— En admettant les chances les plus favorables, dit Maurice ; à savoir : que mon père ne me déshérite pas et qu’il consente à ajouter à mon patrimoine de quoi payer intégralement mes dettes, je me trouverai ne pas posséder un pfenning au delà de ma pension de mille florins, laquelle, si elle n’est pas supprimée auparavant par une mauvaise humeur de mon père,
Ou par une étourderie de ma part,
Ou par un accident,
Ou, ce qui est plus proche encore, par mon mariage avec Hélène,
Ne durera qu’autant que vivra mon père.
Rien — ne suffit pas pour un garçon, encore moins pour un homme qui prend femme.
— Sans compter les petits, ajouta Richard.
— Ne me parle pas ainsi, Richard, tu me ferais renoncer à mes projets les plus fermement arrêtés : je déteste les enfans, ces petites créatures rouges, informes, sales, bruyantes, maussades, pendant plusieurs années ; puis laides ou contrefaites, ou stupides. Je ne veux pas d’enfans.
Je reviens à ma situation : il faut que je trouve moyen de gagner ma vie et celle d’Hélène.
— De quoi t’embarrasses-tu, dit Richard, toi qui prétends que deux personnes peuvent être riches avec un revenu de huit florins ?
— Et je n’ai pas changé d’idée ; je n’hésiterais pas sans la vie antérieure d’Hélène, sans ses habitudes de luxe et de dépense ; mais on m’a offert un emploi, par lequel je gagnerais par an deux mille florins. Deux mille florins et Hélène, je serai le roi du monde.
— Tu as accepté ?
— Pas encore, mais j’y dois aller dès aujourd’hui, si je me décide à le prendre.
— Pourquoi ne te déciderais-tu pas ?
— Je ne sais, mais c’est possible.
— Si tu ne le prends pas, je le prendrai.
— Soit : si je n’y vais pas aujourd’hui, c’est que j’y renoncerai.
Quand Maurice disait à Richard qu’il ne savait pas quelles causes pouvaient l’empêcher de prendre l’emploi qu’on lui offrait, il ne disait pas précisément la vérité.
Ce qui le faisait hésiter, c’est une de ces idées qui frappent subitement l’esprit, et l’éclairent d’une lueur rapide et fugitive telle, qu’on voudrait tout de suite être seul, et fixer cette pensée avant qu’elle s’échappe.
On peut être riche avec un revenu de huit florins, avait dit Richard.
— Oui, oui, se dit-il, l’indépendance et Hélène, ce serait beau ; si Hélène vendait ses diamans, l’argent qu’on en pourrait retirer nous ferait un revenu de, peut-être, deux ou trois mille florins ; nous pourrions vivre libres, ignorés, riches : je vais aller lui parler.
Au moment d’entrer chez Hélène, il s’arrêta un moment.
— Profiter des diamans donnés par Leyen ! dit-il.
Cependant je prends bien Hélène avec sa honte, pourquoi ne la prendrais-je pas avec ses diamans ; et d’ailleurs, puisqu’elle les porte à son cou, à ses doigts, à ses oreilles, ne vaut-il pas autant assurer notre existence avec, et fuir loin du monde ?
Et ce n’est pas pour moi que sera employé cet argent, ce sera pour elle, tout pour elle.
— Où vas-tu ? dit Fischerwald, qui passait.
Maurice allait tout naturellement répondre : Chez Hélène ; mais ses amis ne lui parlaient de sa liaison avec Hélène que comme d’un triomphe qui devait flatter son orgueil, il voulut chercher une inflexion de voix naturelle et simple pour ne pas paraître aux yeux de Fischerwald prendre un air victorieux, — puis il craignit de mettre de l’affectation dans cette indifférence, et que Fischerwald crût qu’il attachait peu de prix à sa liaison avec Hélène, et que de là il vînt à ne pas traiter Hélène avec tout le respect dû à la femme qu’il adorait.
Et encore — Fischerwald avait, en faisant cette question, un air prétentieusement malicieux et perspicace, que Maurice ne voulait pas justifier en lui avouant qu’il avait deviné.
C’est pourquoi à cette question : Où vas-tu ? il répondit assez niaisement :
— Nulle part.
— Vraiment ? dit Fischerwald avec cet air incrédule et fin qui, dans certains momens ferait tuer un imbécile.
— Vraiment, dit Maurice.
— Non Lychorim adis ?
— Non Lychorim adeo.
— Alors tu n’as aucun prétexte de refuser l’invitation que je t’apporte.
— Quelle est cette invitation ?
— C’est une invitation à dîner.
— Qui m’invite ?
— Ce sera un dîner remarquable, Cecubum bibemus vetustissimum, comme dit Pline le jeune ; faute de Cécube, qui était un assez mauvais vin, que l’on séchait dans des outres pour le faire ensuite fondre dans l’eau, — vina miscent pueri, — nous aurons du vin de Champagne.
— Mais, répéta Maurice, quel est l’hôte ?…
— J’ai entendu parler également d’un marcassin,
Quercus hospes aper.
(LUCAIN.)
et d’un chevreuil dont les cornes sont dorées.
— Mais enfin, dit Maurice, chez qui dînons-nous ?
— Chez le comte Leyen.
— Le comte Leyen ! dit Maurice.
Leyen passait deux jours à la ville, — il ne savait trop quelle figure faire aux yeux de ses amis, qui tous connaissaient la liaison de Maurice avec Hélène, et affectant de regarder sa rupture avec cette belle fille comme un incident ordinaire et prévu, qui ne pouvait lui causer la moindre affliction, il les avait invités à un grand dîner, et il désirait surtout qu’on y vît Maurice.
Fischerwald ne comprit que ce que Leyen voulait qu’on comprît.
— Leyen, dit-il, en homme au-dessus de semblables enfantillages, ne va pas, comme Orphée, pleurer son Euridice dans les bois,
Et solo in littore.
(VIRGILE.)
Il donne aujourd’hui un banquet, et il te prie d’y venir. Voici une lettre pour toi.