CHAPITRE IV.

Cependant Toni, qui s’était mise au lit pour mieux tromper le nègre, se releva dès que le silence régna de nouveau dans l’habitation, et, sortant par une porte secrète, elle prit la route par laquelle devait arriver la famille Strœmli. Son cœur était suffoqué par le plus amer désespoir. Les regards pleins de mépris que lui avait jetés son amant avaient pénétré comme des lames tranchantes dans le fond de son âme. Il se mêlait à son amour un sentiment profond de tristesse et d’amertume, et elle ne désirait plus que de mourir en faisant un dernier effort pour le sauver.

Après avoir attendu quelques instans cachée derrière un pin, elle entendit la voix de Nanky, et elle aperçut, à l’aide du premier rayon de l’aurore, la petite troupe qui s’avançait sous les arbres de la forêt. Elle était composée de M. Strœmli, de sa femme et de ses cinq fils, dont les aînés, Aldebert et Gottfried, n’étaient âgés que de dix-sept et dix-huit ans, de trois domestiques et de deux servantes avec un nourrisson.

Toni s’approchant doucement, fut aussitôt reconnue de Nanky, qui la conduisit vers le chef. « Noble monsieur, dit-elle en interrompant ses salutations, le nègre Hoango est revenu inopinément avec sa troupe. Vous ne pouvez approcher de l’habitation sans le plus grand danger ; votre neveu, qui s’y trouve prisonnier, est perdu si vous ne vous armez aussitôt pour venir le délivrer.

– Dieu du ciel ! » s’écria avec effroi chaque membre de la famille ; et madame Strœmli, déjà affaiblie par la fatigue et la souffrance, tomba sans connaissance dans les bras de ses femmes.

Toni, prenant à part M. Strœmli et les hommes de sa suite, leur raconta, en versant des larmes de honte et de repentir, tout ce qui s’était passé entre elle et l’officier, et elle ajouta avec passion qu’elle voulait employer sa vie et sa mort à le délivrer de la situation où elle l’avait elle-même entraîné.

« Mes armes ! s’écria M. Strœmli en s’approchant d’un mulet qui en était chargé, et prenant son fusil. Le cousin Gustave a sauvé la vie à plusieurs d’entre nous, » ajouta-t-il en distribuant des fusils à ses fils courageux et à ses fidèles domestiques.

Les femmes furent renvoyées à Mowenweiher sous la conduite de Nanky, à qui l’on avait lié les mains par précaution ; et M. Strœmli, se plaçant à la tête de sa petite troupe, suivit Toni.

Dès qu’ils furent parvenus à la porte de derrière, Toni montra à M. Strœmli la chambre où reposaient Congo et Babeka ; et tandis qu’il s’y rendait sans bruit avec sa suite, elle entra dans l’écurie où dormait le second bâtard de Congo. Connaissant toute la tendresse que le nègre avait pour ses deux enfans, elle le prit dans l’intention de s’en servir, ainsi que de Nanky, pour racheter la vie de l’étranger, et réussit à le porter, sans être vue, dans l’intérieur du bâtiment.

M. Strœmli, ayant pénétré avec ses gens dans la chambre de Congo, le trouva debout, ainsi que Babeka. Ajustant son fusil, il déclara qu’ils étaient morts s’ils ne se rendaient ; mais le nègre, pour toute réponse, détacha un pistolet de la muraille et le déchargea contre M. Strœmli. Toute la suite de ce dernier, à ce signal, tomba sur le nègre ; Hoango, après avoir tiré un second coup qui renversa un des blancs, fut blessé à la main, pris et lié fortement, ainsi que Babeka, aux pieds d’une grande table.

Les nègres, éveillés par le bruit, se précipitèrent hors des écuries, et, malgré la défense opiniâtre des blancs, qui leur envoyaient des balles par les fenêtres, ils tentaient d’enfoncer la porte de la maison, lorsque Toni, tremblante, arriva avec l’enfant. M. Strœmli, levant sur lui son couteau de chasse, dit à Congo qu’il allait égorger cet enfant s’il n’ordonnait à ses nègres de se retirer.

Hoango, dont la force était épuisée par la blessure qu’il venait de recevoir, et inquiet pour la vie de son enfant chéri, cria aux nègres, en agitant son mouchoir, qu’ils pouvaient rentrer dans leurs écuries parce que sa vie ne courait aucun danger.

Les nègres, ne comprenant pas trop pourquoi ils recevaient un tel ordre, se retirèrent en murmurant, et le calme se rétablit.

M. Strœmli dit à Congo qu’il n’avait d’autre dessein que de délivrer son neveu, et de partir avec lui pour le Port-au-Prince ; que, s’il ne mettait point d’obstacle à leur départ, il ne lui ferait aucun mal, et lui renverrait ses enfans dès qu’il serait en sûreté.

Toni, s’approchant de sa mère avec la plus grande émotion, saisit sa main pour prendre congé ; mais celle-ci, la repoussant avec horreur, la nomma une lâche traîtresse, et appela sur elle la malédiction du ciel.

« Je ne vous ai point trahis, s’écria Toni. Je suis blanche, je suis fiancée au jeune homme que vous retenez prisonnier ; j’appartiens à la race de ceux que vous persécutez, et c’est devant Dieu que j’aurai à répondre de ma conduite. »

Alors M. Strœmli, ayant promis à Congo qu’il laisserait ses deux enfans Nanky et Seppi à Sainte-Luze, où il pourrait les faire prendre au bout de quelques jours, prit le bras de Toni, qui, combattue par divers sentimens, ne pouvait s’empêcher de pleurer amèrement, et sortit avec elle, accompagnée des malédictions de Babeka.

Pendant ce temps, Aldebert et Gottfried, par l’ordre de leur père, avaient pénétré dans la chambre de leur cousin, et s’étant rendus maîtres des deux hommes qui le gardaient, ils délivrèrent Gustave de ses liens. Après l’avoir embrassé, ils lui présentèrent ses armes, et le prièrent de les suivre auprès de leur père. Mais l’officier, assis sur son lit, leur serrant affectueusement la main, resta silencieux et dans l’attitude d’un chagrin inexprimable.

Dans ce moment, M. Strœmli entra avec l’enfant et Toni. À cette vue, Gustave pâlit, et saisissant un des pistolets que lui présentaient ses cousins, il ajusta la jeune fille. Le coup ayant porté dans son sein, elle poussa un cri, fit quelques pas en avant, et tomba aux pieds de son amant.

« Insensé ! » s’écrièrent M. Strœmli et ses deux fils, et ils coururent à elle pour la secourir. Mais elle les repoussa, et leur montrant son assassin :

« Dites-lui, murmura-t-elle, dites-lui… » et sa voix mourut sur ses lèvres.

Les jeunes gens, se rapprochant de leur cousin qui était resté immobile, lui demandèrent s’il ne savait pas que Toni était sa libératrice, et qu’elle devait partir avec eux tous pour le Port-au-Prince.

Alors, jetant un regard sur sa victime nageant dans son sang, il dit qu’elle l’avait lâchement trahi et livré à Congo dans la nuit.

« Oh ! s’écria Toni en élevant sa main vers lui et le regardant avec amour, je t’ai lié pour… » mais elle ne put continuer, et retomba privée de forces entre les bras de M. Strœmli.

« Pourquoi ? » demanda Gustave, pâle et en s’agenouillant devant elle.

Après un instant de silence, pendant lequel chacun avait espéré qu’elle parlerait encore, M. Strœmli dit à son neveu qu’elle l’avait livré à Congo parce que c’était le seul moyen qui lui restât de conserver sa propre vie et de sauver la sienne.

« Quoi ! s’écria Gustave en cachant son visage dans ses mains, ce que vous me dites est-il vrai ? » et passant son bras autour du corps de Toni, il la pressa sur son cœur brisé.

« Ah ! dit Toni, tu n’aurais pas dû te méfier de moi ; » et elle expira.

M. Strœmli, appelant un vieux domestique qui, dans plus d’une occasion, lui avait servi de médecin, lui ordonna de retirer la balle du sein de l’infortunée, et de lui donner tous les secours possibles ; mais il était trop tard, son âme était déjà partie pour un séjour plus heureux.

Tandis que M. Strœmli s’occupait avec ses fils de ces tristes soins, Gustave, s’emparant d’un second pistolet, le déchargea dans sa bouche. Tous les soins se tournèrent sur lui ; mais ils furent inutiles, son crâne était fracassé. Ses parens, accablés par ce nouveau malheur, restèrent à gémir sur le corps des deux infortunés jusqu’à ce que les rayons du soleil, venant frapper leur vue, les avertirent qu’il fallait songer au départ.

Ils enlevèrent les deux cadavres, et les placèrent sur une planche pour les emporter, ne voulant point les laisser exposés aux insultes des nègres, et le triste convoi se mit en route pour Mowenweiher.

M. Strœmli, l’enfant dans ses bras, marchait devant ; ses deux plus forts domestiques le suivaient, portant les cadavres sur leurs épaules ; le blessé venait ensuite, appuyé sur un bâton ; Aldebert et Gottfried, armés de fusils, fermaient la marche.

Les nègres, les voyant si faibles, firent mine de vouloir saisir leurs armes ; mais Hoango, que l’on avait délié, vint au haut de l’escalier, et leur ordonnant de rester tranquilles, il cria à M. Strœmli : « À Saint-Luze.

– Oui, répondit celui-ci, à Saint-Luze ; » et la petite troupe atteignit les bois sans être poursuivie.

Après avoir échangé les anneaux des deux fiancés, la famille désolée les enterra à Mowenweiher.

M. Strœmli fut assez heureux pour atteindre, au bout de cinq jours, Saint-Luze, où il laissa les enfans, selon sa promesse. Il combattit encore sur les remparts de Port-au-Prince ; et, lorsque la ville fut tombée au pouvoir du général Dessalines, il se sauva avec l’armée française à bord de la flotte anglaise, et il atteignit enfin avec sa famille la Suisse, sa patrie. Il acheta une petite propriété au pied du Righi, et, en 1807, on voyait encore, dans les bosquets de son jardin, le monument qu’il avait fait élever à son neveu Gustave et à la fidèle Toni.

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