Il est parfois assez curieux, quand on a passé quelques heures à jaser avec un ami, et que l’on a effleuré une multitude de sujets, de rechercher par quelles transitions on est arrivé du premier au dernier, tant ils semblent avoir peu de rapports entre eux, quoiqu’ils tiennent nécessairement l’un à l’autre par un fil, quelque ténu qu’il soit.
Maurice et Richard, ce jour-là, commencèrent à parler de roses et de chèvrefeuille, et terminèrent par des théories sur le duel et des utopies sur l’état social ; et voici comment :
— J’ai vraiment regret, dit Maurice, à voir perdre tant de bon et beau soleil sur les tuiles et les ardoises et sur le pavé des rues. Je vais dès demain retourner à la campagne.
— Tu sais, dit Richard, que tu t’es engagé, à passer la soirée avec moi après-demain.
— Bast ! répondit Maurice ; une fois les premières feuilles aux lilas, il n’y a plus pour moi ni soirées ni bals.
— C’est-à-dire que tu me manqueras de parole, et me laisseras m’ennuyer seul pour aller un jour plus tôt respirer les roses et le chèvrefeuille.
— Mon ami Richard, dit Maurice, permettez-moi de relever ici une grossière marque d’ignorance. Où avez-vous vu le chèvrefeuille en fleurs avant le mois de juin ?
— Chèvrefeuille ou autre chose, il importe peu.
— Je suis fâché de n’être pas de votre avis, mon ami Richard, mais il importe plus que vous ne pensez. Tenez, par exemple, voici des branches de coudrier que vous avez coupées hier ou aujourd’hui, pour faire une baguette de fusil ou ce que bon vous semblera, eh bien ! vous devriez savoir qu’on ne coupe pas les coudriers au printemps.
— Je sais fort bien que c’est l’hiver.
— Vous savez fort mal ; vous n’avez qu’à interroger le premier bûcheron que vous rencontrerez, il vous dira que, pour que le coudrier ait toute sa souplesse et sa flexibilité, il faut le couper quand les feuilles commencent à tomber, c’est-à-dire dans l’automne, entendez-vous ?
En disant cela, il appuya une des baguettes sur la poitrine de Richard. Richard en prit une autre et para le coup, puis riposta. Ils échangèrent quelques bottes.
— Je vois, dit Maurice, que nous tirons aussi mal l’un que l’autre.
— À peu près, reprit Richard.
— Et nous avons tort, ajouta Maurice. Il peut nous arriver souvent de jouer notre vie contre une autre, avec une chance pour nous et quatre-vingt-dix-neuf contre ; il peut arriver que, pour une chose de peu d’importance, car nul ne peut jurer qu’il ne se battra pas, à propos d’une mouche qui vole vers l’ouest ou le sud, nous soyons forcés de quitter notre vie, tandis que notre adversaire ne s’exposerait qu’à une légère blessure ; ou que, nous trouvant insultés, nous recevions à la fois l’insulte et le châtiment destiné à l’insulte.
Ce qui me rappelle une anecdote que j’ai entendu raconter à un homme brave et honnête. — Monsieur, me dit-il, je sortais du théâtre, un monsieur me marche sur le pied. — Monsieur, dis-je, vous devriez bien regarder où vous posez vos pieds. Au lieu de me répondre, il me donne un soufflet. Vous comprenez que l’affaire ne se passa pas ainsi et que j’obtins satisfaction. Nous nous battîmes le lendemain, et je reçus dans la poitrine un coup d’épée qui me retint deux mois au lit.
— Voici, dit Richard, le meilleur argument que l’on puisse trouver contre le duel.
— Il ne faut pas médire du duel, ami Richard, lui seul comble les lacunes des lois, et punit ce que la loi n’atteint pas : la loi ne donne satisfaction qu’aux droits ; il faut que les passions aient aussi leur satisfaction. Il y a une foule de choses que les lois n’atteignent pas, et que le duel punit et même prévient. Sans le duel, on ne pourrait sortir dans la rue avec une femme.
Représente-toi une chose seulement :
Un mari trahi par sa femme.
Le pauvre homme travaille peut-être tout le jour et une partie de la nuit pour donner à sa femme des parures avec lesquelles elle se fait belle pour les yeux d’un autre ;
Pour embellir la chambre où elle reçoit son amant ;
Pour payer les tapis sur lesquels l’amant essuie ses bottes ;
Pour entretenir les domestiquées qui introduisent secrètement l’amant de sa femme.
Puis ensuite, quand cet homme a perdu son bonheur domestique, que sa maison n’a plus pour lui ni sommeil, ni repos, ni calme, ni tendresse, ni confiance ; que chez lui il est devenu un hôte incommode et fâcheux, et qu’il se voit entouré d’ennemis, s’il a recours aux lois, le plus grand bonheur qui lui puisse arriver est de prouver à tous que la femme qui porte son nom, que la mère de ses enfans est une femme méprisable.
Et si ces preuves ne paraissent pas suffisantes aux juges, ou si l’amant de sa femme est l’un des juges, comme il peut arriver, ou l’ami d’un juge, on le forcera de reprendre une femme qui, dès lors, ne gardera plus aucuns ménagemens, de travailler pour elle, et pour faire, aux yeux et à la connaissance de tout le monde, blanchir encore les draps du lit où sa femme et l’amant de sa femme se riront de lui.
C’est un malheur et un grand malheur qu’il faut renfermer et laisser fermenter dans le cœur, sous peine d’être ridiculisé, chansonné et montré au doigt.
À défaut de l’assassinat, il n’y a de ressource que le duel.
— Je désire pour toi, dit Richard, que personne ne t’entende ainsi faire, entre deux parenthèses, et au nom des bonnes mœurs, une apologie de l’assassinat.
— C’est une délicatesse de mots ridicule, reprit Maurice ; le but du duel est de tuer, et l’homme qui se bat en duel prend toutes les précautions qu’il peut imaginer pour ne pas manquer son adversaire. Dans le duel, le moment où on peut percer son ennemi est celui où son arme, détournée par un coup de la vôtre ou par une feinte, ne peut ni vous attaquer ni couvrir son corps. Il se trouve donc en ce moment exactement désarmé, puisque son arme ne peut lui être d’aucun secours ni pour lui ni contre vous.
Que l’on poignarde un homme tandis qu’il aurait un couteau dans sa poche, à la rigueur ce n’est pas un homme sans armes ; mais cependant il n’est jamais entré en l’esprit de personne de nier que ce soit un assassinat.
Or, quelle est la différence entre avoir un couteau dans sa poche, ou tenir, par suite d’une feinte, son épée du côté opposé à celui où on vous porte le coup ? N’est-ce pas, dans les deux cas, avoir une arme dont, au moment où on est frappé, on ne peut se servir pour sa défense ?
Je ne vois qu’une seule différence, et elle est à l’avantage de l’assassinat : c’est que ce serait presque toujours l’offensé qui tuerait l’autre.
Assassinat ou duel, le combat doit subsister, et subsistera tant que la société sera élevée sur des bases de lutte et de haine ; tant que le bien des uns sera le mal des autres ; tant qu’on n’aura pas constitué un état social tel que le bien individuel forme le bien général, que tout soit tellement en équilibre et en harmonie, que celui qui dérange le bien d’un autre dérange en même temps le bien général, et par réflexion son bien propre ; que chacun pour son propre bonheur soit intéressé au bonheur de tous, et qu’enfin la société ne soit plus un vaste champ clos, où le prix semble appartenir au dernier survivant, mais une machine bien organisée, où le mouvement général a besoin du concours de tous les mouvemens particuliers, où le plus petit rouage arrêté arrêterait la machine entière, et par conséquent tous les autres rouages.
Il serait assez bizarre de chercher comment le duel s’est introduit dans le monde, c’est-à-dire comment on a substitué l’adresse à la force ; car le duel est proprement une protection donnée à l’homme faible contre l’homme robuste ; et, avec le temps et le secours de l’escrime, il est advenu que l’homme robuste aurait aujourd’hui à réclamer une protection contre l’homme faible et rachitique. À l’abus de la force à succédé l’abus de la faiblesse. Cela peut s’expliquer par des faits plutôt que par des raisons ; mais il est évident que le fort n’est pas aussi fort qu’un grand nombre de faibles ; or, les faibles étant en majorité, ont toujours faits les lois, et les ont faites à leur avantage. Ainsi, en passant du physique au moral, cela fait comprendre comment la société est construite sur de telles bases, que le bon citoyen est souvent un imbécile à proportions mesquines, tandis que l’homme énergique et complet est dans la vie sociale comme dans un habit trop étroit, qu’il y étouffe où crève l’habit ; que son avenir est de mourir emprisonné dans les lois, ou attaché sur l’échafaud, objet de l’horreur et du mépris.
— Oh ! oh ! dit Richard.
— Je vais te faire une autre comparaison : les faibles, les petits, étant en majorité, ont fait la société ; c’est ce qu’on ne peut nier : car la société est construite sur la base absurde de l’égalité entre les hommes : il est évident que ce ne sont pas les hommes forts qui ont établi en loi qu’ils ne se serviraient de leur force que jusqu’à concurrence de la force des faibles ; l’égalité a été nécessairement établie par ceux qui avaient à y gagner. Or, les petits et les pauvres ont réglé que chacun mettrait tout en commun ; qu’on mêlerait et retournerait le tout comme une salade, et qu’on ferait ensuite un partage égal pour tous, quelle que fût la part que chacun aurait primitivement apportée.
Les petits ont divisé la vie en petites cellules, toutes faites à la taille du plus petit d’entre eux, et ils ont établi que chacun se renfermerait dans sa cellule, quelle que fût sa taille ; or, les grands et les forts étouffent dans leur case, ou crèvent la cloison.
Les petits ont aussi réglé que l’homme qui se tiendrait tranquille dans sa case, sans bouger, serait un homme estimable, vertueux et considéré ; que celui qui, plus grand que la sienne, empiéterait, pour ne pas étouffer, sur la case d’un autre, serait méprisé, criminel, nuisible, et comme tel rayé de la société.
Ici Maurice s’arrêta et hésita un instant, car son exposition incidente de l’état de la société lui avait fait perdre le véritable sujet de son long discours.
Après quelques minutes il le retrouva ; mais il vit dans les yeux de Richard que son ami avait de son éloquence au moins assez, et il termina ainsi :
— Je reviens au duel. La force physique est hors d’usage ; il faut donc que l’homme robuste trouve un moyen de rétablir au moins l’égalité entre lui et le rachitique ; c’est pourquoi je vais de ce pas chez un maître d’escrime, et je ne passerai pas un jour sans prendre une leçon.
— J’en ferai autant, dit Richard, mais ni toi ni moi ne commencerons aujourd’hui : tu as, pour cela, discouru beaucoup trop longtemps, attendu qu’à cinq heures les salles d’armes sont fermées en cette saison.
— Cinq heures ! cria Maurice en s’élançant de sa chaise ; et Fischerwald qui m’attend, ou plutôt qui ne m’attend plus !