XCIII

Stephen était assis morne et silencieux depuis le matin.

Les personnes qui sentent fortement, et nous ne rangeons pas dans cette classe celles qui proclament à son de trompe leurs sensations et leurs émotions, sont aussi friandes et avares de leurs douleurs que de leurs bonheurs, renferment les uns et les autres au fond de leur cœur et ne les laissent pas s’évaporer en paroles.

Les paroles, en effet, qui sortent d’un cœur en proie à la tristesse ou à la joie semblent des abeilles qui, sortant du calice d’une fleur, s’envolent toutes couvertes de la poussière jaune des étamines, et les pattes chargées de suc.

Aussi, aux gens qui nous entretiennent longuement de leurs sensations, de leurs plaisirs ou de leurs chagrins, ce que l’on doit réserver pour ses amis, d’abord parce que c’est ennuyeux pour tout autre, ensuite parce qu’il faut que les amis aient quelque chose de plus que les autres, nous sommes véhémentement tenté de dire : « Voilà si longtemps que vous parlez de votre chagrin, que nous gageons qu’il n’en reste plus au fond de votre cœur : c’est un parfum évaporé. »

Le creux de sa vie effrayait Stephen. La seconde moitié ne serait employée qu’à porter le deuil de la première.

Il pensa à se tuer.

Beaucoup ont déclamé contre le suicide.

Nous n’avons au fond de ces déclamations jamais trouvé que la peur de la mort de la part de l’auteur.

On a à ce sujet accumulé un grand nombre de niaiseries.

L’une vient de Cicéron et a été toujours répétée depuis :

« L’homme n’a pas plus le droit de mourir qu’une sentinelle de quitter son poste. »

Nous ne répondrons pas à un raisonnement qui fait de Dieu un caporal, et, d’ailleurs, nous pensons que Dieu s’occupe fort peu de nous ; qu’il y a bien de la vanité à nous, petits, de croire que nous pouvons l’offenser, et qu’il ne prend la peine ni de nous récompenser ni de nous punir, laissant au hasard et au savoir-faire de chacun le soin d’arranger et de conduire sa vie. On dit encore « qu’il y a plus de courage à supporter le malheur qu’à se tuer, que l’on se tue par lâcheté, » ce qui n’est pas vrai ; et ceux qui, dans leur vie, ont eu envie de se tuer savent le contraire.

Nous pensons, au contraire, qu’il n’y a rien de si raisonnable que de quitter un habit qui nous gêne, un lieu où nous sommes mal, de déposer un fardeau trop lourd pour nos épaules.

Stephen pensa donc à se tuer.

Il y avait encore dans la mort quelque chose de poétique qui le séduisait : il enverrait à Magdeleine avec une lettre des cheveux qu’il chargerait un ami de couper sur sa tête morte ; il prendrait encore place dans la vie de Magdeleine au moins pour quelque temps.

Mais aussi il pensa que rien ne lui garantissait que ses dernières volontés seraient exécutées ; qu’on lui promettrait tout ce qu’il voudrait, comme on a fait à un malade ; mais qu’après sa mort on serait retenu par la crainte de faire à Magdeleine un mal inutile, car les plus saintes promesses meurent d’une caresse ou d’une chiquenaude,

Que Magdeleine ignorerait sa mort ou du moins n’en saurait pas la cause ; que cette mort n’interromprait pas d’une minute ses plaisirs.

Et il s’indigna contre elle, pensant qu’il lui avait sacrifié toute sa vie, qu’il avait rejeté tous les plaisirs de son âge, et qu’elle l’avait abandonné pour un homme plus riche.

— Qui sait, dit-il, si ces plaisirs que j’ai méprisés ne me la feraient pas oublier ? car je veux l’oublier.

» Il y a de la bassesse et de la lâcheté à aimer une femme qui vous méprise ; si ce n’est pas le corps d’une femme que l’on peut aimer, c’est son amour ; et Magdeleine ne m’aime plus ; et il y a d’autres femmes ; et il y a bien des bonheurs que je ne connais pas. »

Comme ses idées avaient pris ce cours, une voix qui venait de la rivière appela :

— Stephen ! ohé !

C’était Fritz, que Stephen avait envoyé chez M. Walfurst.

L’étranger auquel il avait prêté trente mille florins s’était battu et avait été tué ; mais, avant de mourir, il avait assuré à l’inconnu qui avait eu la générosité de lui prêter de l’argent, la moitié de sa fortune, qui était très-considérable.

— Monsieur Stephen, dit Fritz en finissant, vous avez plus de dix mille florins de rente.

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