’ai besoin si l’on trouve ton corps après que je t’aurai tué.

Et il lui présente un papier à signer. Il est ainsi conçu : « Je me bats avec Stephen à armes égales. »

— Si tu refuses de signer, je ne te donnerais pas l’épée et je te tue sans défense.

Edward signe et veut parler.

— Silence ! dit Stephen ; défends ta vie si tu veux, mais tu ne le pourras pas, je vais te tuer ; il y a un an que j’ai résolu de me venger, et chaque jour j’ai passé quatre heures à m’exercer avec cette arme.

» Dis adieu au soleil, à la verdure, à tout ce que tu aimais : tout cela est perdu pour toi.

— Je ne me battrai pas avec toi, dit Edward.

— Si, car je te tuerai, répond Stephen.

— Eh bien, puisque tu le veux, nous nous battrons ; mais cette escrime m’est familière autant qu’à toi.

Ils ôtent leurs habits et se mettent en garde, assurant bien leurs pieds sur la terre, silencieux et les regards sanglants.

Un vent tiède secoue les parfums des fleurs sur les gazons et balanceles panaches verts des arbres, et le soleil caresse la terre, toute rose de bruyères fleuries.

Les fers se croisent et se choquent, se cherchent et se fuient et se trompent.

Edward, en effet, est habile, mais la fureur calme de Stephen l’écrase ; il se bat avec désespoir, deux fois Stephen a fait couler son sang.

Alors Edward devient un lion, il bondit en rugissant et presse Stephen, qui est forcé de reculer.

Stephen tourne lentement, le fait marcher, et Edward peut voir son ricanement, car Stephen est arrivé à son but : Edward reçoit les rayons du soleil dans les yeux, il est ébloui, aveuglé, il se défend au hasard en reculant et Stephen lui plonge son épée dans la poitrine ; il tombe et le sang ne s’écoule pas, il s’épanche au dedans et l’étouffe.

Stephen remonte à cheval, pâle et les cheveux hérissés, et s’enfuit, enfonçant les deux éperons dans les flancs de son cheval.

Un vent tiède secoue les parfums des fleurs sur les gazons et balance les panaches verts des arbres, et le soleil caresse la terre, toute rose de bruyères fleuries.

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