VII

— Depuis que je suis aimée de toi, dit Hélène, les paroles que j’entends, celles que je suis forcée de prononcer, me fatiguent et m’attristent ; tout ce que l’on usurpe de ma vie et de moi, un regard, une parole, un moment d’attention, on m’empêche de te le donner, et c’est le meilleur de mon bonheur que l’on me prend.

En te donnant toute ma vie, je ne crois pas donner encore assez.

Si tu savais comme je suis heureuse, Maurice ; si tu savais combien elle est belle cette vie, dont je passe les nuits à te voir et les jours à t’entendre !

Une seule chose empoisonne mon bonheur, c’est l’état d’avilissement où le sort m’a montrée à toi, c’est le malheur de n’avoir pu te donner, comme je te donne mon premier et mon seul amour, mes premières et mes seules caresses ; jamais ma honte ne m’avait autant humiliée que depuis que je t’aime. Pour toi, je voudrais être se belle et si pure !

Cette idée que rappelait Hélène s’empara de l’esprit de Maurice ; il songea que cette femme nue pour lui avait été nue aussi dans les bras de Leyen ;

Que cette bouche qu’il venait de baiser avait frémi sous les lèvres d’un autre ; — il essuya sa bouche avec la main.

— Oh ! Maurice, dit Hélène, qui depuis quelques instans cherchait à pénétrer ses sentimens secrets et le regardait avec effroi, pardonne-moi une faute involontaire, plus que toi j’en suis malheureuse, plus que toi je sens ce qu’il y a en moi d’abject et de repoussant.

Mais, dit-elle en enfonçant ses ongles dans sa poitrine, comme si elle eût voulu la déchirer et l’ouvrir, si tu pouvais voir dans mon cœur, comme l’amour l’a purifié ainsi qu’un feu divin ; comme je me sens capable des plus nobles efforts pour me rendre digne de toi, digne de cet amour sans lequel il me serait impossible de vivre aujourd’hui. Si tu pouvais voir comme l’amour que je ressens pour toi le remplit tout entier, comme il est devenu ma subsistance et ma vie, tu m’aimerais bien, car ce sera un bonheur pour toi d’être adoré comme un Dieu ; ce sera un bonheur de m’avoir donné une seconde existence, plus belle mille fois et plus précieuse que la première, une existence qui t’appartiendra tout entière, et que je te consacrerai avec bonheur.

— Au fait, pensa Maurice, l’amour ne doit-il pas tout purifier ? Ce serait une petite et ridicule chose que l’amour, si ce que l’on aimait était le corps d’une femme : ce qu’il y a de précieux en une femme, c’est l’amour qu’elle ressent ; Hélène m’aime, et si quelqu’un doit être jaloux et désespéré, ce n’est pas moi, c’est Leyen, qui l’a eue en sa puissance, — achetée, et livrée, sans pouvoir acquérir des droits sur son âme.

— Mon Hélène, dit-il, moi aussi, dans les instans où nous sommes séparés, je pense à toi, à notre avenir, à notre bonheur ; ta liaison avec Leyen, à mes yeux, n’est pas une faute, c’est un malheur qui pèse à la fois sur toi et sur moi ; je t’aime et t’honore, mais ce n’est pas assez, il faut qu’aux yeux de tous il paraisse évidemment que tu mérites l’amour et l’estime d’un homme honnête et respecté. Tu as perdu ce que l’on est convenu d’appeler l’honneur d’une femme ; celui des hommes est moins fragile, le mien est intact, il suffira pour tous deux, je te le confie sans crainte et sans hésitation.

Tous ceux qui me respectent te respecteront, car tu seras la chair de ma chair et les os de mes os ; nous n’aurons qu’une âme et qu’une vie, et, pour que personne n’en puisse douter, il ne suffit pas de ce lien sacré d’amour qui nous unit, de cette sainte affinité de nos âmes qui les confond et les perd l’une dans l’autre, — aux yeux des hommes, et de la loi et de l’Église, tu seras ma femme et tu porteras mon nom.

Hélène se jeta aux genoux de Maurice, et, baisant ses mains :

— Oh ! oui, Maurice, oui, tire-moi de cette vie flétrie, abrite-moi sous ton honneur et sous ton nom, j’en serai digne, Maurice, et Dieu est bon, car il t’a fait lire dans mon âme ; autrement tu n’aurais pas osé.

Mais, reprit-elle avec effroi, est-il donc vrai que toi, si pur, tu veuilles associer non-seulement ta vie secrète à la mienne, mais encore ta vie publique ? est-il vrai que tu veuilles faire ta femme d’une malheureuse prostituée ? Ne serait-ce qu’un sentiment passager que t’inspire la pitié de ma misérable existence ? Penses-y, Maurice, et, si ce n’est une résolution bien arrêtée dans ton cœur et dans ton esprit, hâte-toi de me désabuser, et ne souffre pas un instant de plus que je m’accoutume à un semblable bonheur.

— Lève-toi, dit Maurice, je ne pense pas te faire un sacrifice : c’est mon bonheur que je cherche en même temps que le tien. Ne disais-tu pas il y a quelques instans que tu voudrais avoir beaucoup à me donner ; ne comprends-tu pas mon bonheur, en faisant ce que je fais pour toi ? Tu seras ma femme.

— Oh ! Maurice ! dit Hélène en sanglotant, mon ange ! mon Dieu !

Et elle tomba dans ses bras, et elle couvrit sa poitrine de larmes.

. . . . . . . . . . .

— Nous vivrons loin du monde, Hélène, dit Maurice, notre amour nous suffira ; je serai tout pour toi, tu seras tout pour moi.

— Nous serons à la campagne, nous aurons un petit logis, bien simple et bien chétif, près d’un bois.

Nous n’aurons ni meubles somptueux, ni riches tentures ;

Mais la nature nous fera de moelleux tapis d’herbe et de mousse.

Nous aurons le ciel plus beau que le dais de velours et d’or sous lequel s’asseoient les pontifes ; — nous aurons les étoiles plus étincelantes que les diamans ; — nous aurons les fleurs et les parfums auxquels les riches, quels que soient leurs trésors, ne pourraient donner pour eux plus d’éclat ni de suavité.

Nous aurons les touchantes harmonies du vent, des feuilles frémissantes et de l’eau qui roule sur le sable.

Nous aurons les mélodies pures et naïves des oiseaux.

Et plus que tout cela encore :

Nous aurons l’amour et la douce paix.

— Maurice, dit Hélène, mon cœur est gonflé de bonheur ; je ne puis exprimer ce que je ressens pour toi, c’est plus que de l’amour, c’est de la dévotion ; je ne t’aime pas, je t’adore.

— Penserons-nous au théâtre, où des histrions sans âme parodient, avec une incroyable audace, des sentimens qu’ils ne sont pas dignes d’avoir éprouvés, et crient, avec une voix fausse et des gestes faux, des vers ampoulés ou de la prose prétentieuse et guindée ?

Regretterons-nous leurs arbres de toile et leur soleil d’huile de colza, moins faux et moins ridicules encore que les bornes prescrites à l’écrivain dramatique, moins faux et moins ridicules que les grimaces et les cris des acteurs !

Quand le soir, adossés à un rideau de coudriers, nous verrons le soleil se coucher majestueux et calme dans des nuages pourprés,

Et la lune se lever et glisser obliquement ses premiers rayons à travers les arbres au feuillage noir,

Et tout se taire, et tout dormir et rentrer dans le néant, le mouvement, la couleur et la forme,

Tous deux seuls au milieu du monde !

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