Le duc Guillaume Breysach semblait avoir dérogé à son rang en épousant la comtesse Catherine de Heersbruck, de la maison du Haut-Huningen. Depuis lors il vivait dans la plus grande inimitié avec son frère le comte Jacob de Rothbart.
Vers la fin du quatorzième siècle, dans la nuit de la Saint-Rémighius, à son retour de Worms, où il était allé solliciter de l’empereur la légitimation de son seul enfant, le comte Philippe de Huningen, qu’il avait eu de sa femme avant le mariage, il fut atteint d’un trait en traversant le parc de son château. Transporté dans ses appartemens par les seigneurs de sa suite, il eut encore la force de lire, en présence de sa femme et des nobles ses vassaux, l’acte de légitimation qu’il avait reçu de l’empereur, et après avoir obtenu d’eux qu’ils reconnaîtraient son fils comme ayant seul le droit d’hériter de son trône, qui, selon la loi, devait passer à son frère, il nomma sa femme régente et tutrice du jeune Philippe ; puis succombant à la flèche cruelle qui lui avait percé le sein, il expira. La duchesse monta immédiatement sur le trône, et fit aussitôt prévenir le comte Jacob, son beau-frère, de ce qui venait de se passer. Mais il parut prendre les choses d’une manière toute contraire à celle qu’avaient redoutée plusieurs chevaliers qui connaissaient la violence de son caractère : Jacob de Rothbart, se consolant du tort que lui avait fait son frère, ne tenta aucune démarche pour annuler ses dernières volontés, et fit souhaiter de tout son cœur longue vie et félicité à son jeune neveu sur le trône qu’il lui enlevait.
Il reçut gaîment et amicalement l’ambassadeur de la duchesse, et lui raconta comment, depuis la mort de sa femme, dont il avait hérité des biens immenses, il vivait libre et indépendant dans son château, n’aimant plus que la chasse, les femmes de ses voisins et le vin de sa cave ; n’ayant plus d’autres projets pour l’avenir que celui de faire en Palestine un pélerinage par lequel il espérait racheter les péchés de sa jeunesse, qui malheureusement, disait-il, n’avaient fait qu’augmenter avec l’âge.
En vain ses deux fils, qui avaient été élevés dans l’espérance du trône, lui firent-ils les plus amers reproches pour son indifférence et son insensibilité ; il ne leur répondit que par des paroles moqueuses, et l’ordre de l’accompagner à la ville le jour de l’enterrement, pour suivre à ses côtés, comme c’était leur devoir, le convoi de leur oncle le duc.
Après avoir prêté hommage, ainsi que tous les grands du duché, à son jeune neveu en présence de la duchesse, il repartit pour son château, déchargé de toutes les dignités qu’il avait conservées jusqu’à ce jour, et accompagné des bénédictions du peuple, ravi de sa générosité et de sa modération.
La duchesse, très-satisfaite de ce bonheur inespéré, ne songea plus qu’à s’acquitter de son second devoir de régente, qui était de faire des recherches sur le meurtre du duc, dont toute la suite avait été témoin dans le parc. Elle examina, avec son chancelier, le seigneur Godwin de Heerthal, la flèche qui avait mis fin à la vie de son noble époux. Sans y trouver rien qui pût indiquer son possesseur, ils remarquèrent qu’elle était travaillée avec un luxe et une élégance admirables. Des plumeaux touffus et frisés étaient enchâssés dans un manche de bois de noyer mince et modelé ; le haut bout était revêtu d’un cuivre éclatant, et la pointe, aiguë comme une arête de poisson, brillait du plus bel acier. Elle paraissait sortir de la salle d’armes d’un homme riche et puissant, ennemi secret du duc, ou peut-être seulement ami de la chasse. La date gravée sur un des nœuds du bois annonçait qu’elle avait été fabriquée peu de temps auparavant. La duchesse se décida, d’après les conseils du chancelier, à l’envoyer, sous le sceau de l’État, dans tous les ateliers de l’Allemagne, afin de découvrir le maître qui l’avait tournée, et d’apprendre de lui le nom de celui qui lui en avait donné l’ordre.
Cinq mois après, le chancelier, auquel la duchesse avait confié tout le soin de ces recherches, apprit d’un armurier de Strasbourg qu’il avait fabriqué, trois ans auparavant, un faisceau de flèches semblables pour le carquois du comte Jacob de Rothbart. Le chancelier, effrayé d’un tel renseignement, le laissa secret pendant plusieurs semaines, en partie parce qu’il connaissait trop bien la noblesse que le comte avait montrée dernièrement, pour le soupçonner capable d’avoir assassiné son frère, en partie aussi parce qu’il ne voulait agir qu’avec la plus grande prudence dans une affaire qui concernait les premiers intérêts de la duchesse, et où il s’agissait de la vie de son plus grand ennemi.
Il fit des recherches secrètes, et ayant appris que le comte Jacob, qui s’éloignait rarement de son château, en avait été absent la nuit du meurtre, il pensa qu’il était de son devoir de ne plus garder le silence et d’instruire la duchesse, à la première assemblée du conseil, des deux chefs d’accusation portés contre son beau-frère.
La duchesse, qui s’estimait heureuse de se trouver dans des relations amicales avec le comte Jacob, et qui ne craignait rien tant que de blesser sa sensibilité par des démarches inconsidérées, ne donna, au grand étonnement du chancelier, aucun signe de joie à ces deux nouvelles ; au contraire, après avoir une seconde fois parcouru les papiers avec attention, elle témoigna vivement son mécontentement de ce qu’il avait parlé d’une telle chose devant tout le conseil. Elle prétendit qu’il avait été abusé par une erreur ou un mensonge, et lui ordonna de ne faire aucun usage de ces dénonciations devant le tribunal.
La vénération exagérée et presque fanatique que le peuple avait vouée au comte depuis son exclusion du trône, lui faisait regarder ce simple rapport comme très-dangereux.
Avant que le bruit pût s’en répandre, elle envoya au comte, avec une générosité vraiment héroïque, les deux chefs d’accusation portés contre lui ; lui écrivant en même temps qu’elle le priait de prouver par toutes les réfutations nécessaires son innocence, dont elle était déjà convaincue.
Le comte était à table avec ses amis, lorsqu’il reçut le chevalier qui lui apportait le message de sa belle-sœur ; il se leva et l’accueillit avec empressement ; mais à peine eut-il lu la lettre dans l’embrasure de la fenêtre, qu’il changea de couleur, et que, donnant les papiers à ses amis, il s’écria : « Mes frères, voyez quelle horrible accusation est tramée contre moi. »
Puis, prenant la flèche des mains du chevalier, et cherchant à cacher le trouble de son âme, il ajouta, en se plaçant au milieu de ses amis consternés, qu’en effet ce trait lui avait appartenu, et qu’il ne pouvait nier son absence du château pendant la nuit de Saint-Rémighius.
Ses amis, jurant contre ces malicieuses et perfides insinuations, rejetèrent le soupçon du meurtre contre l’accusateur lui-même, et ils allaient insulter l’envoyé de la duchesse, lorsque le comte, ayant relu les papiers, se tourna vers eux, et s’écria : « Paix ! mes amis ; » puis tirant son sabre du fourreau, il le remit au chevalier, et lui dit qu’il était son prisonnier.
Sur la question de celui-ci, qui ne savait s’il avait bien entendu, et qui lui demanda s’il reconnaissait la vérité des deux accusations portées contre lui par le chancelier, le comte répondit qu’oui.
En vain les chevaliers, mécontens de cet aveu, lui représentèrent-ils qu’il ne devait rendre compte qu’à l’empereur seul de la suite des événemens qui semblaient l’accuser, le comte, persistant à vouloir prouver son innocence devant un conseil choisi par la duchesse, s’approcha de la fenêtre, et ordonna à ses gens de seller son cheval, parce qu’il allait partir avec le chevalier. Mais ses compagnons d’armes le forçant enfin à écouter leurs puissantes représentations, il se décida à rester, et consentit à ce qu’ils écrivissent ensemble un acte par lequel ils demandaient à la duchesse, comme un droit que chaque chevalier pouvait réclamer alors, un sauf-conduit contre la somme de 20,000 marcs d’argent.
La duchesse, à cette déclaration inattendue et incompréhensible pour elle, pensa que le meilleur moyen de faire cesser les bruits que cette plainte faisait élever parmi le peuple, était de remettre tout le débat entre les mains de l’empereur.
Elle lui envoya, d’après les conseils du chancelier, les papiers qui contenaient l’acte d’accusation, et le pria, comme chef du royaume, de se charger de la poursuite d’une affaire dans laquelle elle était elle-même partie. L’empereur, qui se trouvait à Bâle pour des négociations avec la confédération suisse, consentit à son désir, nomma un conseil de trois comtes, douze chevaliers et deux juges assesseurs, et, après avoir accordé au comte Jacob, selon la demande de ses amis, un sauf-conduit contre la caution de 20,000 marcs d’argent, il l’invita à venir répondre, devant les juges qu’il lui avait choisis, aux deux points de l’accusation. Il fallait qu’il expliquât comment la flèche qui, selon son aveu, lui avait appartenu, s’était trouvée entre les mains du meurtrier, et qu’il dît dans quel lieu il avait passé la nuit de Saint-Rémighius.
Ce fut le lundi après la Trinité que le comte Jacob de Rothbart se présenta à Bâle, avec une brillante suite de chevaliers, devant la barrière du tribunal. Passant sur la première question, qui était, disait-il, absolument inexplicable, il répondit de la manière suivante au second point :
« Nobles seigneurs, » et il promena sur l’assemblée ses petits yeux brillans tout gonflés par les larmes qu’ils avaient versées : « vous m’accusez, moi, dont l’indifférence pour le trône et la couronne a été publiquement reconnue ; vous m’accusez du plus horrible de tous les forfaits, du meurtre de mon frère, qui, bien qu’il eût peu d’amour pour moi, ne m’en était pas moins cher. Et l’une des preuves que vous avancez est fondée sur mon absence inaccoutumée de mon château, la nuit de Saint-Rémighius, pendant l’accomplissement du crime. Maintenant, quoique je connaisse tout ce qu’un chevalier d’honneur doit à la dame dont il est secrètement favorisé, je me vois forcé, pour satisfaire aux questions que sa majesté l’empereur m’adresse par votre bouche, de divulguer un secret qui, sans cela, je le jure, serait mort avec moi, pour ne se réveiller dans mon sein qu’au premier appel de la trompette des anges du Seigneur. Pour que vous sachiez donc qu’il n’est ni vraisemblable ni possible que j’aie pris part au meurtre de mon frère, apprenez que, dans la nuit de Saint-Rémighius, au moment même où il s’accomplissait, j’avais un secret entretien avec la fille du seigneur Winfried de Bréda, la belle Wittib Littegarde d’Auerstein, dont je possède tout l’amour. »
Il faut savoir que madame Wittib Littegarde d’Auerstein avait été considérée jusqu’à ce moment comme la femme la plus sage et la plus irréprochable, quoique la plus belle du pays. Elle vivait tranquille et retirée dans le château de son père depuis la mort de son époux, qui avait succombé à une fièvre violente peu de mois après son mariage. Pour plaire au vieillard, qui désirait qu’elle formât de nouveaux nœuds, elle consentait quelquefois à paraître dans les fêtes et parties de chasse qui se donnaient chez les seigneurs du voisinage, et particulièrement chez le comte Jacob de Rothbart. Plusieurs seigneurs des premières familles du pays saisirent ces occasions de la rechercher, et parmi eux, elle donna bientôt la préférence au chambellan Frédérich de Trota, qui lui avait une fois sauvé la vie au péril de la sienne, en la défendant de l’attaque d’un sanglier blessé. Néanmoins, dans la crainte de déplaire à ses frères, qui étaient chargés du gouvernement de sa fortune, et malgré les pressantes sollicitations de son père, elle ne s’était point encore décidée à lui accorder sa main, lorsque l’aîné de ses frères, qui avait épousé une riche demoiselle du voisinage, devint, à la grande joie de la famille, père d’un fils qui en perpétuerait le nom. Alors Littegarde envoya à son amant, le seigneur Frédérich, une lettre baignée de ses larmes, où elle prenait congé de lui, s’étant décidée à conserver l’unité de la maison, et à se retirer, selon les conseils de son frère, comme abbesse dans un couvent de femmes situé non loin du château de son père, sur les bords du Rhin.
Ce fut précisément sur ces entrefaites, et au moment où l’archevêque de Strasbourg venait d’être instruit de ce projet, que le seigneur suzerain Winfried de Bréda reçut, de la part du conseil nommé par l’empereur, l’avis de la honte de sa fille Littegarde, et l’ordre de l’envoyer aussitôt à Bâle pour répondre à l’accusation du comte Jacob. On lui indiquait, avec les plus grands détails, le lieu et l’heure auxquels le comte prétendait s’être rendu secrètement chez dame Littegarde sur son invitation, et on lui envoya un anneau ayant appartenu à son défunt mari, que le Comte prétendait avoir reçu d’elle comme souvenir de cette nuit.
Le seigneur Winfried, déjà affaibli par les infirmités de son âge, se promenait dans sa chambre, appuyé sur le bras de sa fille, et réfléchissait tristement au destin commun à tout ce qui respire, lorsqu’il reçut le message du tribunal. À peine eut-il lu la lettre qu’il tomba frappé d’apoplexie. Ses fils, qui étaient présens, le relevèrent et firent aussitôt appeler le médecin ; mais tous les secours de l’art furent inutiles, et l’on ne put le rappeler à la vie. Littegarde, qui s’était évanouie dans les bras de ses femmes, n’eut pas même l’amère consolation de le convaincre de son innocence avant qu’il partît pour l’éternité.
Ce malheureux événement causa un grand effroi aux deux frères, et la faute honteuse de leur sœur, qui paraissait l’avoir produit, les anima contre elle d’une colère inexprimable. Ils savaient parfaitement que le comte de Rothbart lui avait fait la cour pendant toute l’année précédente, et que maintes fêtes et tournois avaient été donnés par lui en son honneur. Ils se rappelèrent aussi que leur sœur avait prétendu que la bague qui maintenant se trouvait en la possession du comte s’était perdue à la promenade précisément le jour de la Saint-Rémighius. De manière qu’ils ne doutèrent pas un seul instant de sa culpabilité.
En vain les conjura-t-elle de l’écouter, Rodolphe, enflammé de colère, lui demanda quelle preuve elle pouvait donner de son innocence ; et comme elle répondait en tremblant qu’elle n’avait à alléguer que la pureté de toute sa vie, sa femme de chambre, par un malheureux hasard, s’étant absentée cette nuit même pour aller visiter ses parens, il la repoussa de son pied, et, salissant son sabre, il lui ordonna, en appelant les chiens et les valets, de quitter à l’instant l’appartement et le château.
Littegarde, pâle et froide comme du marbre, se releva en demandant le temps nécessaire aux préparatifs de son départ ; mais son frère, hors de lui, et repoussant d’un coup de sabre sa femme qui se jetait à ses pieds pour implorer sa clémence, répéta : « Hors du château à l’instant ! » Alors la malheureuse Littegarde, plus morte que vive, quitta la chambre, et descendit dans la cour, où son frère lui fit porter un paquet de linge avec quelque argent, puis il ferma sur elle la porte du château en l’accablant de ses malédictions.
Ce passage subit du faîte d’un bonheur presque sans nuages dans l’abîme d’une misère infinie et sans ressources, était beaucoup plus que ne pouvait supporter la pauvre femme. Ne sachant où elle devait aller, elle suivit le sentier qui descendait au travers des rochers, afin de chercher un abri pour la nuit qui s’approchait ; mais avant qu’elle eût atteint l’un des villages épars dans la vallée, ses forces l’abandonnèrent, et elle tomba privée de sentiment.
Une heure après, lorsqu’elle revint à elle, il faisait nuit, et plusieurs habitans des environs étaient réunis autour d’elle, car un enfant qui jouait sur les rochers l’ayant aperçue, avait aussitôt couru chez ses parens les informer de cette singulière apparition ; etceux-ci, qui avaient reçu plus d’un bienfait de la main généreuse de Littegarde, apprenant avec effroi dans quel état elle se trouvait, se hâtèrent de venir la secourir.
Les soins de ces bonnes gens lui ayant rendu les forces, et la vue du château fermé derrière elle ranimant tous ses souvenirs, elle demanda à deux femmes qui voulaient la reconduire au château, d’avoir la complaisance de lui procurer un guide pour l’aider à continuer sa course. En vain elles lui représentèrent qu’elle n’était point en état d’entreprendre un voyage, Littegarde persista, sous le prétexte que sa vie serait en danger jusqu’à ce qu’elle eût quitté les limites du comté.
La foule qui s’augmentait toujours autour d’elle, voyant qu’elle se disposait à continuer seule sa route malgré les ténèbres de la nuit, se décida à céder à son désir, dans la crainte qu’il ne lui arrivât quelque malheur, et lui donna un guide et une voiture.
Littegarde demanda qu’on la conduisît à Bâle ; mais à peine arrivée au village, elle changea sa décision et ordonna à son conducteur de se diriger vers la seigneurie de Trotenburg, car elle sentait bien qu’elle ne pouvait paraître seule et sans avocat devant le tribunal de Bâle, contre un antagoniste aussi puissant que le comte Jacob de Rothbart, et il lui parut que personne n’était plus digne d’être appelé à défendre son honneur que son vaillant ami, toujours brûlant d’amour pour elle, le noble chambellan Frédérich de Trota.
Il était environ minuit, et des lumières brillaient encore dans le château lorsqu’elle y arriva, épuisée de fatigue. Elle envoya un domestique de la maison annoncer son arrivée à la famille ; mais avant qu’il eût fait son message, Bertha et Cunégonde, les sœurs de Frédérich, qui étaient occupées dans l’antichambre, s’approchèrent de la porte, et reconnaissant leur amie Littegarde, elles la firent descendre de voiture en la saluant amicalement, et la conduisirent, non sans quelque surprise, auprès de leur frère, qui, assis à une table, employait toute son attention à débrouiller les diverses pièces d’un procès.
Mais comment peindre l’étonnement qu’il éprouva lorsque, distrait par le bruit qu’il entendait derrière lui, il se retourna et vit Littegarde, pâle et défaite, véritable image du désespoir, se jeter à ses genoux.
« Ma chère Littegarde, s’écria-t-il en la relevant, que vous est-il arrivé ? »
Littegarde, après s’être assise, lui raconta tout ce qui s’était passé, puis elle le pria de la faire accompagner jusqu’à Bâle, et de lui indiquer quelque avocat qui put paraître devant le tribunal nommé par l’empereur, et la justifier de cette honteuse accusation. Elle ajouta qu’elle n’eût pas été plus surprise de se voir accusée d’une telle chose par un Parthe ou un Perse qui ne l’aurait jamais vue, que par le comte Rothbart, qu’elle avait toujours détesté, soit à cause de sa mauvaise réputation, soit à cause de sa figure étrange, et pour lequel elle avait toujours montré la plus grande froideur.
« C’est assez, ma chère Littegarde, » s’écria le seigneur Frédérich ; et prenant sa main, il y appliqua ses lèvres avec l’expression de l’amour le plus respectueux ; « ne perdez pas vos paroles en justifications inutiles à votre ami. La voix qui s’élève pour vous dans mon cœur est plus forte que toutes les assertions, et même que toutes les preuves que vous vous disposez à donner de votre innocence devant les juges de Bâle. Puisque vos frères vous ont abandonnée, permettez que je vous en tienne lieu ; accordez-moi la grâce de vous servir d’avocat. Je veux rétablir tout l’éclat de votre honneur devant le monde entier. »
Ensuite il conduisit Littegarde, qui, touchée de tant de noblesse, versait des larmes de joie et de reconnaissance, auprès de dame Hélèna sa mère, et la lui présenta comme une amie que des dissensions de famille forçaient à chercher pour quelque temps une demeure dans son château. On lui prépara aussitôt une des ailes du vaste manoir ; les sœurs de Frédérich remplirent les armoires qui s’y trouvaient de linge, de vêtemens, et de tout ce dont elle pouvait avoir besoin, avec le luxe et la magnificence dignes de leur rang.
Trois jours après, Frédérich de Trota, sans avoir dit de quelle manière il comptait se présenter devant les juges, partit pour Bâle avec une suite nombreuse.