Cependant, soit que les frères de Littegarde tinssent vraiment leur sœur pour coupable, ou qu’ils fussent seulement animés par le désir de la perdre, ils répondirent au tribunal de Bâle qu’ils la regardaient comme une infâme, méritant la punition des lois. Ils ajoutèrent avec la plus vile fausseté qu’elle s’était enfuie volontairement du château, n’ayant rien à dire pour sa justification, et que sans doute elle courait le monde avec un nouvel aventurier pour mettre le comble à sa honte.
Pour sauver l’honneur de leur famille humiliée, ils firent effacer son nom de la table généalogique de la maison de Bréda, et ils voulaient la frustrer de toute sa part à l’héritage de leur père ; mais les juges de Bâle s’opposèrent à une motion qui leur semblait s’éloigner beaucoup des devoirs qu’ils avaient à remplir.
Le comte Jacob, à cette nouvelle, donna les preuves les plus fortes de l’intérêt que lui inspirait Littegarde : on apprit qu’il avait envoyé plusieurs chevaliers la chercher de tous côtés pour lui offrir un asile dans son château. Ses juges n’ayant plus aucun doute sur la vérité de son témoignage, résolurent unanimement de retirer la plainte qui l’accusait du meurtre de son frère.
Cette tendre pitié qu’il avait montrée pour l’infortunée dans son malheur, lui regagna toute la bienveillance du peuple ; on excusait maintenant ce que l’on avait premièrement blâmé avec aigreur, et livrer au mépris du monde une femme dont il possédait l’amour ne sembla plus, dans des circonstances si extraordinaires, et où il s’agissait de la vie et de l’honneur, qu’une explication indispensable et pleine de franchise des événemens de la nuit de Saint-Rémighius. En conséquence, le comte Jacob de Rothbart fut invité, par l’ordre de l’empereur, à paraître encore une fois devant le tribunal pour y recevoir en public et les portes ouvertes la solennelle justification du soupçon du meurtre de son frère.
Le héraut venait de lire d’une voix éclatante la lettre écrite par les seigneurs de Bréda, et le président du tribunal allait commencer son discours, lorsque Frédéric de Trota, s’approchant de la barrière, demanda, selon le droit commun, à tous les spectateurs impartiaux, à jeter un coup d’œil sur la lettre.
On consentit à son désir, et la lettre lui fut remise, tandis que tous les yeux se tournaient sur lui. Mais à peine l’eût-il regardée, que, la déchirant du haut en bas, il la froissa dans ses mains et la jeta avec son gant au visage du comte Jacob de Rothbart, en déclarant qu’il le tenait pour un infâme menteur, et qu’il était prêt à prouver l’innocence de dame Wittib Littegarde par le jugement de Dieu.
Le comte pâlit, et relevant le gant, il s’écria : « Aussi vrai que Dieu est juste dans le jugement par les armes, je veux te prouver dans un combat singulier, la vérité de ce que j’avance sur dame Littegarde ! Nobles seigneurs, ajouta-t-il en se tournant vers les juges, informez l’empereur de l’opposition du chambellan, et décidez ensuite l’heure et le lieu où nous devrons nous rencontrer l’épée à la main. »
Les juges ayant envoyé une députation à l’empereur, celui-ci, très-incertain sur l’innocence du comte en voyant que le chambellan de Trota se déclarait le défenseur de Littegarde, fit dire à cette dame de se trouver à Bâle le jour de Sainte-Marguerite, sur la place du château, où cet inconcevable mystère serait éclairci par le jugement de Dieu dans le combat qui aurait lieu en sa présence entre le seigneur Frédéric de Trota et le comte Jacob de Rothbart.
Le jour de la Sainte-Marguerite, à midi, une foule immense se pressait dans la ville de Bâle, et chacun allait prendre place sur les banquettes rangées autour de la place du château pour les spectateurs du combat. À l’appel trois fois répété des deux hérauts, les deux seigneurs Frédéric de Trota et Jacob de Rothbart entrèrent dans la lice.
Presque toute la chevalerie de la Souabe et de la Suisse était placée sur la rampe du château, et sur le balcon ; on y voyait l’empereur lui-même avec sa femme et les princes et princesses ses enfans.
Pendant que les juges disposaient tout pour le combat, dame Hélèna et ses deux filles Bertha et Cunégonde, qui avaient accompagné Littegarde à Bâle, se présentèrent à l’entrée de la place, et prièrent les gardes qui s’y trouvaient de leur permettre de parler à dame Littegarde qui, selon l’usage établi, était assise sur un échafaud au milieu de la barrière.
Quoique ces nobles dames fussent persuadées de la pureté de Littegarde et pleines de respect pour elle, cependant l’anneau produit par le comte Jacob, et l’absence extraordinaire de la femme-de-chambre durant la nuit de Saint-Rémighius, les jetait dans un trouble inexprimable ; elles résolurent d’éprouver encore une fois la conscience de l’accusée avant l’instant décisif, en lui représentant tout l’aveuglement et le sacrilége qu’il y aurait, si son âme était oppressée d’une faute, à laisser chercher la vérité par le moyen sacré des armes.
Littegarde, se levant à l’approche de la mère et des sœurs de Frédéric, leur demanda ce qui les amenait auprès d’elle en un pareil moment.
« Ma chère fille, dit dame Hélèna, voulez-vous épargner à une mère, qui n’a d’autres consolations dans sa vieillesse que son fils bien-aimé, le chagrin de pleurer sur sa tombe ; voulez-vous renoncer au combat qui va commencer, et vous retirer dans un de nos châteaux situé au-delà du Rhin, et que nous vous donnons avec joie et reconnaissance ? »
Littegarde, après l’avoir regardée quelques instans, se jeta à ses genoux : « Noble et respectable dame, s’écria-t-elle, la crainte que Dieu ne se déclare pas pour moi dans l’heure décisive qui va prouver mon innocence, se serait-elle emparée du cœur de votre noble fils ? Oh ! dans ce cas, je le conjure de poser l’épée qu’il prend sans confiance, et de quitter le lieu du combat sans quelque prétexte ; mais qu’il m’abandonne à mon destin, qui est dans la main de Dieu, sans m’accabler d’une inutile pitié.
– Non, dit Hélèna touchée, mon fils ne sait rien ; il croit fermement à votre innocence, et il est prêt, comme vous le voyez, à combattre son adversaire ; cette offre que je viens de vous faire, je l’ai imaginée avec mes filles pour chercher à prévenir tout malheur.
– Eh bien ! dit Littegarde en couvrant de baisers et de larmes la main de la vieille dame, laissez-le accomplir sa promesse. Aucune faute ne pèse sur ma conscience, et lors même qu’il irait au combat sans casque et sans cuirasse, il n’aurait rien à craindre, Dieu et les anges le protégeraient. » À ces mots, elle se releva et conduisit Hélèna et ses filles sur un siége placé derrière celui qui lui était destiné.
À un signal de l’empereur le héraut appela au combat les deux chevaliers, qui s’avancèrent l’un vers l’autre l’épée et le bouclier à la main. Frédéric blessa le comte du premier coup, la pointe de son sabre pénétra entre le bras et la main au défaut de la cuirasse. Mais le comte, effrayé par le mal qu’il ressentait, s’éloigna et regarda sa blessure dont le sang sortait abondamment, quoiqu’elle fût très-légère. Une conduite si contraire aux règles, fit élever un murmure parmi les chevaliers assemblés sur la rampe ; et le comte, comme s’il était en pleine santé, reprit le combat avec de nouvelles forces. Les deux adversaires se frappaient sans cesse comme deux nuages orageux dont le contact produit l’éclair, et qui sans se mêler jamais tournent l’un autour de l’autre au bruit du tonnerre qu’ils portent dans leurs flancs. Le seigneur Frédéric restait ferme sur le terrain comme s’il eût pris racine ; il parait tous les coups que le comte cherchait à lui porter. Le combat, dont chacun attendait la fin avec anxiété, durait depuis près d’une heure, lorsqu’un nouveau murmure s’éleva parmi les spectateurs. Frédéric, au moment où il semblait devoir triompher de son ennemi affaibli et fatigué, s’embarrassa le pied avec son éperon et tomba à genoux sur la poussière ; le comte, profitant avec aussi peu de générosité que de courtoisie de cet accident, enfonça son sabre dans le flanc de son adversaire. Frédéric cependant se releva en poussant un cri ; il replaça son casque sur ses yeux et parut vouloir continuer le combat ; mais tandis que sa vue se couvrait de ténèbres et que son corps chancelait, le comte lui enfonça sa flamberge dans le sein. Alors il retomba en abandonnant son épée et son bouclier.
Le comte, tandis que la trompette sonnait la victoire, posa le pied sur la poitrine du chambellan, et dame Hélèna suivie de ses filles se précipita dans la lice sur le corps de son cher fils, en présence de toute la foule des spectateurs parmi lesquels s’élevaient des accens de pitié et d’effroi. « Ô mon Frédéric ! » s’écria-t-elle ; puis se tournant vers Littegarde, privée de ses sens et que des archers entraînaient en prison : « Misérable, ajouta-t-elle, tu avais le sentiment de ta faute, et tu as pu souffrir que le plus noble des amis prît les armes pour une cause injuste ! »
Puis elle souleva son fils bien-aimé à l’aide de ses filles, et l’ayant débarrassé de sa cuirasse elle chercha à arrêter le sang qui coulait de la blessure de son noble sein ; mais des archers vinrent, par l’ordre de l’empereur, s’assurer de la personne du chambellan, que l’on transporta en prison, où il fut remis aux soins de quelques médecins et où sa mère et ses sœurs reçurent la permission de l’accompagner et de rester auprès de lui jusqu’à sa mort, dont personne ne doutait.
Cependant les médecins déclarèrent bientôt que ses blessures, quoique dans des parties délicates, n’étaient point mortelles et qu’il en guérirait sans en conserver aucune incommodité. Dès qu’il eut repris ses sens, il demanda à sa mère ce qu’était devenue Littegarde, et ne put retenir ses larmes lorsqu’il apprit qu’elle était dans la solitude d’une prison, livrée au plus affreux désespoir. Caressant ses sœurs avec tendresse, il les pria d’aller la voir et de la consoler.
Dame Hélèna, affligée de ses instances, lui demanda d’oublier cette vile et indigne créature, qui n’avait pas craint d’exposer au jugement de Dieu le seul ami qui lui restât.
« Ah ! ma mère, dit le chambellan, quel est le mortel, eût-il la sagesse de tous les temps, qui puisse expliquer la sentence pleine de mystère que Dieu a prononcée par ce combat ?
– Quoi ! s’écria dame Hélèna ! n’est-elle pas assez claire ? n’as-tu pas succombé sous le glaive de ton adversaire ?
– C’est vrai » répondit Frédéric : j’ai succombé pour un instant. Mais le comte m’a-t-il vaincu ? n’ai-je pas déjà repris mes forces comme la fleur raffraîchie par le zéphir, et ne serai-je pas bientôt en état de recommencer le combat avec une double vigueur.
– Insensé ! s’écria sa mère, et ne sais-tu pas que la loi défend à celui contre lequel l’arrêt s’est prononcé de reparaître jamais dans aucune affaire de ce genre ?
– C’est égal, reprit le chambellan avec calme ; que m’importe cette institution des hommes ? Un combat qui n’est point suivi de la mort d’un des adversaires ne doit point être regardé comme décisif.
– Mais, dit sa mère, ces lois que tu méprises sont en vigueur, elles règnent, quelque déraisonnables qu’elles puissent être, et vous livrent, elle et toi, comme des criminels, à toute la rigueur d’un jugement.
– Hélas ! c’est précisément ce qui fait mon désespoir. L’appui sur lequel elle comptait s’est brisé, et moi qui voulais montrer son innocence au monde entier, je l’entraîne dans l’abîme. Un malheureux faux pas causé par la chaîne de mon éperon livre son corps aux flammes et son souvenir à une honte éternelle. Ah ! certainement Dieu a voulu par là me punir des péchés de ma vie ! »
En parlant ainsi, des larmes vinrent baigner ses yeux, et il se tourna vers la muraille en se couvrant de son drap ; sa mère et ses sœurs, dans un triste silence, s’agenouillèrent devant son lit et mêlèrent leurs larmes aux siennes.
Le gardien de la tour ayant apporté le repas des prisonniers, Frédéric lui demanda des nouvelles de Littegarde. Il apprit par ses réponses brèves et entrecoupées qu’elle était couchée sur un tas de paille et n’avait pas prononcé une parole depuis le jour où on l’avait conduite en prison. Pénétré du plus amer chagrin, il chargea cet homme de dire à la dame que, par une disposition miraculeuse du ciel, il marchait à grands pas vers la guérison, et il le pria de lui demander la permission de lui faire une visite, avec le consentement du châtelain, lorsqu’il serait rétabli. Mais le gardien lui répondit, après avoir hésité un instant, qu’elle était comme une folle, sans voir et sans entendre, et qu’elle avait écrit au châtelain de défendre qu’on lui laissât voir qui que ce fut, surtout le chambellan de Trota.
Frédéric ne pouvant calmer son inquiétude, rendue plus violente encore par le retour de ses forces, se décida à se rendre, avec la permission du châtelain, auprès de Littegarde. Bien certain de son pardon, il entra dans sa chambre avec sa mère et ses sœurs, sans s’être fait annoncer.
Qui pourrait dépeindre l’effroi de l’infortunée Littegarde, qui, le sein à demi découvert et les cheveux épars, se leva de dessus sa couche de paille au bruit que fit la porte en s’ouvrant, lorsque, au lieu du gardien qu’elle attendait, elle vit entrer son noble et digne ami, portant toutes les traces de la souffrance et soutenu par ses deux sœurs.
« Loin de moi ! s’écria-t-elle avec l’accent du désespoir, en se jetant sur sa couche ; loin de moi, si vous avez dans le cœur une étincelle de pitié !
– Comment, ma chère Littegarde ! » répondit Frédéric en se penchant sur elle avec la plus vive émotion, et il saisit sa main.
« Loin de moi ! répéta-t-elle en tombant à genoux. Oh ! ne me touche pas, ou je deviendrai folle ! Tu me remplis d’horreur ; le feu dévorant me ferait moins de mal que toi !
– Moi, je te cause de l’effroi ! Oh ! comment ton Frédéric l’a-t-il mérité ?
– Au nom de Jésus ! s’écria-t-elle en se traînant à ses pieds, quitte cette chambre, mon bien-aimé, et laisse-moi ; j’embrasse tes genoux, je baigne tes pieds de mes larmes ; je te prie en rampant de m’accorder cette seule grâce ; quitte cette chambre aussitôt, et laisse-moi ! »
Frédéric vivement ébranlé, lui demanda pourquoi sa vue lui était si pénible.
« Elle m’est insupportable, répondit Littegarde en cachant son visage dans ses mains ; l’enfer et toutes ses horreurs serait pour moi un spectacle plus doux que ton beau regard tourné vers moi avec amour et bonté.
– Dieu du ciel ! s’écria le chambellan, que dois-je penser du trouble de ton âme ? Le jugement de Dieu a-t-il parlé vrai ; serais-tu coupable de ce dont le comte t’accuse !
– Coupable et damnée pour le temps et l’éternité, dit Littegarde en se frappant le sein avec violence : Dieu est vrai ; mais va, mes sens s’égarent, mes forces se brisent ; laisse-moi seule à ma douleur et à mon désespoir ! »
À ces mots, le chambellan tomba évanoui, et tandis que Littegarde couvrait sa tête d’un voile, et retournait sur sa couche, Bertha et Cunégonde coururent à leur frère pour le rappeler à la vie.
« Que tu sois maudite ! s’écria Hélèna, maudite dans ce monde et dans l’autre, non pas pour la faute que tu as commise, mais pour l’inhumanité avec laquelle tu as entraîné à sa perte mon fils innocent ! Malheureuse que je suis, continua-t-elle, pourquoi n’ai-je su pas plus tôt le récit du prieur des Augustins, qui m’a dit quelques jours après le combat, que le comte s’était confessé à lui, et lui avait juré sur l’hostie la vérité de ce qu’il a déclaré devant les juges. Il lui a montré la porte du jardin par laquelle il a pénétré dans la nuit convenue jusqu’à la chambre où elle l’attendait sur des coussins magnifiques. Un serment fait dans un pareil moment ne peut contenir au mensonge. Ah ! si j’en avais eu connaissance avant le combat, j’aurais dissipé l’aveuglement de mon fils, et je l’aurais empêché de se jeter dans cet abîme. Mais, viens, ajouta-t-elle en baisant doucement Frédéric, l’expression de notre colère est encore un honneur dont elle n’est pas digne ; éloignons-nous, et que les reproches que nous lui épargnerons causent son désespoir.
– Le misérable ! reprit Littegarde en se levant, je me souviens que mes frères et moi nous allâmes chez lui trois jours avant la Saint-Rémighius ; il donnait une fête à mon honneur, et mon père, qui voyait avec plaisir célébrer les charmes de ma jeunesse, m’engagea à accepter son invitation. Le soir, après le bal, lorsque je montai à ma chambre à coucher, je trouvai sur ma table un billet sans signature, écrit par une main étrangère et qui contenait une déclaration d’amour. Mes frères étant venus pour parler de notre départ, je leur fis voir cet étrange billet. Ils reconnurent aussitôt la main du comte, ils furent transportés de colère, et l’aîné voulait à l’instant même aller le trouver dans sa chambre ; mais le plus jeune lui représenta que le comte avait eu la prudence de ne pas signer le billet. Alors, indignés d’une manière d’agir si peu courtoise, nous partîmes dans la nuit même avec la résolution de ne plus jamais honorer son château de notre présence. C’est là la seule relation qui ait existé entre moi et cet homme faux et indigne, ajouta-t-elle en pleurant.
– Quoi ! dit le chambellan en considérant son visage inondé de larmes, tes paroles sont pour moi une musique céleste. Ah ! répète-les, ajouta-t-il, après une pause en se mettant à genoux devant Littegarde et en serrant sa main, tu ne m’as pas trahi pour ce misérable ? tu es pure de la faute dont il t’accuse ?
– Comme l’enfant qui vient de naître, murmura-t-elle en posant ses lèvres sur la main de son amant.
« Ô Dieu tout puissant ! je te remercie, s’écria Frédérich en embrassant les genoux de Littegarde. Tes paroles me rendent la vie ; la mort ne m’effraie plus, et l’éternité qui se présentait tout-à-l’heure à ma pensée, semblable à une mer de misère sans bornes, m’apparaît maintenant comme le règne de la félicité éclairée par mille brillans soleils.
– Ô malheureux ! dit Littegarde en s’éloignant, comment peux-tu croire ce que ma bouche prononce ? Insensé ! le jugement de Dieu n’est-il pas contre moi ? N’as-tu pas été vaincu par le comte dans ce combat mystérieux qui devait décider de mon sort ?
– Ma bien-aimée Littegarde, s’écria le chambellan, préserve tes sens du désespoir ; combats le sentiment qui pèse sur ton âme comme un lourd rocher ; soutiens-toi, ne chancelle point, lors même que le ciel et la terre s’écrouleraient autour de toi. Choisissons de deux idées qui troublent nos esprits la plus vraisemblable, et plutôt que de te croire coupable, figure-toi que j’ai vaincu dans le combat. Dieu, mon maître, ajouta-t-il en joignantles mains au-dessus de sa tête, préserve aussi mon âme de toute erreur ! Il me semble que je n’ai point été blessé par le glaive de mon adversaire, et que, tombé dans la poussière, j’ai déjà senti que j’existais encore. Pourquoi la sagesse céleste serait-elle forcée de montrer la vérité dès le premier instant de son assistance ? Ô Littegarde ! mourons ensemble, et passons ensemble de la mort à l’éternité ; crois fermement à ton innocence, et le soleil le plus serein brillera sur le combat que j’ai soutenu pour toi ! »
Dans ce moment le châtelain entra, et prévenant dame Hélèna, qui pleurait appuyée sur la table, qu’un si long entretien pourrait être nuisible à son fils, ils reprirent le chemin de leur prison, mais non sans que Frédérich eût reçu et donné encore bien des paroles de consolation.