XXIX L’Auteur acquiert des droits à la bienveillance de ses lecteurs

Il est bon et utile à un écrivain de ne pas manquer une occasion de montrer à ses lecteurs du zèle et du dévoûment, et surtout de ne leur pas laisser ignorer les droits qu’il peut avoir, sinon à leur gratitude, au moins à leur bienveillance ; le bénéfice de ceci se retrouve à la fin du livre, si tant est que le livre finisse, au moment où, la toile baissée, le parterre siffle ou applaudit ; car il y a des instans où nous ne comprenons guère que l’on veuille bien passer son temps à écouter nos récits et nos divagations, des momens où nous nous sentons portés à un culte de vénération profonde pour le public qui lit nos livres, pour nos honorables éditeurs qui veulent bien les acheter, et en échange nous nourrir, nous vêtir, nous loger, nous défrayer de peines et de plaisirs. Cette réflexion, d’habitude, nous rend confus et humbles de donner si peu pour tant de choses ; et si le hasard faisait qu’à ce moment l’un de ces hommes se présentât à la porte de notre laboratoire, nous le saluerions d’un Domine, non sum dignus ut intres in domum meam ; et nous effeuillerions sous ses pas les roses blanches et les roses pourpres qui parent ledit laboratoire, et auxquelles nous tenons singulièrement.

Voici donc en quoi, ce matin, nous pensions avoir mérité quelque bienveillance de la part de nos lecteurs.

Au moment où nous nous levons, le sol est à moitié obscur encore jusqu’à moitié de la hauteur des maisons ; l’air est bleu et transparent au-dessus de la tête ; de petits nuages blancs sont chassés en légers flocons par le vent d’est, et se colorent en passant de riches teintes jaunes et roses.

Or, pour nous, homme de campagne, de bois et de prairies, c’est un sûr indice de beau temps pour aujourd’hui.

C’est le premier beau jour de l’année peut-être, sous ce beau ciel de France, comme on dit dans les romances, et qui nous semble à peine mériter le nom de ciel, tant il est souvent chargé de tristes vapeurs grises qui nous condamnent à un horizon de papier peint.

Aujourd’hui le ciel sera bleu et l’air doux à respirer, et gonflant la poitrine de jeunesse et de vigueur ; le soleil caressera de ses rayons les jeunes feuilles des lilas et les fleurs doucement odorantes des pruniers.

Les femmes sortiront fraîches et jeunes des fourrures et des vêtemens d’hiver, comme des roses qui rompent leur bouton vert, s’épanouissant au soleil, et livrant aux vents leurs parfums.

Notre première pensée a été de nous aller promener, d’aller assister loin de la ville à ce beau réveil de la nature.

Et, à cet effet, nous avons mis nos bottes, notre redingote, et brossé notre chapeau.

Mais il nous est revenu en l’esprit que nous avions prodigieusement de choses à raconter à nos lecteurs ; que lorsqu’il nous arrive d’aller ainsi errer le matin, notre esprit, un moment fécondé par le sublime spectacle de la nature renaissante, s’élève à un ordre d’idées métaphysiques si entraînantes, que nous nous enveloppons de nos pensées nuageuses et n’en sortons plus de tout le jour. Du haut du ciel où nous nous trouvons momentanément juché, la terre nous paraît tout au plus grosse comme une noix, les hommes, comme des grains d’une nature impalpable, — sans en excepter nos lecteurs. D’après cette échelle, vous sentez combien petit et imperceptible nous semble notre livre, et combien facilement nous l’abandonnons pour nous livrer à de célestes et intraduisibles contemplations, qui, par momens, nous permettent d’entrevoir la grande figure de Dieu là où nous ne voyons d’ordinaire que le ciel et la terre, le soleil et les étoiles, l’air et les parfums des fleurs, les chants des oiseaux, le murmure des feuilles et le bruissement de l’eau.

Eh bien ! en l’honneur de nos lecteurs, nous avons renoncé à notre promenade, nous avons remis notre robe de chambre et nos pantoufles, nos magnifiques pantoufles de velours vert.

Si nous parlons complaisamment de nos pantoufles, ce n’est pas seulement pour apprendre à l’Europe que nous possédons des pantoufles de velours vert, quoique cette vanité y soit bien pour quelque chose ; c’est, en outre, pour faire comprendre une chose dont nous-même ne comprenons guère la cause. C’est la véhémence du désir insolite qui nous saisit tout-à-coup de savoir l’heure qu’il était, et qui nous fit même dire un moment : — Nous donnerions volontiers nos pantoufles pour savoir l’heure qu’il est.

Un désir, en roulant par l’esprit, grossit comme une boule de neige, de sorte qu’un caprice devient un besoin : il faut à toute force le satisfaire ou le jeter en dehors. Et comme il ne nous était pas possible de le satisfaire, attendu que nous ne possédons ni montre ni pendule, et que nos voisins n’étaient pas levés, nous avisâmes que, pour nous débarrasser de ce souci, il n’était rien de mieux que de renouveler, par de nouvelles méditations ad hoc, nos raisons de mépris pour l’heure et les horloges.

Ce sont ces nouvelles raisons que nous allons écrire à l’usage de ceux qui n’ont ni montre ni pendule, ce qui peut arriver aux hommes les plus honorables ; et nous intitulerons la seconde partie de ce chapitre :

L’AUTEUR CONTRE LES HORLOGES.

La vie réduite à ses proportions réelles, décolorée de toutes les nuances qui ne sont pas en elle, et qu’elle ne doit qu’au prisme de l’imagination ou des passions, serait une mesquine, petite, étroite et pâle chose. Les gens qui se prétendent sages à proportion qu’ils ont plus d’infirmités, veulent qu’on abatte ces illusions comme on gaule les noix quand elles sont mûres. Il nous semble, en entendant ces sages, voir plus tard, quand l’amour du trafic et du commerce aura envahi le peu qui reste à envahir, d’honnêtes négocians qui, en passant devant les tableaux de Géricault, des Johannot, de C. Roqueplan, de Delaberge, s’écrieront : — Mais, en vérité, ceci peut être bon à quelque chose ! En décrassant ces toiles de la couleur qui est dessus, cela fera d’excellentes toiles d’emballage.

Aussi, méprisons-nous souverainement la sagesse des sages, et gardons-nous à notre vie, avec une sollicitude inquiète et continuelle, tout ce qu’on ne lui a pas violemment arraché de jeunesse, de croyances et d’illusions. Malheureux celui qui saurait tout ! qui comprendrait tout ! Nous avons refusé d’apprendre l’astronomie, dans la crainte de perdre le charme mystérieux et le respect religieux qui, dans les belles nuits, fait qu’on n’ose ni élever la voix, ni appuyer les pieds.

En conséquence, nous avons toujours été choqué de ces minutieuses divisions du temps, par heures et par minutes ; il nous semble voir un avare qui change son or contre de la menue monnaie de billon pour le dépenser liard à liard. D’autant que ces divisions sont complètement chimériques, que l’espace ni le temps ne peuvent avoir de durée absolue, mais simplement une durée relative ; qu’un jour peut se traîner plus lentement qu’un mois, un mois échapper plus rapide qu’un jour ; que le même chemin nous semble aujourd’hui court et rapide, qui autrefois nous donnait une idée des déserts de sable de l’Arabie.

Le temps doit se jauger comme les mesures de capacité, non par ses dimensions extérieures, mais par ce qu’il contient. Il y a tel long jour qui renferme moins d’événemens que tel rapide minute ; telle année qui, si on l’épluchait comme des noix, si l’on en ôtait le brou et le bois inutile et les pellicules amères, tiendrait à l’aise dans certains jours. Le temps peut se comparer à une goutte d’eau de savon, qui, soufflée par un chalumeau, se gonfle et devient grosse comme la tête d’un enfant ; elle est d’autant plus grosse qu’elle est plus creuse : le temps est d’autant plus long qu’il est moins rempli.

Il y a telle heure dans notre vie pendant laquelle nous avons plus vécu que dans tout le reste de nos jours.

D’autre part, ces divisions du temps, mathématiques à la fois et fausses, ont enlevé beaucoup de poésie au langage.

Sans les pendules et les horloges, pour deviner certaines parties du jour, on dirait : Le soleil monte derrière les bouleaux. Voyez à la fois que de gracieuses idées cela réveillerait : outre le soleil, les bouleaux au feuillage sombre et tremblant. Grâces aux pendules et aux montres, on vous dit : Il est six heures du matin.

Plus tard, au lieu de penser que le soleil se mire dans l’étang, vous songez que les deux aiguilles de votre montre se rencontrent sur un douze en chiffres arabes ou romains.

Le soir vous dites : Il est sept heures.

Sans les montres, vous seriez obligé chaque jour de faire de nouvelles observations nouvelles.

Le soleil disparaît derrière les nuages rouges ;

Il n’y a plus au ciel qu’une teinte d’or pâle ;

Les arbres se dessinent en noir à l’horizon ;

Le vent ne bruit plus dans les feuilles ;

Les oiseaux ont cessé de chanter ;

On entend les cris de la chouette.

La montre encore met de la préméditation dans toute la vie ; c’est un tyran qui vous prescrit la faim, la soif, le sommeil, le repos, le travail ; il n’y a plus moyen de se laisser aller à vallon dans la vie, comme disent les bateliers. C’est encore un reproche continuel pour notre inexactitude ; jamais nous n’avons regardé une montre ni une pendule sans nous apercevoir que nous étions en retard d’une heure ou deux, que l’on ne nous attendait plus, ou que l’on avait dîné sans nous, ou que notre portier nous ferait frapper cinq fois.

C’est pourquoi, nous qui mangeons quand nous avons faim, qui dormons quand nos yeux se ferment, qui écrivons quand nous avons quelque chose à dire, ou que nous avons envie de dire des riens, nous nous laissons vivre et nous nous inquiétons peu de l’heure qu’il est, et nous n’avons ni montre ni pendule ; et quoique nous ne comptions ni nos jours ni nos heures, nous ne vivons ni plus vite ni plus doucement qu’un autre, et nous n’en aurons pas moins notre compte au bout de la vie.

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