À moins de passer pour un Huron, Maurice ne pouvait se dispenser d’assister au dîner de Leyen ; cependant, dans la poignée de main que se donnèrent les deux amans d’Hélène, il n’y eut pas plus de franchise d’un côté que de l’autre.
Sans Leyen, la beauté d’Hélène eût été pure et sans tache.
Tout le monde évitait de parler d’Hélène par égard pour Leyen, qui, dans cette occasion, avait joué un rôle sacrifié, un rôle de tuteur ou de mari trompé. Mais, quand le vin eut un peu échauffé les têtes, Leyen, qui, jusque-là avait fait bonne contenance, poussa l’indifférence jusqu’à la fanfaronnade.
— Messieurs, dit-il, ce vin ne vous ferait-il pas à tous oublier une infidèle, fût-elle aussi belle qu’Hélène ?
— Le vin est bon, dit Fischerwald, et Hélène est belle.
Maurice se sentit rougir : le comte avait dit familièrement Hélène, il en avait un droit que Maurice eût voulu lui arracher avec le cœur.
Et Fischerwald disait Hélène.
D’abord Maurice voulut professer tous ses sentimens pour Hélène, puis il s’arrêta. Ces gens-là ne me comprendraient pas, dit-il, et ils me croiraient fou. Il ne dit rien.
— Oui, elle est belle, dit Leyen, belle pour vous, qui n’avez vu que son visage et ses mains ; mais que dirai-je, moi, qui ai contemplé, comme vous avez pu contempler de belles statues de sculpteurs grecs, le plus beau corps que jamais peut-être la nature se soit plu à former !
D’autres vous ont félicité, monsieur Maurice ; mais si quelques félicitations ont du prix pour vous, ce doivent être les miennes, à moi, qui connais toute l’étendue de votre bonheur.
Allons, dit-il en riant, félicitez-moi aussi, moi qui, semblable au mangeur savant, ai quitté la table avant d’avoir perdu tout mon appétit.
Et vous tous, messieurs, buvons à la santé des nouveaux époux.
— Hymen, Io Hymen ! cria Fischerwald.
— Je leur donne ma bénédiction, dit le comte ; je souhaite que Maurice soit heureux plus longtemps que moi, et que son bonheur lui coûte moins cher.
Maurice souffrait d’horribles tortures d’entendre ainsi parler d’Hélène. Le dîner fini, on se mit à fumer, à causer un peu confusément, à se promener dans le jardin.
Quelques-uns firent des armes.
Richard battit Leyen et Fischerwald.
— Et vous, Maurice, dit Leyen, ne tirez-vous pas ?
Leyen et Maurice prirent des fleurets.
C’était une singulière situation.
Ces deux hommes, dont chacun aurait donné peut-être dix ans de sa vie pour avoir un prétexte suffisant aux yeux des autres de se précipiter l’un sur l’autre l’épée à la main, pour se débarrasser d’une existence qui gênait la sienne ; ces deux hommes jouaient avec des armes inoffensives, mais qui, pour chacun d’eux, pouvait augurer le résultat du combat, s’il arrivait qu’ils se battissent ensemble.
Aussi l’assaut au fleuret prit un autre aspect ; il n’y eut plus cette indifférence insoucieuse, cette légèreté qui avait présidé aux autres combats.
Chacun, comme si sa vie eût dépendu de sa force et de son adresse, ne négligea aucune des précautions que, jusque-là, ni les autres ni Leyen lui-même n’avaient prises.
Ils se serrèrent le corps, assurèrent bien leurs fleurets dans leurs mains, et se placèrent bien d’aplomb, hors de portée des pointes.
Ils se tâtèrent avec prudence, rompirent à plusieurs reprises, et dix minutes s’écoulèrent avant que ni l’un ni l’autre s’exposât à attaquer réellement son adversaire.
À voir cette prudence et les regards fixes et attentifs des combattans, et aussi à voir l’attitude des spectateurs, qui avaient été frappés de la même idée qui occupait Leyen et Maurice, que ce combat fictif présageait d’une manière presque certaine l’événement d’un combat, qui avait pu, qui pouvait peut-être avoir lieu, il y avait dans ce jeu toute la solennité d’un duel véritable.
Plus impatient ou moins heureux, Leyen le premier attaqua Maurice, qui para le coup, et de la riposte brisa en trois morceaux son fleuret sur la poitrine de Leyen.