— Je suis un homme vraiment singulier, dit en entrant le docteur Fischerwald ; je sors d’une maison où j’oubliais mon chapeau ; heureusement que l’on m’en a averti. Il n’y a pas de bizarrerie dont je ne me rende coupable.— Le docteur Fischerwald, l’homme le plus semblable à tout le monde qui se fût jamais rencontré, avait la prétention d’être, singulièrement bizarre et original. — Il posa son chapeau sur le côté, pour qu’il eût avec la table le moins de contact possible, mit doucement sa canne dans un angle, l’éloignant du mur par le bas, de manière qu’elle ne pût tomber, et s’assit près du lit de Maurice en écartant les pans de son habit, pour ne pas les froisser en s’asseyant dessus.
— Tu es malade ; il faut bien prendre la chose ; cette vie est une vie de douleurs, comme dit Lucrèce :
Nam nox ulla diem, neque noctem aurora secuta est
Quæ non audierit mixtos vagitibus ægris
Pioratus mortis comites.
« Jamais la nuit, jamais l’aurore ne se sont succédé, sans entendre à la fois, et les vagissemens des enfans qui souffrent en naissant et les sanglots sur la tombe des vieillards. »
— J’ai la fièvre, dit Maurice.
— Il y a en moi ceci de fort original, dit Fischerwald, que la pétulance de mon esprit m’a toujours empêché de me soumettre aux lois préétablies et aux préceptes donnés par d’autres. Je n’ai jamais pu penser d’après les autres, ni suivre d’autre guide que mes propres idées. Aussi, comme dit Catulle :
Jucunda cùm ætas florida ver ageret…
« Quand ma vie se couronnait des fleurs du printemps, »
Je passais pour un jeune homme fougueux.
Impatiens freni et mod eraminis.
(TACITE.)
Je n’ai jamais voulu me servir des idées de personne, ne reculant pas devant la fatigue de penser moi-même.
« Je hais le sage qui n’est pas sage par lui-même, » dit Euripide.
— Je hais le médecin qui ne me parle pas de ma fièvre, dit Maurice.
— J’allais arriver à ta fièvre ; je te recommanderai de te couvrir un peu plus que d’ordinaire, comme le prescrit Celse, de febrili affectu, et t’abstenir de nourriture, ainsi que l’indiquent Damascius, decibo, et Artemidore Capito, dans son livre : Quæ, quando et quomodo sit edendum et non edendum.
Je te quitte, ajouta le docteur. Ainsi, je suis venu te voir préférablement à la maîtresse du comte de Leyen, pour laquelle on m’a fait demander. La maladie, comme dit Horace de la mort,
Æquo pede pulsat
Pauperum tabernas regumque turres.
On m’a fait dire que cette belle fille était arrêtée dans sa vie de délices par un malaise général.
Non Siculæ dapes
Dulcem elaborabunt saporem ;
Non avium citharæque cantus
Somnum reducent.
(HORACE.)
« Les mets les plus délicieux ne peuvent réveiller son appétit ; les chants des oiseaux ni ceux de la harpe ne peuvent rappeler le sommeil. »
Le docteur se leva.
— Puisque tu ne veux pas, ou plutôt, puisque Damascius et Artemidore Capito ne veulent pas que je mange, lui dit Maurice, rien n’empêche que tu manges mon déjeuner que l’on apporte.
Le docteur n’avait pas déjeuné et accepta, puis brossa son chapeau avec sa manche, arrangea sa cravate devant un miroir, et dit :
— Tiens-toi chaudement et fais diète, et dis-toi, pour te consoler, comme Ovide :
Heu ! petior telis vulnera facta meis.
« Je suis l’auteur de mon mal. »
Adieu, ou vale, comme dit Cicéron ad Atticum.
Le docteur partit ; mais Hélène l’avait attendu longtemps, s’était impatientée, et avait demandé au comte Leyen à partir pour la campagne où ils devaient aller passer la belle saison. Le comte, qui était plus amoureux d’elle que jamais, et qui respectait ses moindres caprices, l’avait emmenée, et Fischerwald ne trouva personne.
Quand il raconta à Maurice ce désappointement :
— C’est une fille d’esprit et de sens, et j’ai envie d’en faire autant qu’elle, dit Maurice.
— Ne t’en avise pas, dit Fischerwald.
Maurice partit le lendemain.