LII Comment les petites choses font les grandes, si tant est qu’il y ait de grandes choses

Maurice s’endormit en se confirmant dans ses intentions par tout ce qu’il put imaginer de plus fort et de plus irréfragable.

Le matin, Richard arriva, qui demanda ses lignes, et reprocha à Maurice de ne lui avoir pas laissé sa clef.

Maurice, qui craignait les observations malignes de Richard, et qui d’ailleurs avait tout-à-fait pris son parti, lui dit :

— Il y a longtemps que j’ai envie de voyager.

— Et tu vas voyager néanmoins.

— Je ne plaisante pas.

— Ni moi.

— Eh bien ! je ne connais rien de sot comme de passer sa vie là où l’on est né, semblable aux cygnes captifs sur nos étangs, tandis que les autres oiseaux de leur espèce voyagent dans les plaines de l’air, fuyant les bises glacées, et trouvant partout des ondes entourées d’herbes vertes, de vergiss mein nicht bleues, de nénuphars blancs ou jaunes, et ombragées de saules bleuâtres ; partout un vent tiède et parfumé pour enfler leurs ailes entr’ouvertes.

— Qu’adviendra-t-il de l’envie que tu portes aux oies et aux canards sauvages ?

— Avant de vous répondre, ami Richard, permettez-moi de vous convaincre d’absurdité et de niaise intolérance.

Comme chaque oiseau a son envergure, chaque homme à ses limites qu’il ne dépasse guère.

Chaque homme a son cercle d’idées et de sensations, et chaque homme est bien tant qu’il reste dans sa sphère ; mais malheureusement, beaucoup, et je suis forcé de vous comprendre dans cette classe, méprisent ou nient les idées et les sensations qui se trouvent en dehors de leur cercle, persuadés qu’ils aiment à être qu’ils sont ce que la nature a créé de plus accompli ; qu’ils sont le type le plus parfait de l’homme, et que les autres sont plus ou moins bien, à proportion qu’ils s’approchent plus ou moins de leur ressemblance ; si vous n’avez pas leurs défauts, ou leurs ridicules, ou leurs vices, ils vous croient inutile ; si vous avez du talent ou du génie plus qu’eux ils vous considèrent comme affligé de quelque superfluidité, telle qu’un goitre ou une gibbosité ; il me semble voir un aveugle-né nier les couleurs et traiter d’infirmes ceux qui voient clair. Un orateur sacré a dit : « Personne ne se contente d’être fou, mais veut faire partager sa folie aux autres. »

— Tu n’es ni modeste ni flatteur, dit Richard ; peut-être faudrait-il examiner quel est le fou de nous deux.

— Probablement tous les deux, reprit Maurice ; mais moi, je te laisse ta folie sans te la prendre ni vouloir t’en priver et la retrancher de toi comme on émonde les branches stériles.

Si je t’entretiens de mes idées et de mes projets, c’est le plus souvent pour me les expliquer plus clairement à moi-même.

Car, lorsqu’on se laisse aller aux charmes de la rêverie, les pensées voltigent à peine dessinées, et glissent devant les yeux comme de légères vapeurs chassées par le vent ; mais, quand je veux communiquer ces pensées, il faut que je les arrête, que je les fixe devant mes yeux, assez longtemps pour bien saisir leurs formes et les traduire en langage humain.

Revenons à mes projets.

J’ai le cœur et l’esprit vides.

Il me semble que j’ai dévoré et ruminé tout ce qui alimentait ma vie, et que je suis semblable à une lampe qui va s’éteindre faute d’huile. Il me faut de nouvelles choses et de nouvelles sensations ; il y a d’autres cieux, d’autres végétations, plus poétiques, plus riches. En Amérique, les arbres ont des feuilles larges assez pour cacher un homme ; des arbres hauts comme nos collines ; les oiseaux ont d’autres plumages et d’autres chants ; les fleuves semblent n’avoir qu’une rive, tant ils sont larges ; la terre est couverte d’une autre herbe et parée d’autres fleurs ; le vent porte d’autres parfums.

Les forêts sont habitées par des animaux inconnus à nos climats ; là, tout est plus grand et plus éloquent ; là, les orages sont vraiment la voix d’un Dieu irrité ; des nuages cuivrés recèlent un tonnerre plus meurtrier ; les hommes ont une autre couleur et d’autres passions.

Sous ce ciel, j’irais recommencer la vie, je retrouverais ces douces sensations de ma première enfance, ces sensations semblables à celles du premier homme essayant la vie ; mon âme retrouverait sa virginité.

Je veux aller en Amérique.

Tout en parlant ainsi, Maurice s’était approché de sa fenêtre ; il avait pris la ferme résolution de ne pas se montrer, mais il voulait savoir si son absence était remarquée.

Pauvre Maurice ! c’est une faible résolution que celle qui n’est inspirée que par le dépit.

Arrivé à la fenêtre, il entr’ouvrit le rideau, et resta les yeux fixés sur les fenêtres d’Hélène ; sans doute quelque chose occupa entièrement ses yeux et son esprit, car il oublia la présence de Richard, et resta un quart d’heure sans parler : quand il se retourna, Richard était parti.

Maurice en fut ravi et se remit à la fenêtre.

Voici ce qui se passait à la fenêtre.

Hélène elle-même mettait dans l’eau fraîche la branche d’églantier que lui avait donnée Maurice.

Elle coupait avec des ciseaux l’extrémité inférieure de la branche, et la brûlait à la bougie avant de la mettre dans l’eau, c’est-à-dire prenait tous les soins connus pour conserver longtemps cette fleur, comme on fait à l’égard d’un bouquet donné par une main chère.

Maurice, qui ne s’était donné tant de peine pour découvrir des raisons de fuir Hélène que parce qu’il trouvait ou croyait trouver des obstacles à se faire aimer d’elle, perdit de vue ses meilleures raisons et ouvrit la fenêtre — pour prendre l’air.

Un mendiant passait : Maurice lui jeta quelques groschens. —Hélène jeta de l’argent au même pauvre.

Maurice sentit une émotion extraordinaire ; il comprit ce qu’il y avait d’amour dans l’idée d’Hélène de s’unir ainsi à lui pour un acte de bienfaisance et d’humanité.

Tous deux ne s’étaient pas encore regardés.

Maurice avait jusque-là baissé les yeux sur les gens qui passaient dans la rue.

Hélène n’avait pas ôté les siens de la branche d’églantier.

Néanmoins, aucun n’avait rien perdu des mouvemens de l’autre, car lorsque Maurice, ajournant probablement son départ pour l’Amérique, salua Hélène, Hélène lui rendit son salut comme si elle l’eût attendu depuis longtemps.

C’est pourquoi si nous avions à refaire le présent chapitre, ou si nous n’avions pour effacer une répugnance presque invincible, nous l’intitulerions :

COMMENT MAURICE PARTIT POUR L’AMÉRIQUE, ET N’ALLA QUE JUSQU’À SA FENÊTRE.

Maurice s’endormit, etc.

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