Cependant le tribunal formé à Bâle par l’empereur prononça, contre le chambellan de Trota aussi bien que contre son amie Littegarde de Auerstein, la sentence réservée par les lois aux coupables qui invoquaient le jugement de Dieu. Ils furent condamnés à périr par le feu. On envoya une députation de conseillers informer les prisonniers de leur arrêt, qui aurait été exécuté aussitôt, vu le parfait rétablissement du chambellan, si l’empereur n’avait conservé contre le comte Jacob quelque méfiance qui lui faisait désirer sa présence.
Mais celui-ci, comme par miracle, souffrait encore d’une manière bien remarquable de la légère blessure qu’il avait reçue au commencement du combat ; l’état d’irritation de ses humeurs aggravait le mal de jour en jour, et les talens réunis de tous les médecins de la Souabe et de la Suisse n’y apportaient aucun soulagement. Un venin rongeur, inconnu jusqu’alors, pénétrant de la manière la plus funeste jusqu’à l’os, se répandit dans tout le système de la main, et l’on se vit obligé, au grand effroi de ses amis, de la couper, et ensuite le bras. Mais ces amputations, loin de guérir le mal, ne firent que l’augmenter encore ; les médecins déclarèrent enfin qu’il n’y avait plus d’espoir, et que le comte mourrait avant la fin de la semaine. En vain le prieur du cloître des Augustins, qui croyait reconnaître dans tout cela la main de Dieu, le supplia-t-il de lui avouer la vérité. Le comte jura de nouveau, sur le Saint-Sacrement, de la sincérité de sa déclaration, et il voua son âme à la damnation éternelle, s’il avait accusé injustement Littegarde.
Malgré l’irrégularité de sa vie, on avait deux raisons pour ajouter foi à ses attestations. D’abord on lui connaissait une espèce de piété, qui n’aurait pu lui permettre un faux serment dans un tel moment ; et puis le gardien qui veillait à la tour du château de Bréda avait avoué que le comte était vraiment entré dans le château la nuit de Saint-Rémighius. Il ne resta plus au prieur qu’à croire à l’erreur du comte, qui sans doute avait pris pour Littegarde une personne inconnue.
Le comte, long-temps avant de porter ses vues sur Littegarde, avait vécu avec Rosalie sa femme de chambre, sur un très-mauvais pied. Pendant toutes les visites qu’il faisait au château en qualité de seigneur, il attirait cette jeune fille légère et sans principes dans sa chambre à coucher.
Lorsque Littegarde reçut le billet qui la décida, ainsi que son frère, à ne plus retourner chez le comte, la jalousie de cette jeune fille s’alluma ; avant de suivre sa maîtresse, elle écrivit au comte, en son nom, que la colère de ses frères ne lui permettait pas de le voir pour le moment ; mais qu’elle l’invitait à venir dans son appartement au château de son père, la nuit de Saint-Rémighius. Celui-ci, plein de joie sur le succès de sa déclaration, écrivit aussitôt à Littegarde une seconde lettre, où il la priait de lui donner quelqu’un de sûr pour le conduire jusqu’à sa chambre. La femme de chambre, profondément artificieuse, s’était arrangée de manière à recevoir elle-même cette réponse qu’elle prévoyait ; par une seconde fausse lettre, elle lui fit savoir qu’elle l’attendrait à la porte du jardin. C’est pourquoi le soir de cette nuit elle avait demandé à Littegarde la permission d’aller dans son pays visiter sa sœur malade. Elle partit en effet après midi avec un petit paquet sous le bras, et s’achemina vers le village où demeurait sa sœur. Mais, au lieu d’accomplir son voyage, elle revint à la nuit sous le prétexte d’un orage qui l’effrayait ; et pour ne point troubler sa maîtresse, son projet étant de se remettre en route de grand matin, elle alla se coucher dans une des chambres vides de la tour peu habitée du château. Le comte, qui, après avoir acheté du gardien de la tour l’entrée du château, trouva à la porte du jardin une personne voilée, ne se douta point du tour qu’on lui jouait ; la jeune fille lui donna un baiser sur la bouche, et le conduisit par plusieurs escaliers dans la partie inhabitée du château, où elle avait choisi un appartement magnifique dont elle avait eu soin de fermer les fenêtres. Là, après lui avoir dit à demi voix de se taire à cause du voisinage de la chambre de ses frères, elle s’assit à ses côtés sur un lit de repos. Le comte, séduit par ses charmes, resta jusqu’au jour, et lui donna en la quittant un anneau qu’il avait reçu de sa femme le jour de ses noces. Rosalie lui mit au doigt celui de Littegarde, qu’elle avait su dérober pendant le jour. Craignant vraisemblablement d’être découverte, Rosalie ne lui fit plus rien dire, et elle éluda un nouveau rendez-vous qu’il lui demandait. Plus tard, la jeune fille, soupçonnée de vol, fut renvoyée chez ses parens qui habitaient les bords du Rhin. Au bout de neuf mois elle devint mère, et racontant tout le secret de son jeu avec le comte Jacob de Rothbart, elle le déclara le père de son enfant. Heureusement qu’elle n’avait point vendu l’anneau du comte, et que ses parens, à cette preuve irrécusable de la vérité de son récit, se décidèrent à recourir à la justice pour établir les droits de l’enfant.
Les juges de l’endroit étant instruits de la cause qui se plaidait à Bâle, envoyèrent dans cette ville un conseiller chargé d’une lettre de Rosalie, contenant l’aveu de toutes ses intrigues ; l’énigme qui occupait toute la Souabe et la Suisse se trouva ainsi expliquée.
Ce fut précisément au jour fixé pour le supplice de Frédérich et de Littegarde, que ce conseiller se présenta devant le comte Jacob, qui se livrait au désespoir que lui causaient ses douleurs affreuses.
« C’est assez, s’écria-t-il après avoir lu la lettre et reconnu l’anneau qu’elle renfermait ; je suis las de la lumière du jour. Qu’on me prépare une litière, ajouta-t-il en se tournant vers le prieur, et conduisez-moi sur la place du supplice, afin que je ne meure point sans avoir empêché une injustice. »
Le prieur, profondément frappé par cet ordre, le fit aussitôt mettre à exécution, et il accompagna l’infortuné, qui portait un crucifix dans ses mains, jusque sur la place, où la foule, appelée par le son lugubre des cloches, se pressait autour du bûcher auquel étaient fortement liés Littegarde et Frédérich.
« Arrêtez, s’écria le prieur au balcon de l’empereur ; avant de mettre le feu à ce bûcher, écoutez un mot de la bouche de ce pécheur.
– Quoi ! s’écria l’empereur en se levant de son siége, le jugement de Dieu n’a-t-il pas prouvé la justice de sa cause, et peut-on croire encore à l’innocence de Littegarde ? »
En prononçant ces mots, il descendit avec trouble du balcon, et s’approcha du malade, suivi de cent chevaliers et de tout le peuple qui avait quitté les banquettes.
« Elle est innocente, répondit le comte en se soulevant avec l’aide du prieur : Dieu l’a décidé aux yeux de tous les bourgeois de Bâle dans le jour mystérieux du combat ; car mon adversaire, après avoir reçu trois blessures mortelles, est plein de vigueur et de santé, tandis que le seul coup de sa main, qui semblait à peine avoir effleuré ma peau, a bientôt attaqué le principe de ma vie, et j’ai succombé comme le chêne battu par la tempête. Mais voici encore d’autres preuves : c’est Rosalie, sa femme de chambre, qui me reçut au château dans la nuit de Saint-Rémighius, et moi, misérable, dans l’aveuglement le plus complet, je crus tenir dans mes bras celle qui n’avait jamais répondu que par le mépris à toutes mes prévenances. »
L’empereur, à ces mots, envoya un chevalier délier le chambellan, ainsi que Littegarde, qui, privée de ses sens, était appuyée sur Hélèna.
« Maintenant chacun des cheveux de leur tête est gardé par un ange, » s’écria-t-il au moment où Littegarde, conduite par son amant, s’approcha de lui au milieu de la foule qui les considérait avec étonnement et respect. Il les baisa tous deux au front, et jetant sur les épaules de Littegarde l’hermine de sa femme qu’il tenait, il prit son bras, en présence des chevaliers, pour la conduire dans son palais. Pendant que les habits de condamné du chambellan se changeaient en un manteau de chevalier et en un chapeau à plumes, il se tourna vers le comte malade, et plein d’un sentiment de pitié pour celui que le combat avait conduit à sa perte, quoiqu’il ne l’eût point mérité par le crime et le mensonge, il demanda au médecin placé à côté du lit s’il n’y avait aucun espoir de salut.
« Non, répondit Jacob, en retombant sur la poitrine du médecin avec d’horribles convulsions, et j’ai mérité la mort que je souffre, car sachez, à présent que je n’ai plus rien à redouter de la justice du monde, sachez que je suis le meurtrier du noble duc Guillaume de Breysach ; l’assassin qui le perça d’un trait sorti de mon arsenal était depuis six semaines payé par moi pour cette action qui me livrait le trône. » Après avoir donné cet éclaircissement, il retomba sur la litière, et son âme s’enfuit chargée de ses forfaits.
« Ah ! s’écria la régente, qui se trouvait sur le balcon du château avec la suite de l’empereur, tel était le pressentiment de mon noble époux, et il l’exprima avant sa mort par des paroles entrecoupées.
– Que le bras de la justice accomplisse son devoir sur ce cadavre, » dit l’empereur ; et il ordonna qu’il fut brûlé sur le bûcher qui, par sa faute, avait risqué de devenir l’instrument du supplice de deux innocens ; et tandis que les flammes rouges et ardentes s’étendaient au loin, poussées par le vent du nord, il conduisit Littegarde au château.
Il la réintégra dans ses droits à l’héritage de son père, que lui avaient enlevés ses frères dans le but peu généreux de s’en emparer, et trois semaines après, le mariage des deux amans fut célébré au château de Breysach. La régente, très-satisfaite de la manière dont les choses avaient tourné, fit cadeau à Littegarde, comme présent de noces, d’une grande partie des biens du comte. L’empereur, après les fiançailles, mit une chaîne d’or autour du cou de Frédérich, et dès que les affaires qui l’avaient appelé en Suisse lui permirent de retourner à Worms, il fit ajouter dans tous les statuts où il était dit que le combat singulier faisait immédiatement reconnaître un coupable : Si telle est la volonté de Dieu.