XXXIV

Scellée du grand scel de cire jaune.
(Formule de la chancellerie).

Le comte et Hélène arrivèrent dans une petite maison riche et élégante. Hélène y trouva une chambre entièrement semblable à celle de la ville ; une harpe pareille, des corbeilles pareilles, des vitraux pareils.

Seulement l’air était plus frais et plus pénétrant ; les oiseaux chantaient plus mélodieusement, les arbres étaient plus verts, les pelouses plus vivantes, et parsemées de boutons d’or.

Hélène d’abord sentit un mouvement de joie et de bien-être ; mais bientôt sa mélancolie reparut ; elle cherchait la solitude sous les berceaux de chèvrefeuille, où se cachaient les oiseaux, et d’où sortaient à la fois des parfums et des chants suaves et mystérieux : elle s’y trouvait bien, et cependant elle souffrait ; il lui semblait qu’elle avait aussi à exhaler des parfums et des chants, comme les fleurs et les oiseaux. Un instinct secret lui disait que ce qui lui manquait c’était de l’amour ; elle se rapprochait du comte. Leyen n’avait à lui donner que des caresses et du plaisir.

Alors elle revenait seule sous les chèvrefeuilles, préférant le vide au dégoût, une souffrance poétique à des plaisirs qui laissaient l’âme triste et froide.

Un jour, Hélène était dans sa chambre, vers le milieu de la journée, à l’heure où le soleil couche l’herbe et fait pencher les fleurs, à l’heure où tout cherche l’ombre et le repos, où l’on ne voit que le lézard qui étale au soleil sa peau tigrée et verte comme une émeraude, et de petits papillons bleus qui voltigent sur les épis de sainfoin, — où l’on n’entend que le chant monotone des sauterelles,

Tant les oiseaux s’enfoncent profondément sous la feuillée ;

Les fauvettes dans les aubépines ;

Les rossignols dans les broussailles ;

Les merles dans les baies de pruneliers ;

Les pinçons dans les lilas,

Hélène était dans sa chambre ; — partout au dehors ses regards ne voyaient qu’un soleil brûlant ; pour elle seule, il y avait de l’ombre et de la fraîcheur ; cependant, comme le reste de la nature, elle s’abandonnait à une sorte d’accablement et de torpeur voluptueuse. Elle n’avait pour vêtement qu’un peignoir de mousseline blanche.

Elle était couchée sur un divan, sans être étendue ; ses pieds, blancs comme du marbre, sortaient nus de son peignoir.

Le comte rentra.

Il s’assit sur le divan, et glissa son bras sous la tête d’Hélène, dont les beaux cheveux bruns se détachèrent. Leyen les baisa, et s’amusa longtemps à manier leurs boucles élastiques et soyeuses.

— Qui peut lire dans l’avenir ? dit Leyen. Sans doute un jour, toi, mon bonheur et mon orgueil, tu seras à un autre comme aujourd’hui tu es à moi.

Qui peut lire dans l’avenir ? qui peut lire dans le cœur d’une femme ? qui peut savoir si, dans mes bras, déjà tu ne penses pas à un autre ?

Hélène détourna la tête. Il y avait du mépris dans ses yeux et sur sa bouche.

— Qu’y a-t-il de certain dans ce monde ? continua Leyen. Qui peut savoir si ce dégoût que t’inspirent mes paroles, si cet air de candeur et d’innocence, si ce noble orgueil, qui embellissent ta divine figure, ne sont pas un art plus sûr pour me tromper, une perfidie plus grande et plus profonde ? Quelles preuves positives peut-on avoir ou donner ?

— Monsieur, dit froidement Hélène, quoique votre amour pour moi soit par instant assez humiliant pour ne pas me donner le goût de multiplier les épreuves, s’il m’arrivait d’aimer quelqu’un, vous vous en apercevriez au dégoût avec lequel vous me verriez repousser votre première caresse ; l’homme que j’aimerais me posséderait seul.

— Hélène, dit le comte, ne m’aimez-vous pas ?

— J’ai pour vous de l’affection et de la reconnaissance.

— Est-ce tout ?

— Et encore, ajouta Hélène rouge comme une cerise, j’ai parfois goûté dans vos bras des plaisirs qui m’ont enivrée. Est-ce là ce que vous appelez l’amour ?

— Eh ! fille céleste, que peux-tu imaginer de plus que cet enivrement qui fait que l’on se sent mourir avec délices, que ces baisers où la vie est sur les lèvres, que ces étreintes où deux êtres n’en font qu’un ?

— Je ne sais, mais il me semble par instant que…

Hélène s’arrêta en rougissant plus fort.

— Parle, n’es-tu pas mon Hélène, mon amante ?

— Il me semble que mon âme a des désirs comme mon corps, et mille fois plus ardens ; il me semble qu’à songer combien les angoisses de l’âme sont plus pénétrantes que les douleurs du corps, ses plaisirs aussi doivent être plus incisifs. Vous n’avez rien qui réponde aux besoins de mon âme : vous me donnez des plaisirs suivis de fatigue et de honte. Je rêve parfois un bonheur noble, calme, et toujours le même.

— Enfant, dit Leyen en souriant, ce sont croyances et folies de ton âge ; un jour tu en riras avec moi.

Un jour… dit-il d’un accent triste et pénétré, si pourtant tu ne m’abandonnes pas pour un autre.

— Écoutez-moi, dit Hélène, j’ai trop d’orgueil pour mentir ; je vous quitterai ; j’abandonnerai vous, et la terre et la vie, si je trouve un homme dont l’âme aime et caresse mon âme, comme vous aimez et caressez mon corps.

— C’est un rêve, dit Leyen.

— Sans cela, je ne changerai pas seulement pour changer ; je vous suis liée par un lien de reconnaissance et d’affection, mais aussi par un lien de honte et d’opprobre, car je me suis vendue à vous ; cette idée m’a fait trop souffrir pour que je recommence jamais ; je resterai donc avec vous tant que vous ne me chasserez pas, et tant que vous voudrez nourrir ma mère.

— Tu as un frère aussi, un frère soldat ; ne lui envoies-tu pas de l’argent pour rendre son sort plus heureux ?

— De l’argent ? dit Hélène, j’aurais voulu lui en envoyer, mais je n’en ai pas.

— Enfant ! tout dans cette maison n’est-il pas à toi ? et chacun de tes désirs que je puis satisfaire n’est-il pas un bonheur pour moi ? Cherche, invente, désire, et je te remercierai ; je suis riche ; tout ce que je possède est à toi.

— Mon frère est parti en pleurant ; ne pourrait-il être libre ?

— On peut tout avec de l’argent.

— Je voudrais bien aussi voir ma mère et la maison où je suis née ?

— Rien n’est si facile.

— Je n’oserai jamais y entrer, ni soutenir les regards de ma mère.

— J’aime à croire qu’aujourd’hui tu es heureuse, mon Hélène ; mais n’as-tu pas fait pour elle un grand sacrifice, quand tu ne comprenais pas mon amour, quand tu t’es donnée à moi comme une brebis au boucher, quand tu t’es immolée pour la nourrir ? Ton frère sera libre ; mais il faut auparavant lui écrire. Peut-être ses idées sont changées ; il faut aussi lui envoyer de l’argent ? Nous irons voir ta mère.

— Oh ! dit Hélène épouvantée, qu’elle ne vous voie pas, qu’elle ne vous voie jamais ! respectons ses cheveux gris.

— Comme tu voudras.

— Leyen, dit Hélène, vous êtes bien bon pour moi.

— Me promets-tu de ne me quitter jamais ?

— Je vous le promets, si ce que je désire est un rêve.

— J’ai aussi quelque chose à te demander, dit le comte.

Il sonna, se fit apporter un poinçon et de la poudre ; il découvrit son bras, et, avec la pointe du poinçon, traça sur son bras son chiffre et celui d’Hélène, puis sur le sang versa de la poudre.

— C’est un signe ineffaçable. Veux-tu que je dessine le pareil sur ton joli bras ?

— Le désirez-vous ? dit Hélène.

— J’en serais plus heureux que tu ne le peux comprendre.

— Voici mon bras.

Le comte hésitait à appuyer le poinçon.

— Je n’ai pas peur de voir mon sang, dit Hélène.

Le comte commença en tremblant. Hélène devint un peu pâle, mais ne dit rien.

Quelques jours après, sur le bras d’Hélène et sur celui de Leyen, il y avait deux chiffres bleuâtres et ineffaçables.

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