Les routes étaient assez mauvaises.
Maurice mit deux jours à arriver à M***.
En sortant de voiture, il demanda à dîner, et se dit :
Il est assez désagréable de faire cent lieues dans un vilain pays.
Le pays n’était pas plus vilain qu’un autre ; mais on pare de tant d’attraits le pays, la ville, la maison, la chambre où est la femme que l’on aime, qu’il ne reste aucun charme au reste du monde.
— C’est pourquoi, continua Maurice, il ne faut rien oublier de ce que j’ai à y faire.
Et il écrivit sur un morceau de papier:
1o Aller chez mon avocat ;
2o chez mon avoué ;
3o chez mon huissier ;
4o chez ma partie adverse ;
5o chez mon oncle Holler ;
6o chez mon cousin Holler.
— Ah ! diable ! dit-il, et les lignes de Richard ; il n’y a rien de si difficile à faire que les choses peu importantes : — c’est ainsi que tel homme qui brave en souriant les plus grands malheurs, tombe sous la plus petite contrariété.
Et il mit les lignes en grosses lettres :
ACHETER DES LIGNES POUR RICHARD.
Puis il passa encore une demi-heure à chercher s’il n’oubliait rien.
— Allons, dit-il, pour ne pas oublier les malheureuses lignes, je vais commencer par elles.
Il s’informa de l’adresse du plus célèbre fabricant et se mit en route.
— Monsieur, vous emportez la carte.
En effet, c’était sur la carte du restaurant qu’il avait écrit ce qu’il avait à faire, il la rendit et continua son chemin.
Mais il avait mis tant de temps à chercher où il devait aller, qu’il trouva la boutique fermée ; il était également trop tard pour faire ses autres visites, il rentra à l’hôtellerie, calcula qu’il aurait assez de quelques heures pour faire ses affaires, et retint sa place pour le lendemain à midi.
Le matin en se levant, il refit la liste qu’il avait faite la veille.
Voyons :
Il est sept heures, le temps de m’habiller, une heure ;
Il sera huit heures.
Aller chercher les lignes, une demi-heure ;
Aller chez mon avocat et causer avec lui, une demi-heure ;
Chez mon avoué, une demi-heure ; c’est-à-dire, comme j’ai plus de choses à lui dire qu’aux autres, une heure,
Chez mon huissier, un quart d’heure ;
Chez mon adversaire, une heure. — Là, on ne peut traiter l’affaire sèchement : il faut employer certaines formes ;
Chez les Holler, une demi-heure.
Il me reste justement un quart d’heure pour revenir ici.
Ce sera une matinée bien pleine, et j’aurai fait en cinq heures plus de besogne que je n’en ai jamais fait en cinq mois.
La vie active n’est pas sans quelque attrait, et peut-être est-elle, sous certains rapports, préférable à la vie contemplative.
Elle doit user l’homme moins vite.
Elle est plus conforme au vœu de la nature.
Si Fischerwald était là, il aurait mille citations à me faire pour me prouver qu’elle vaut mieux sous tous les rapports.
Quelle heure est-il ?
Huit heures.
Diable ! voici tous mes calculs dérangés.
Il faut recommencer et rogner.
Je ne mettrai qu’une demi-heure à ma toilette ;
Un quart d’heure seulement pour aller chercher les lignes ;
Trois quarts d’heure seulement chez ma partie adverse.
Quand il eut fini ce second calcul, Maurice s’aperçut qu’il avait encore perdu un quart d’heure à le faire ; il se dépêcha tellement de s’habiller, qu’il y employa trois fois le temps qu’il y mettait d’ordinaire.
Puis il se mit en route.
— Commençons par les lignes, car je les oublierais.
Il arriva chez le marchand de lignes ; il n’était pas à sa boutique, un voisin assura qu’il reviendrait dans un instant.
Maurice attendit, il ne fut de retour qu’au bout de vingt minutes.
— Monsieur, j’ai l’honneur de vous saluer, donnez-vous la peine de vous asseoir.
— Je vous remercie, je suis pressé.
— Je ne serai pas plus longtemps à servir monsieur quand il sera assis, et cela le reposera quelques instans.
— Que désire, monsieur ?
— Des lignes, probablement, puisque je viens dans votre boutique.
— La réponse de monsieur est infiniment juste ; si je demande cela à monsieur, c’est que je suis encore préoccupé de la cause qui me retenait dehors quand monsieur est arrivé. — Gardez donc votre chapeau. — Figurez-vous qu’un homme, il y a deux jours, entre ici. — Une bouteille de vin ! —Mon ami, lui dis-je poliment, ce n’est pas ici un cabaretier. —Je ne suis pas ton ami, me dit-il ; le seul ami de l’homme, c’est le bon vin, donne-m’en.
— Mon cher monsieur, repris-je, toujours très poliment, faites-moi le plaisir de regarder autour de vous, vous verrez que je suis fabricant de lignes et non pas marchand de vin.
— Alors, me dit-il, pêche-moi un poisson et accommode-moi-le.
— Mon cher monsieur, dis-je, faites-moi le plaisir de passer votre chemin ; dans l’état où vous êtes, vous serez mieux au lit que partout ailleurs.
— Mon état vaut cent fois mieux que celui d’un malheureux marchand de lignes.
Je voulus le mettre à la porte ; il me frappa, et aujourd’hui, je l’ai fait paraître chez le juge ; il ira huit jours en prison. C’est un vice bien honteux…
— Monsieur, dit Maurice, obligez-moi de me servir un peu vite, je suis extrêmement pressé.
— Quelles lignes désire monsieur ?
— C’est une commission, et l’on ne m’a pas donné d’autres explications.
— Ceci devient embarrassant ; car nous avons :
Les lignes à un et à plusieurs crins ;
Les lignes en soie ;
Les lignes en racine ;
Les lignes en corde ;
Les lignes en laiton ;
Sans parler de trois cent trente hameçons différens.
Je vais cependant vous donner le genre de lignes qui s’applique au plus grand nombre de poissons possible. Le grand défaut de la plupart des pêcheurs est de s’exagérer la force nécessaire aux hameçons ; avec les hameçons des lignes que je vais vous donner, on prendra :
Des ablettes ;
Des éperlans ;
Des goujons ;
Des perches ;
Des barbillons ;
Des gardons.
Avec des hameçons pas plus gros, moi qui vous parle, j’ai pris une tanche, dont voici, au fond de ma boutique, le portrait d’après nature par un peintre de mes amis. C’est un garçon de talent et d’esprit, qui vient de faire un excellent mariage, c’est une histoire fort bizarre. Un jour il se rendait chez un parent…
— Pardon, monsieur dit Maurice, mais des affaires…
— C’est trop juste… Je vous disais donc que j’ai pris cette tanche qui pesait sept bonnes livrés, avec un hameçon pas plus gros que ceux que j’ai l’honneur de vous vendre ; c’était par un grand vent, et avec bien peu d’espoir que je jetais ma ligne à l’eau ; un homme du rang de monsieur, qui a reçu sans aucun doute une excellente éducation, ne peut manquer de savoir que le vent est extrêmement défavorable pour la pêche à la ligne.
Maurice se leva.
— Mais j’oubliais que monsieur est pressé. Dans quelle rivière monsieur se propose-t-il de pêcher ?
— Je vous ai dit que ces lignes ne sont pas pour moi ; la personne qui m’a chargé de les acheter demeure à A***.
— Très bien ; cela me confirme dans l’idée de vous donner de fort petits hameçons ; j’ai encore pêché, avec ces hameçons, un brochet énorme ; il faut dire qu’ils étaient empilés sur un fil de laiton auquel moi seul jusqu’ici ai su donner toute la souplesse nécessaire.
— Mock, dit-il à son commis, va là-haut me chercher le cadre doré.
Mock se fit répéter l’ordre deux fois, puis revint dire qu’il n’avait pas trouvé le cadre.
Le maître s’emporta.
— Monsieur, dit Maurice, combien vous dois-je ?
— Coquin, dit le maître, remontez de suite, où plutôt j’y vais moi-même.
— Monsieur… dit Maurice.
Mais il ne put achever sa phrase, le marchand était monté.
Maurice allait s’enfuir sans les lignes, quand le marchand redescendit avec le cadre.
Comme il était couvert de poussière, il passa quelque temps à l’essuyer.
— Tenez, dit-il à Maurice, ce portrait est celui d’une femme qu’aimait beaucoup un de mes amis ; cet ami était le propriétaire de l’étang où je pris ce brochet monstrueux, dont j’ai eu l’honneur de vous parler. Si je vous ai apporté ce portrait, c’était pour vous donner une preuve de ce que j’avançais ; car je sais que les pêcheurs, comme les chasseurs, passent pour mentir aisément ; et, en fait d’histoire de pêche, je ne raconte rien sans en donner immédiatement la preuve irrécusable.
Aussi ai-je un grand chagrin. J’avais fait peindre une perche fort grosse, que j’avais prise dans ce même étang ; je donnai le portrait à mon ami ; à sa mort, elle fut vendue ; eh bien ! un droguiste l’a achetée à vil prix et n’a pas voulu me la revendre, quelque prix que je lui en aie offert ; cet homme, du reste, est un sot, comble on peut le voir à son crâne excessivement déprimé. Monsieur, quelle est votre opinion sur la phrénologie ?
— Morbleu ! monsieur, s’écria Maurice, dites-moi ce que je vous dois et laissez-moi partir.
Comme il sortait de la boutique, il entendit sonner une horloge, c’était onze heures.
— Allons ! dit-il haut, je n’ai plus qu’une heure.
— Monsieur, dit un passant, cette horloge retarde d’un quart d’heure.
— Maudites lignes ! s’écria Maurice, je n’aurai pas le temps de m’occuper a autre chose.
Et il les jeta à terre ; elles tombèrent dans une cave.
— Cependant, dit-il, si je ne puis m’occuper d’autre chose, au moins faut-il les emporter.
Quand on eut fait ouvrir la cave et trouvé les lignes, un homme passa en courant, il cherchait Maurice, la voiture n’attendait que lui.
— Il est assez ridicule, dit Maurice en montant en voiture, d’avoir fait cent lieues, dans le plus horrible pays, pour aller chercher des lignes à pêcher.
Remarquez que Maurice avait dit d’abord que le pays où il voyageait était un vilain pays.
Mais alors, au tort de n’être pas celui où était Hélène, il joignait celui d’être le théâtre d’une bévue de Maurice, et il le trouvait le plus horrible pays.