CHAPITRE III.

Lorsque Toni se retrouva avec sa mère dans la chambre à manger, le premier soin de cette dernière fut de chercher la lettre de l’officier. Posant sa main sur son front, comme si elle cherchait à se rappeler quelque chose, elle demanda à Toni si elle savait où était cette lettre.

« L’étranger l’a déchirée en notre présence dans sa chambre, dit la jeune fille d’un ton décidé.

– Il me semble, dit Babeka en regardant fixement sa fille, que je l’ai reçue des mains de l’officier et posée sur le buffet. » Mais comme elle était fort sujette à des manques de mémoire, elle n’insista pas davantage. Cependant elle ne cacha point tout le mécontentement que lui causait cette perte ; car elle pensait que cette pièce eût été d’une grande utilité au nègre Hoango pour attirer dans leur maison la famille Strœmli. À dîner et le soir elle entreprit plusieurs fois d’apprendre du jeune Suisse le sort de la lettre ; mais Toni fut assez adroite pour détourner chaque fois la conversation, de manière que la vieille ne put obtenir aucun éclaircissement à cet égard.

Lorsque la nuit fut venue, Babeka ferma la porte de l’étranger, et, après avoir concerté l’artifice par lequel elle pourrait le lendemain se rendre maîtresse d’une lettre semblable à celle qui s’était perdue, elle se mit au lit et ordonna à Toni d’en faire autant.

Celle-ci, qui attendait ce moment avec la plus vive impatience, se retira dans sa chambre, et, se prosternant devant l’image de la Vierge, elle la pria de lui donner le courage et les moyens de sauver le jeune homme du piége où elle l’avait elle-même attiré dans un but cruel et barbare. Elle pria son Dieu avec la plus ardente ferveur de vouloir bien lui pardonner ses crimes passés, en considération de la démarche dangereuse qu’elle allait faire pour tenter de sauver l’étranger, avec lequel elle partirait pour l’Europe si elle réussissait.

Singulièrement fortifiée par cette prière, elle saisit le paquet de clefs qui ouvraient toutes les portes de la maison, et s’achemina lentement et sans lumière jusqu’à la chambre de l’étranger.

Elle ouvrit doucement la porte et s’approcha du lit où il reposait. La lune éclairait son visage frais et brillant de jeunesse, et le vent de la nuit, pénétrant par les fenêtres ouvertes, se jouait sur son front dans les boucles de ses cheveux. Se baissant tendrement sur lui, Toni l’appela en respirant sa douce haleine ; mais il dormait profondément, un songe agréable semblait l’occuper, et le nom de la jeune fille sortit deux fois de ses lèvres brûlantes. N’ayant pas le courage de l’arracher à de douces illusions, et dans la pensée qu’il ne tarderait pas à s’éveiller lui-même, elle s’agenouilla devant son lit et couvrit ses mains d’ardens baisers.

Mais qui pourrait peindre l’effroi qui s’empara de son âme peu d’instans après, lorsqu’elle entendit dans la cour un bruit d’armes et de chevaux, et qu’elle reconnut distinctement la voix de Congo Hoango !

La vieille Babeka était déjà descendue ; elle instruisait le nègre de tout ce qui s’était passé pendant son absence, lui indiqua la chambre de l’étranger, et ajouta que Toni, qu’elle soupçonnait fortement de perfidie, y était sans doute occupée à préparer sa fuite.

Le nègre, qui avait plus d’une fois éprouvé la fidélité de la jeune fille, répondit que c’était impossible, et criant avec colère : « Colly, Omra, prenez vos fusils ; » il monta l’escalier avec ses nègres.

Toni, qui avait tout entendu, resta quelques instans comme frappée de la foudre, puis elle pensa à éveiller l’étranger ; mais réfléchissant que la fuite était impossible, et qu’il périrait immanquablement en voulant se défendre seul contre les nègres, elle chercha ce qu’elle pourrait faire pour ne point paraître perfide aux yeux de Congo. Dans cette angoisse inexprimable, une corde suspendue à la muraille s’offrit à ses regards ; elle s’en saisit, en lia les pieds et les mains de l’officier, sans faire attention qu’il s’agitait et se débattait ; elle le fixa fortement au lit, et, posant un baiser sur les lèvres de son amant, elle courut au-devant du nègre Hoango.

Celui-ci, qui n’avait point voulu ajouter foi aux insinuations de la vieille contre Toni, resta stupéfait à sa vue, et s’arrêtant, il dit d’une voix terrible : « Infidèle ! »

Babeka, voyant la porte de l’étranger ouverte, dit que la perfide l’avait sauvé, et qu’il fallait courir dans toutes les avenues de la plantation pour arrêter sa fuite.

« Qu’y a-t-il ? demanda Toni à la vieille avec l’expression de la plus grande surprise.

– Ce qu’il y a ? répondit Congo en la saisissant par les cheveux et l’entraînant dans la chambre.

– Êtes-vous fou ? interrompit Toni en regardant le nègre d’un air suppliant ; l’étranger est dans son lit, où je l’ai fortement lié, et par le ciel, ce n’est pas la plus mauvaise des actions de ma vie. »

À ces mots elle se dégagea des mains du nègre, et s’assit sur une chaise en feignant de pleurer.

« Par quel mensonge m’as tu séduit, » s’écria le nègre en se tournant vers la vieille ; puis il s’approcha du lit, et demanda au jeune Suisse qui il était et où il allait ; mais celui-ci, tout en cherchant à se dégager de ses liens, ne répondit que par ces mots prononcés d’une voix plaintive : « Ô Toni, Toni ! »

Babeka, prenant la parole, fit au nègre tout le récit qui lui avait été fait la veille par l’étranger.

« Chère enfant, dit Hoango à Toni qui restait assise dans l’attitude du plus profond chagrin, me pardonneras-tu mon indigne soupçon ?

– Mais pourquoi avoir lié l’étranger, dit la vieille, puisqu’il ne savait rien du danger qui le menaçait ?

– Pourquoi ? s’écria Toni, pleurant véritablement de rage et de désespoir ; parce que tu n’as ni yeux, ni oreilles ; parce qu’il savait parfaitement tout ce qu’il avait à redouter ici, et qu’il m’avait demandé de lui procurer les moyens de fuir, ce qu’il aurait fait au point du jour si je ne l’avais lié. »

Le nègre, caressant et consolant la jeune fille, ordonna à Babeka de se taire, puis, faisant avancer deux tireurs, il ordonna que la loi contre les blancs fût aussitôt accomplie.

Mais Babeka, le tirant à part, le pria de l’écouter pour l’amour du ciel, et lui fit comprendre que l’étranger leur serait d’un grand secours pour attirer toute la famille Strœmli dans l’habitation. Le nègre, approuvant ses motifs, se contenta de faire resserrer les liens de l’étranger, et de laisser auprès de lui deux de ses gens armés. Peu à peu chacun se retira pour goûter le repos.

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