XCIV

— Mourir, pensa Stephen, et je n’ai pas encore vécu ! Serai-je comme un voyageur qui, sortant de sa ville natale et voyant les faubourgs sales, boueux et pauvres, ne continue pas le voyage ?

» De toute la vie, de tout ce qu’elle renferme de bonheur et de plaisir, de tout ce qu’elle peut offrir au cœur et à l’esprit, je ne connais rien, rien qu’une femme.

» Mon cœur a senti, mais mon esprit, ma curiosité, n’ont point encore eu d’aliments.

» Et, en livrant ainsi toute ma vie à une femme, ne suis-je pas aussi fou que ces horticulteurs qui, au milieu d’un jardin, n’aiment et ne voient que les tulipes, et même qu’une seule variété de tulipes, comme si toutes les fleurs n’avaient pas leur couleur et leur parfum, comme si toutes les femmes n’avaient pas à donner de l’amour au cœur et des plaisirs aux sens.

» Il pensa alors que jamais il n’avait eu une femme à lui dans ses bras, sur sa poitrine ; il rappela le souvenir de Marie.

» Oui ; mais, pensa-t-il, ne l’ai-je pas vue aux bras d’Edward ?

» Mais pourquoi exiger des femmes une vertu et une force qui n’est pas en elles ? Pourquoi ne pas se contenter de ce qu’elles ont à donner ? Pourquoi demander des roses au jasmin, du chèvrefeuille aux orangers, au lieu de savourer l’odeur du jasmin et des orangers ?

Et il resta la tête dans les mains.

Car devant ses yeux se formaient des tableaux voluptueux de plaisirs inconnus ; un frisson courait par tout son corps, et sa bouche donnait des baisers à l’air embrasé par les rayons du soleil.

Tout à coup une idée lui vint ; longtemps il resta les yeux fixes et immobiles ; puis tout à coup, se levant :

— Au fait, pourquoi pas ? s’écria-t-il ; pourquoi ne pas fouiller dans la vie pour voir ce qu’elle a à me donner de plaisirs ?

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