Maurice et Richard se rejoignirent à peu près à l’heure indiquée, c’est-à-dire que Richard n’arriva qu’à onze heures et demie.
— J’étais, dit-il, dans une maison d’où je ne pouvais m’esquiver brutalement ; j’ai mieux aimé faire attendre un ami ; avec lequel je n’ai pas besoin de me gêner, que de contrarier des étrangers, en interrompant une partie de cartes dans laquelle je m’étais laissé entraîner.
Maurice, qui sentait quelque embarras à faire à son ami l’aveu qu’il lui avait promis, profita de ces mots de Richard pour aborder un autre sujet.
— Grand merci de votre amitié, mon ami Richard ! et voudriez-vous me dire pourquoi on n’a pas besoin de se gêner avec ses amis ?
Vous êtes comme ces chefs de maison qui, toute la semaine, font manger à leur femme et à leurs enfans du pain de seigle et des pommes de terre, afin de pouvoir traiter splendidement, le dimanche, des étrangers et de simples connaissances.
À quoi me servira votre amitié, ami Richard, si vous donnez aux autres le peu qui peut se trouver de bon en vous, et si vous me réservez, à moi votre ami, vos vices, vos défauts, et vos ridicules ? Je vous supplierai alors à deux genoux et les mains jointes de me vouloir bien traiter comme un étranger.
Si vos amis sont tels qu’ils doivent supporter vos inexactitudes, vos mauvaises humeurs, vos instans d’ineptie, vous ne les aurez certes pas pour rien, et il faut les acheter, comme on achète un mulet ou toute autre bête de somme.
Il y a longtemps, du reste, que je voulais vous chapitrer à ce sujet, et j’en ai manqué une belle occasion, grâce au public qui nous entourait, quand, l’autre jour, vous avez laissé tomber, d’un air gracieux et tout-à-fait content de vous, une des plus lourdes sottises qui jamais aient été formulées en aucune langue : « Je chante assez mal, disiez-vous ; aussi je ne chante que devant mes amis. » Encore une fois, merci de votre amitié, ami Richard ; si vous avez la voix fausse, pourquoi la faire subir à vos amis ? Comment ! tous vos soins, toutes vos prévenances, toutes vos sollicitudes sont pour ceux que vous n’aimez pas ? Votre indifférence, votre oubli, ce que vous pouvez causer d’ennui appartient de droit incontestable à ceux que vous aimez ? Jurez-moi que vous me détestez, ami Richard, ou moi je vous jure, par les manches du seul habit neuf que je possède en ce moment, de ne jamais m’exposer à sonner chez vous ; vous ne me donneriez que des os, sous prétexte que je suis votre plus ancien ami.
Comme les femmes qui gardent leurs papillotes, leur bonnet de nuit et leurs pantoufles, tant qu’elles sont avec leur mari, et qui ne se font belles que pour les étrangers.
— As-tu du tabac ? dit Richard.
Et quand il eut rempli sa pipe :
— Ce n’est pas ton tabac ordinaire ?
— Non, répliqua Maurice, le meilleur tabac perdrait sa saveur, si on n’avait soin d’en fumer d’autre de temps en temps, pour ne pas se blaser le palais ni le cerveau ; l’homme ne peut prendre continuellement ni la même nourriture ni les mêmes plaisirs.
— Est-ce pour cela que tu veux te marier ? dit Richard.
Maurice s’était enferré, il ne pouvait plus éviter de parler du sujet pour lequel il avait fait venir Richard ; il s’exécuta d’assez bonne grâce.
Il y a deux manières de faire un aveu pénible.
La première est celle qu’emploient les petites filles vis-à-vis de leur confesseur : — elle consiste à nommer, un à un, les petits péchés, pour arriver le plus tard possible à la déclaration du gros péché, du péché mortel : ce n’est là qu’une impulsion naturelle.
L’autre manière suppose plus d’art et de réflexion, et cette façon d’agir ressemble à celle du nageur, qui, craignant d’être saisi par l’eau froide, au lieu d’y descendre lentement, s’y jette la tête la première ; — elle consiste à déclarer la chose sans détours, sans ménagemens, sans circonstances atténuantes, en l’exagérant même de manière à étourdir et à suffoquer l’auditeur.
Maurice fit donc comme un poltron qui ferme les yeux et se jette au-devant du feu, faute du courage nécessaire pour l’attendre. Il dit à Richard :
— J’épouse Hélène.
— Bah ! répondit Richard.
— Du moins, dit Maurice, je veux l’épouser, car je ne lui en ai pas encore dit un mot.
— Faut-il donc, reprit Richard, que je te répète tout ce que t’a suggéré ton éloquence pour me prouver qu’une femme vierge seule mérite l’amour d’un homme qui sent profondément.
As-tu découvert que tu te trompais en croyant sentir profondément, ou Hélène t’a-t-elle persuadé qu’elle était vierge et immaculée ?
— Rien de tout cela, ami Richard, par la raison que votre esprit est le seul dans lequel puissent entrer de telles balivernes. Mais, si tu veux que je t’explique mes raisons, abstiens-toi, pour quelques instans, des lourdes facéties dont tu as toujours été fort prodigue.
Toi, et tous ceux qui ont vu Hélène, vous ne connaissez que sa beauté physique ; mais ce beau corps est animé par l’âme la plus noble et la plus céleste ; son corps si gracieux, si souple, si voluptueusement modelé, seule cause de la plate admiration dont vous la fatiguez, elle en est honteuse et humiliée, car il a été flétri, il a été couché dans la fange.
Et sa belle âme souffre et gémit.
Eh bien ! moi, je réparerai ce qu’a fait le sort. Hélène sera ma femme, elle sera réhabilitée aux yeux du monde et à ses propres yeux ; elle s’enorgueillira des devoirs honorables qu’elle aura à remplir.
Je la tirerai de cette vie ignoble où elle meurt, je lui donnerai une vie d’amour.
Hélène, devenue ma femme, sera honorée et respectée.
— Qui sait ? dit Richard.
— Malheur à celui qui me ferait soupçonner le contraire !
— Tu le tueras, n’est-ce pas ? mais après il en viendra un autre, puis cent autres, et ton épée pourra tout au plus te faire craindre, sans faire honorer ta femme ; et, d’ailleurs, que feras-tu aux femmes assez irrévérencieuses pour ne pas adorer ton idole ?
— Aussi ne pensé-je pas à vivre dans le tumulte ; je mènerai cette vie close dont je t’ai quelque fois parlé ; Hélène et moi, ce sera pour nous le monde entier.
J’aurai fait pour Hélène plus que Dieu. Dieu l’a créée pour une vie de douleurs et d’humiliations, je lui donnerai une vie pleine de joies célestes et d’un légitime orgueil.
— Est-ce donc toi qui me disais : « Il faut que la femme que j’aimerai m’ait donné toute sa vie ; je serais jaloux des fleurs dont le parfum l’enivre, etc. »
— Oui, mais je t’ai dit en même temps : « Mes idées à ce sujet sont de brillantes illusions. »
— C’est vrai ; mais c’étaient, disais-tu, des illusions nécessaires à ton bonheur.
— Je le croyais.
— Nieras-tu que je ne te prenne en inconséquence flagrante ?
— Et pourquoi nierais-je ce qui ne me semble pas un mal ? pourquoi s’obstiner à nourrir des idées que l’on reconnaît fausses ? Si la couleur et la forme d’un fruit me l’ont fait juger bon, et qu’après l’avoir mangé j’en aie ressenti des douleurs d’estomac, faut-il que je persiste à le dire bon et à m’empoisonner en en mangeant d’autres ?
Si la nuit un cuisinier a cueilli de la ciguë, pensant cueillir du cerfeuil, doit-il, quand il reconnaît son erreur, pour être conséquent, employer la ciguë et empoisonner ses maîtres ? Ce n’est pas ma faute, à moi, si les hommes, dans leur stupide vanité, ont érigé leurs infirmités en vertus, leurs ridicules en qualités, s’ils ont appelé l’obstination conséquence, et s’ils ont donné comme loi d’être conséquent, c’est-à-dire obstiné.
Certes, les illusions dont je t’ai entretenu sont plus riches que la réalité, et je me serais bien gardé de rien faire qui m’exposât à les perdre, si je pouvais espérer les conserver toute ma vie, si elles ne devaient nécessairement se flétrir, — comme les roses s’effeuillent au vent ; — si je voyais les acacias jaunis et dépouillés par l’hiver se couvrir encore de leurs grappes de fleurs blanches.
Il est évident qu’il viendra pour moi un temps, s’il n’est pas encore arrivé, où je ne chercherai dans la vie que ce qu’elle contient ; — où, ayant perdu, — comme les acacias, leurs fleurs, — ces idées célestes, dont la comparaison a jusqu’ici gâté tous mes bonheurs, je m’efforcerai de recueillir tout ce que notre vie terrestre peut nous donner de joies et de plaisirs ; alors je n’exigerai pas de la femme qu’elle soit telle que mon imagination s’est avisée de la faire, je n’admettrai plus que des idées positives ; — pourquoi ne pas faire aujourd’hui ce qu’il me faudra nécessairement faire plus tard ?
Et, si je juge avec ces idées positives Hélène et notre situation relative, et, d’autre part, les désirs que m’a créés mon imagination, ni moi ni personne, nous n’aurons rien à objecter à ceci :
« Le seul amour sur lequel on puisse compter, le seul dont on puisse s’enorgueillir, est l’amour d’une femme qui a eu des amans. »
Ici Richard laissa échapper un cri inarticulé de surprise et d’incrédulité.
— En effet, continua Maurice, le premier amour d’une femme lui est inspiré par une vague curiosité, par des besoins indéterminés, par un penchant involontaire qui la porte à obéir au vœu de la nature, à la reproduction de l’espèce.
Toi, ou moi, ou un autre, elle nous habillera indifféremment des attraits que son impatience imaginaire a prêtés à l’homme qu’elle dit aimer. — L’amour d’une jeune fille, à son insu, est plus pour le sexe que pour l’individu ; — plus tard, la femme sait discerner les sensations, elle ne confond plus les désirs pour le sexe avec sa préférence pour l’individu ; elle s’est acquittée envers la nature, elle appartient à la société.
La femme, telle qu’elle est, est une fiction.
La nature a créé la femelle et la reproduction par la jouissance ;
L’homme a créé la femme et l’amour ;
Deux belles fictions, — sans lesquelles, après avoir satisfait à la loi de la reproduction, il nous faudrait, comme les fleurs, et presque aussi rapidement qu’elles, jaunir et mourir.
La jeune fille vous aime, peut-être parce que vous êtes un homme agréable, ou plutôt parce que vous êtes le premier homme qui lui parle d’amour, et plutôt encore, et plus simplement, — parce que vous êtes un homme et qu’elle est une femme.
La femme qui a eu des amans, et qui peut comparer, — et qui n’a pas dans la rétine une image fantastique qui s’attache comme un masque sur le premier homme qu’elle regarde et le pare d’un charme qu’il n’a pas, — cette femme vous aime, parce que vous êtes vous, parce qu’elle est elle.
L’amour de la première est l’attrait d’un sexe pour l’autre. — Si elle ne vous aimait pas, vous, elle aimerait nécessairement un autre ; cet amour est la satisfaction d’un besoin ; la jeune fille vous aime, comme elle aime l’eau qui la désaltère, fût-elle bourbeuse et désagréable au goût.
L’amour de la seconde est l’amour de l’individu : — si elle ne vous rencontrait pas, il serait possible qu’elle n’aimât jamais personne ; elle vous aime comme on aime la liqueur que l’on choisit au milieu de cent autres, et que l’on boit, non parce qu’on a soif, mais parce qu’elle est douce et agréable au goût.
— Je t’avouerai, dit Richard, que je suis plus touché des raisons que tu me donnes aujourd’hui que des raisons contradictoires que tu m’avais données précédemment, et que tu prétendais également irréfragables ; mais, puisque tu t’étais alors trompé, qui t’assure que tu n’es pas aujourd’hui aveuglé par une nouvelle erreur ?
— Cette observation, ami Richard, a plus de sens qu’il ne vous est accoutumé d’en mettre dans vos idées, ce que vous dites est possible et même probable, mais alors vous me verrez avouer, avec la même naïveté, — que l’homme est un sot animal, qui se creuse bêtement la tête à se faire la vie, quand la nature a pris soin de la lui tracer : — comme elle a fait les vers pour les oiseaux, les oiseaux pour l’homme, et l’homme pour les vers.
Qu’il n’a autre chose à faire dans cette vie que de naître, ce qui se fait sans participation, — boire, manger, dormir, besoins qui sont plus forts que lui, et qu’il a reçus impérieusement ; — puis, venir à graine comme les plantes, c’est-à-dire faire des enfans sans savoir comment, — et enfin mourir, ce pourquoi on ne le consulte guère, sans avoir rien compris à la naissance, à la vie, ni à la mort.
— Mais, dit Richard, tu as astucieusement éludé l’obstacle le plus difficile à combattre.
— Lequel ?
— Tu justifies la femme qui a eu des amans, mais Hélène n’a pas aimé Leyen : elle s’est vendue à lui ; Hélène s’est prostituée.
— La justification n’en est que plus facile, dit Maurice ; la prostitution, quand elle a pour cause les besoins les plus impérieux de la vie, la faim, est justifiée d’elle-même, le blâme retombe sur l’état social, que je ne me charge pas de défendre.
Je serai plus sévère pour cette sorte de prostitution appelée mariage, à laquelle une fille se livre pour pouvoir satisfaire des caprices inutiles et coûteux.
Mais si ta face prosaïque n’était là vis-à-vis de moi, et qu’elle ne retînt mon esprit, comme un plomb à la patte d’un oiseau, je chercherais comment on est venu à ne laisser aux femmes qu’une vertu inutile et impossible : — la chasteté ; comment on ne méprise pas l’homme qui vend son esprit, quand on méprise la femme qui vend son corps, puisqu’il est reçu en vérité fondamentale et axiome indiscutable, que le corps est infiniment au-dessous de l’esprit.
Mais si Hélène, avec l’horreur de la prostitution, s’est prostituée pour nourrir sa mère, qu’eussiez-vous dit si Hélène fût restée chaste et que sa mère fût morte de faim ?
Ce qui, à vos yeux, fait la honte d’Hélène devrait à ces mêmes yeux faire sa gloire, bien plus qu’aux miens puisque, selon vous, Hélène a fait un sacrifice plus grand qu’il ne me semble à moi.
On était devant la porte d’Hélène. Maurice quitta Richard.