L Où Maurice trouve d’excellentes raisons pour ne pas se présenter chez Hélène

Comme la voiture marchait, Maurice, seul dans la partie où il se trouvait, se mit à penser, faute de mieux, et à raisonner avec lui-même.

— Au fait, dit-il quand il fut à quelques heures de la ville, j’aurais mieux fait de laisser partir la voiture sans moi ; je n’aurais perdu que le prix de ma place, tandis que ma négligence risque fort de me faire perdre mon procès, et conséquemment plus des deux tiers de ma très petite fortune.

Comment n’ai-je pas pensé plus tôt à cela ?

Qui peut m’attirer si fort aux lieux que j’ai quittés il y a trois jours ?

Est-ce Hélène ?

Non, cette femme est comme toutes les femmes, et d’ailleurs…

Ici Maurice se répéta tous les argumens qu’il avait autrefois donnés à Richard, pour prouver qu’on ne peut aimer raisonnablement qu’une femme vierge, argumens que chacun est libre de retrouver au chapitre XIe de ce volume.

— Puis avec Leyen, se dit-il, elle est riche et accoutumée au faste et à la dépense ; m’aimera-t-elle assez pour renoncer à ces habitudes ?

A-t-elle assez de noblesse dans l’âme pour y renoncer sans souffrir ? car je ne pourrais la voir souffrir, j’aurais envie de la tuer.

Si elle me fait sans regret un pareil sacrifice, n’est-ce pas prendre un engagement sacré que de l’accepter ? Si elle abandonne tout pour mon amour, mon amour ne doit-il pas remplacer tout ce qu’elle m’abandonne ? ne suis-je pas à elle pour toute ma vie ? C’est effrayant. Il me semble voir un torrent dans lequel je vais me plonger et qui va m’entraîner ; je suis encore sur la rive, je puis encore ne pas entrer dans l’eau.

Il vaut mieux ne pas revoir Hélène.

Ici Maurice regarda sur la route et dit :

— Ces chevaux ne vont guère vite.

Et, continua-t-il, si Hélène n’abandonne rien pour moi, si elle ne sent pour moi qu’un goût passager qu’elle veut satisfaire, si je m’avise de prendre un amour sérieux pour une femme qui ne m’aime pas, d’adorer une idole de pierre.

Je n’irai pas plus loin, je ne chercherai pas à la voir.

— Postillon, dit-il, dormez-vous, ou craignez-vous d’user votre fouet ? Le chemin est magnifique, et les roues semblent rouler d’elles-mêmes.

Sais-je seulement, poursuivit-il, si elle a même pour moi ce goût passager ? ne l’ai-je pas entendue approuver par son silence ce que sa compagne disait de moi ?

Qui sait si elle ne s’est pas laissé séduire par les plumes que Richard m’a arrachées de l’aile, ou par la feinte originalité de Fischerwald ?

Non, non, ce n’est pas à une fille entretenue que j’irai demander de l’amour ; autant demander du miel aux frelons, on n’emporterait que des piqûres.

Comment ! encore des genêts ! nous ne sortirons pas de cette maudite forêt ! il me semble que voilà une journée entière que nous sommes dedans. — Postillon, te serais-tu trompé de route ?

— Monsieur, ce serait difficile, il n’y en a qu’une, et il y a huit ans que je dors, bois et mange sur cette route.

— Alors, mon ami, tu as de bien mauvais chevaux.

— Mais, mon maître, nous faisons deux lieues à l’heure ; c’est, il me semble, fort raisonnable.

— As-tu un briquet ?

— Un excellent briquet.

— Prête-le-moi.

Maurice alluma sa pipe, fuma et s’endormit bercé par les vagues pensées que le tabac semble produire et emporter.

Au bout de quelques heures il se réveilla. On était à la couchée.

Le lendemain, il fut le premier levé, réveilla tous les voyageurs, gourmanda les palefreniers, aida à seller les chevaux, à les atteler, et ne permit à personne de déjeuner.

Puis, aussitôt que la voiture roula, il se remit dans son coin, et se dit :

— C’est fini, il ne faut plus penser à Hélène.

Et il se déduisit si longuement une foule d’excellentes raisons pour ne plus penser à Hélène, que toute la journée fut employée à penser qu’il ne fallait plus penser à elle, — de sorte qu’elle ne cessa d’occuper son imagination.

Et de temps à autre il appelait le postillon.

— Ohé ! postillon ! pour toi cette pièce de douze kreutzers, si tu presses un peu tes chevaux.

Et le pauvre Maurice eût été bien embarrassé si Richard se fût trouvé là, qui lui eût demandé : — Où est-ce donc, mon ami Maurice, que vous êtes si pressé d’arriver ?

Est-ce près de votre père ?

Ou près de moi ?

Ou près du docteur Fischerwald ?

Ne serait ce pas près d’Hélène ?

Près d’Hélène à laquelle il ne faut plus penser ?

Maurice descendit dans la forêt, près de la maison de la vieille Marthe.

Elle dînait à sa porte, au soleil couchant.

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