XLI UN BAL OÙ MAURICE NE PEUT DIRE UN MOT.

Maurice arriva au bal, conduisant Blanche, Pauline et leur mère.

— Quel est ce danseur si bien mis ? demanda Blanche.

Maurice suivit des yeux l’indication de Blanche. Mais la contredanse était finie, et le danseur s’était perdu dans la foule.

— Il est, dit Blanche, tout vêtu de noir; sa cravate, son gilet et la doublure de son habit sont en velours noir ; c’est un costume qui donne beaucoup de noblesse.

— Oui, dit Pauline ; je l’ai vu, il est très-bien.

Maurice se mordit les lèvres. Il était allé trop tard chez son tailleur, et ses habits ne pouvaient être prêts que pour le lendemain. — Il avait une cravate blanche, un habit brun, un gilet violet, un pantalon noir. — Il eût trouvé son costume ridicule dans un autre : — cela l’embarrassa.

Quelques instans après vint près de lui le cavalier qui avait attiré l’attention des deux jeunes filles. — C’était Richard ; Maurice le prit par le bras et l’emmena dans l’embrasure d’une fenêtre. — Maudit Richard, dit-il, tu m’as volé mon habit.

— C’est, dit Richard, un hommage rendu à ton goût. Pourquoi n’as-tu pas le tien ?

Maurice n’insista pas ; il ne voulait pas sembler y mettre autant d’importance qu’il y en mettait réellement ; il répondit :

— Le mien n’était pas prêt.

Après quelques instans, Maurice oublia cette contrariété. Assis avec Richard sur un divan, il se mit à examiner le bal.

— Comme ces femmes sont nues ! dit-il ; passe encore aux femmes mariées, si leurs maris les laissent annoncer ainsi — que, dès qu’elles sont épouses d’un homme, elles appartiennent à tous.

Mais, au moins, les mères devraient-elles penser qu’elles n’ont pas le droit, en décolletant ainsi leurs filles, de les prostituer aux regards, pour les donner ensuite, salies par les yeux et les désirs de tous les danseurs, à un mari qui les croit vierges, parce qu’elles n’ont pas reçu la dernière caresse, à un imbécile qui ne pense pas qu’un regard souille une femme.

Et encore si elles étaient plus belles ! Mais vois cette seule jeune fille, avec cette robe à la vierge, qui ne laisse voir que le cou et qui le dégage si gracieusement. Comme elle est jolie, et comme cette modestie l’embellit encore !

— C’est, dit Richard, une confidence que tu ne ferais pas aux deux demoiselles que tu as amenées. Car, sans être décolletées, elles le sont beaucoup plus que celle-ci.

— Pourquoi pas ? dit Maurice ; — pour plaire aux femmes, tout le monde s’épuise en complimens. On n’attaque la place que par un côté ; il y a avantage à se présenter du côté qui n’est pas attaqué, et par conséquent pas défendu. D’ailleurs, les femmes, avant tout, veulent plaire ; elles n’ont rien à faire près de ceux qui les trouvent adorables, et puis se récrient à chacun de leurs gestes, à chacune de leurs paroles. Mais, si un homme ne les admire pas sans restriction, c’est celui-là qu’elles veulent charmer ; et, s’il ne se rend pas de suite, il a beau jeu et peut faire une bonne capitulation.

L’orchestre appela les danseurs ; il se fit un grand mouvement à la faveur duquel Maurice eut triple place sur le divan. Richard le quitta et se rapprocha des dames.

Il invita Blanche, qui répondit qu’elle était engagée ; Pauline l’était également. Quand l’orchestre joua la ritournelle, Fischerwald vint chercher Pauline. Blanche regardait autour d’elle d’un air inquiet.

— Votre danseur ne vient pas, dit Richard.

— Il m’a oubliée, reprit Blanche.

— Je n’aurais pas cru qu’aucun homme en fût capable, il faut qu’il soit fou.

— Vous devez le savoir, dit Blanche en souriant. C’est celui qui vous a pris le bras il n’y a qu’un instant.

— Maurice ! il est là-bas étendu sur des cousins qu’il n’est pas près de quitter. Permettez-moi de le remplacer ; j’en serai bien heureux, et lui-même me saura bon gré d’avoir réparé, autant qu’il est en moi, son incroyable étourderie.

Blanche hésitait ; il manquait un couple à la figure; Fischerwald vint les chercher.

— Ce monsieur qui est venu vous chercher, demanda Blanche, est-il aussi un ami de monsieur Maurice ?

— Lequel ?

— Celui qui danse avec ma sœur ?

— Quelle est votre sœur ?

— Celle qui a de si beaux yeux noirs.

— En effet, votre sœur a les yeux presque aussi beaux que les vôtres.

— Les siens sont plus grands.

— Je ne crois pas ; mais, en tout cas, les vôtres sont bleus.

— Je préfère les yeux noirs.

— Je ne suis pas de votre avis. Les yeux bleus conviennent mieux à une femme. « Les yeux noirs sont plus vifs qu’expressifs ; ils expriment profondément ce qu’ils disent, mais ils ne peuvent tout dire. Ils sont semblables à un instrument mélodieux qui n’aurait que quelques notes. Les yeux bleus, au contraire, expriment toutes les nuances, même les plus délicates et les plus insaisissables ; c’est un instrument mélodieux et harmonieux qui possède tous les tons et les demi-tons. »

Maurice, en voyant de loin danser Richard avec Blanche, comprit sa bévue et se mit en route pour en venir faire ses excuses ; il arriva comme la danse finissait. Toutes les personnes du salon se divisèrent en petits groupes et en conversations particulières.

— Voici encore, dit Maurice, une jeune personne avec une robe à la vierge. Quand ce costume ne serait que décent, ce serait un avantage ; mais encore il sied parfaitement.

— C’est ce que me disait monsieur, interrompit Blanche en désignant Richard; et sa remarque m’a rendue si honteuse, que je n’oserai plus quitter mon écharpe.

— Quelle cravate as-tu là ? dit Richard à Fischerwald.

— Ah ! dit celui-ci, une cravate très-originale. Tu sais que je n’ai jamais pu me mettre comme personne. La bizarrerie est plus forte que moi.

Fischerwald avait une cravate si raide qu’il n’essayait pas de tourner la tête, tant il était d’avance convaincu que ce serait un effort inutile.

Le pauvre Fischerwald, qui n’avait jamais eu une idée à lui, voulait à toute force être original, et on le prenait au mot beaucoup trop facilement.

Beaucoup de gens croient être originaux — en ne faisant pas ce que font les autres ; ils ne voient pas que c’est une espèce de copie de s’attacher à faire le contraire d’une chose quelconque ; — l’homme original, dans ses idées, dans ses actions, même les moins importantes, ne cherche ni n’évite la ressemblance avec les idées et les actions du reste des hommes ; il pense et agit à sa guise, et ne prend ce que font les autres pour règle ni de ce qu’il faut faire, ni de ce qu’il faut éviter.

Aussi, outre la moutonnerie, qui fait que beaucoup de gens, dans leur plus grande colère, vous appellent infâme, scélérat, et enfin original, comme le dernier coup que l’on puisse donner à un homme pour l’assommer, comme l’injure après laquelle il n’y a plus rien ; outre cette moutonnerie, disons-nous, et la vanité qui fait croire à presque tous qu’un homme n’est bien qu’autant qu’il nous ressemble, — et encore la timidité des gens qui, — n’osant marcher seuls, se croient humiliés par la vue de gens plus hardis : — il faut avouer que la fausse originalité peut dégoûter de la véritable, sans laquelle la vie serait si ennuyeuse, et obliger quelquefois les gens qui ont reçu celle-ci de la nature, à se mettre du parti des moutons, pour ne pas être confondus avec les prétendus originaux.

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