CHAPITRE PREMIER.

Dans la partie française de Saint-Domingue, aux environs du Port-au-Prince, un nègre terrible, nommé Congo-Hoango, se distingua par sa cruauté dans le massacre des blancs au commencement de ce siècle.

Il était originaire de la Côte-d’Or en Afrique. Ayant eu le bonheur dans sa jeunesse de sauver la vie à M. de Villeneuve, son maître, il en fut comblé de bienfaits. Il obtint, non-seulement sa liberté et la possession d’une maison et d’un champ, mais encore il fut placé, contre l’usage du pays, comme fermier des vastes plantations de son maître, qui lui donna pour compagne de ses travaux une mulâtre parente éloignée de sa défunte femme. Lorsque le nègre eut atteint sa soixantième année, il était en état de se livrer au repos le plus agréable, et M. de Villeneuve couronna tous ses bienfaits en lui assignant un legs par son testament.

Mais toutes ces marques de reconnaissance et tant de générosité ne purent préserver M. de Villeneuve et sa famille de la fureur de cet homme sanguinaire.

Congo-Hoango fut un des premiers à lever l’étendard de la révolte et à profiter de la démarche inconsidérée de la Convention pour s’armer contre les tyrans de sa race. Il fusilla son maître, mit le feu au pavillon où s’était réfugiée sa maîtresse avec ses enfans et ses amis, pilla et dévasta toute la plantation, et s’y établit avec les nègres de plusieurs établissemens voisins.

De là ils attaquaient les voyageurs qui traversaient le pays durant la nuit ; ils tombaient en plein jour sur les habitations voisines, et massacraient tous les blancs qui s’y rencontraient.

Dans sa soif ardente de vengeance, il forçait la vieille mulâtre Babeka et sa fille Toni, jeune métisse de quinze ans, à prendre part à cette horrible guerre. Elles devaient attirer dans la maison les fugitifs qui passaient sur la grande route pendant son absence et les retenir par toutes sortes d’artifices jusqu’à ce qu’il revînt leur donner la mort. La couleur presque blanche de Toni et sa beauté rendaient la chose plus facile. Il lui était ordonné de n’épargner aucune caresse pour séduire ces chiens blancs, comme les appelait Congo.

Tout le monde sait que dans l’année 1803, lorsque le général Dessalines marcha à la tête de 80,000 nègres contre le Port-au-Prince, tout ce qui portait couleur blanche se jeta dans cette place pour la défendre, car c’était le dernier siége de la puissance française dans l’île, et lorsqu’elle succomba tous les blancs qui s’y trouvaient furent perdus sans ressource.

Précisément à cette époque, pendant l’absence du vieux Hoango, qui était allé avec ses nègres porter au général Dessalines un convoi de poudre et de plomb, et au milieu des ténèbres d’une nuit orageuse, quelqu’un frappa à la porte de la maison.

La vieille Babeka, qui était déjà au lit, se leva, et ouvrant une fenêtre, elle demanda ce qu’on lui voulait.

« Au nom de la Vierge et de tous les saints, dit doucement l’inconnu en se plaçant sous la fenêtre, êtes-vous une négresse ? » et il étendit la main pour saisir celle de la vieille.

« Vous êtes sans doute un blanc ? répondit Babeka, puisque vous craignez moins les intempéries de cette nuit affreuse que le visage d’une négresse. Soyez tranquille, il n’y a ici que moi, vieille mulâtre, et ma fille, qui est métisse. » Là-dessus elle s’éloigna de la fenêtre comme pour descendre ouvrir la porte ; mais elle se glissa en tâtonnant jusqu’à une armoire où elle prit quelques vêtemens, puis elle se rendit à la chambre de sa fille :

« Toni, dit-elle en l’éveillant.

– Qu’y a-t-il, ma mère ?

– Vite, lève-toi et habille-toi ; voici des habits et du linge ; un blanc vient de se présenter à la porte, il demande à entrer.

– Un blanc ! répéta Toni ; est-il seul, et n’avons nous rien à craindre de sa part ?

– Non, rien, répondit la vieille en allumant une bougie ; il est seul, et tremblant de crainte que nous ne tombions sur lui. »

En parlant ainsi, et pendant que Toni mettait sa robe et ses bas, elle alluma la lampe qui était suspendue dans un des angles de la chambre, puis elle noua les cheveux de la jeune fille selon la mode du pays, les couvrit d’un chapeau, et lui mettant la lampe entre les mains, elle lui ordonna d’aller ouvrir à l’étranger.

Pendant ce délai, un petit garçon nommé Nanky, enfant naturel de Congo, qui dormait avec son jeune frère dans une des écuries, fut éveillé par les aboiemens des chiens de basse cour ; et voyant un homme seul devant l’entrée de la maison, il se hâta de suivre l’ordre qui lui avait été donné pour de semblables cas, de courir fermer la porte de la cour.

L’étranger ne comprenant point ce que signifiait cette manœuvre, demanda au jeune garçon, qu’il reconnut avec effroi pour un nègre, qui était le propriétaire de cette plantation. Apprenant qu’elle était tombée, après la mort de M. de Villeneuve, en la possession du nègre Congo-Hoango, il se jeta sur l’enfant, et cherchait à lui arracher la clef pour se sauver, lorsque Toni sortit de la maison.

« Vite, dit-elle en le prenant par la main, vite entrez ; et en parlant ainsi elle eut soin de tourner la lampe de manière que tous ses rayons vinssent frapper sur sa jolie figure.

« Qui es-tu ? s’écria l’étranger en résistant, tandis qu’il considérait avec une surprise extrême les traits agréables de la jeune fille ; qui est-ce qui demeure dans cette maison où tu prétends que je dois entrer ?

– Personne que ma mère et moi, je te le jure par la lumière du soleil.

– Comment personne ! répéta l’étranger en retirant sa main, et en faisant deux pas en arrière ; cet enfant ne m’a-t-il pas dit qu’il s’y trouvait un nègre nommé Hoango ?

– Je vous dis que non, répondit la jeune fille en frappant du pied avec impatience ; quoique la maison appartienne à un furieux de ce nom, vous n’avez rien à craindre, parce qu’il est absent dans ce moment, et à dix milles d’ici. »

Puis, entraînant l’étranger dans la maison, elle ordonna à Nanky de ne dire à personne qu’il était arrivé un blanc.

« Eh bien ! dit la vieille, qui avait tout entendu et avait reconnu, à la lumière de la lampe, que c’était un officier, que signifie le sabre que vous portez sous le bras, prêt à vous en saisir ? Nous vous accordons un asile au péril de notre vie, ajouta-t-elle en ôtant ses lunettes ; êtes-vous venu pour récompenser ce bienfait à la manière des vôtres, par la trahison ?

– Dieu m’en préserve ! dit l’étranger en saisissant la main de la vieille et la pressant sur son cœur ; vous voyez le plus infortuné des hommes, mais il n’est ni ingrat, ni méchant. »

En parlant ainsi, il jeta un regard timide autour de la chambre, et remit son sabre dans le fourreau.

« Qui êtes-vous ? lui demanda la vieille en lui poussant une chaise avec le pied, après avoir ordonné à Toni d’aller à la cuisine préparer un repas pour leur hôte.

– Je suis un officier au service de la France, répondit celui-ci en s’asseyant auprès de la vieille ; mais je ne suis point Français. Mon nom est Gustave de Ried, et ma patrie est la Suisse. Hélas ! pourquoi l’ai-je quittée ! pourquoi suis-je venu dans ce pays maudit !

» Je viens du fort Dauphin, où tous les blancs, comme vous savez, ont été égorgés. Mon but est d’atteindre le Port-au-Prince avant que le général Dessalines ait réussi à s’en rendre maître.

– Vous venez du fort Dauphin ! s’écria la vieille, et vous avez pu, malgré la couleur de votre visage, accomplir ce trajet sans recevoir la mort ?

– Dieu et tous les saints m’ont protégé, reprit l’étranger ; et je ne suis pas le seul, bonne femme, car je suis parti avec mon oncle, un digne vieillard, sa femme, ses cinq enfans et plusieurs domestiques.

– Eh mon Dieu ! s’écria la vieille en secouant la tête en signe de compassion, où est donc votre compagnie ?

– Je puis me confier à vous, dit l’étranger après un instant de réflexion ; sur votre visage brille un rayon de la couleur du mien. Ma famille est restée à un mille d’ici auprès de Mowenweiher, dans le bois qui longe la montagne. La faim et la soif nous forcèrent avant-hier à chercher cet abri ; en vain nous envoyâmes nos domestiques demander du pain et du vin chez les habitans des environs ; la crainte d’être pris et tués les empêcha de faire la tentative que je risque aujourd’hui au péril de ma vie. Le ciel, si je ne me trompe, continua-t-il en prenant la main de la vieille, le ciel m’a conduit chez des créatures compatissantes, qui ne partagent pas la fureur sanguinaire de tous les habitans de cette île. Ayez la complaisance de me donner quelques provisions, qui vous seront richement payées. Nous n’avons plus que cinq jours de marche jusqu’au Port-au-Prince ; si vous nous procurez le moyen de l’atteindre, nous vous regarderons toujours comme notre libératrice.

– Oui, cette fureur sanguinaire, répéta la vieille avec hypocrisie ; n’est-ce pas comme si les membres d’un même corps se livraient bataille parce qu’ils n’ont pas tous la même forme ? Est-ce ma faute si je suis née à Cuba, d’un père originaire de Santiago, et si un rayon de lumière paraît sur ma figure, et que peut ma fille, qui est née en Europe, si tout son visage en porte l’empreinte ?

– Quoi ! s’écria l’étranger, vous, dont les traits sont africains, vous seriez, ainsi que la jolie métisse qui m’a introduit ici, dans la même position que nous autres Européens ?

– Par le ciel ! répondit la vieille en prenant une prise de tabac, croyez-vous que la petite propriété que nous avons gagnée à la sueur de notre front après des années de douleur et de travail, n’ait pas tenté la cupidité de cette race infernale ? Si nous n’avions employé la ruse et l’artifice que la défense met entre les mains du faible ; si nous n’avions su profiter de l’ombre de parenté que semble annoncer la couleur de notre visage, nous fussions devenues leurs victimes !

– Est-il possible ! s’écria l’étranger, et qui vous poursuit dans cette île ?

– Le possesseur de cette maison, le nègre Congo-Hoango. Depuis la mort de M. de Villeneuve, qui tomba sous ses coups dès le commencement du massacre, nous, ses parentes et ses compagnes, nous sommes sous sa domination. Chaque morceau de pain, que nous accordons par humanité aux blancs fugitifs qui s’arrêtent quelquefois ici, nous est payé par des reproches et de mauvais traitemens. Son seul désir est d’attirer sur nous, demi-blanches, la fureur des noirs, afin de se débarrasser de nous et de s’emparer de notre petite fortune.

– Malheureuses ! s’écria l’étranger ; combien vous êtes dignes de pitié ! et où se trouve en ce moment le brigand ?

– À l’armée du général Dessalines. Nous l’attendons dans dix ou douze jours ; s’il apprenait à son retour que nous avons donné l’hospitalité à un blanc, nous serions les enfans de la mort.

– Le ciel, qui voit avec plaisir l’humanité de ses créatures, vous protégera dans ce que vous faites pour un infortuné, bonne femme ; et puisque vous avez déjà enfreint les ordres du nègre en me recevant ici, vous voudrez bien accorder un asile pour un ou deux jours à mon oncle et à sa famille.

– Jeune homme, dit la vieille avec effroi, que désirez-vous ? ne voyez-vous pas qu’il serait impossible de loger ici un si grand nombre de personnes sans être découvert et trahi par les habitans du voisinage.

– Mais, reprit l’étranger d’un ton suppliant, si je retournais aussitôt à Mowenweiher, et que j’amenasse mes parens avant le point du jour ; ensuite l’on fermerait soigneusement les portes et les fenêtres, et personne ne se douterait de notre séjour ici. »

Après avoir réfléchi quelques instans, la vieille le détourna du projet de retourner à Mowenweiher, en l’assurant qu’à son retour il serait immanquablement battu par les Noirs armés qui infestaient la grande route dès l’aurore.

« Eh bien ! dit l’étranger, contentons-nous pour le moment d’envoyer quelques vivres à ces malheureux, et j’irai les chercher seulement la nuit prochaine. Voulez-vous, bonne mère ?

– J’y consens, dit la vieille, tandis que le jeune officier couvrait de baisers ses mains ridées ; pour l’amour des Européens, pour l’amour du père de ma fille, je ferai cela en votre faveur. Écrivez demain matin à vos parens de venir vous rejoindre ici ; le jeune homme que vous avez vu dans la cour portera votre lettre, et leur servira de guide s’ils acceptent votre invitation. »

Cependant Toni était revenue de la cuisine avec un souper pour l’étranger ; elle demanda à sa mère, d’un air malin, si le jeune officier était guéri de son effroi, s’il était enfin persuadé que le nègre Hoango était absent, et qu’il n’avait à craindre, ni le poison, ni le poignard.

« Mon enfant, dit la mère en soupirant, le brûlé sent le feu, comme dit le proverbe ; ce monsieur eût agi follement s’il était entré dans la maison sans s’être préalablement informé de la couleur de ses habitans.

– Oh ! dit la jeune fille, j’ai tenu la lampe de manière qu’elle éclairait tout mon visage ; mais il a l’imagination si pleine de Maures et de Nègres, qu’il eût pris de même pour une Africaine la plus jolie dame de Marseille ou de Paris. »

L’étranger passant son bras autour de la taille de Toni, lui dit avec douceur que l’ombre de son chapeau l’avait empêché de voir la couleur de sa peau. « Si j’avais pu te voir comme à présent, ajouta-t-il en la pressant fortement contre son sein, j’aurais voulu, si ton âme avait été celle d’une Négresse, recevoir de toi la coupe empoisonnée. »

La vieille, qui avait rougi à ces mots, le pria de s’asseoir, et Toni, se plaçant à table près de lui, resta les bras pendans à le regarder manger.

L’étranger lui ayant demandé quels étaient son âge et sa ville natale, la vieille répondit qu’elle lui avait donné le jour à Paris il y avait quinze ans, pendant un voyage qu’elle avait fait en Europe avec madame de Villeneuve. Elle ajouta que le nègre qu’elle avait épousée depuis avait voulu que Toni portât le nom de son père, qui était un riche marchand de Marseille nommé Bertrand.

« L’avez-vous connu en France ? demanda Toni à l’officier.

– Non, répondit-il ; j’ai passé peu de jours à Marseille avant mon départ pour les Indes, et je n’ai connu personne de ce nom.

– D’après les nouvelles que j’ai eues dernièrement, dit Babeka, il paraît que son ambition et son esprit inquiet ne lui ont pas permis de se plaire longtemps à son commerce ; il s’est mêlé des affaires de la révolution, et il est parti, dans l’année 1795, avec une ambassade française pour la cour du grand sultan, d’où il n’est jamais revenu. »

L’étranger, prenant la main de Toni, lui dit que sa naissance était noble et riche, et qu’elle pouvait espérer de se trouver un jour sous la protection de son père, et dans une position plus heureuse.

« C’est impossible, reprit la vieille avec un soupir. M. Bertrand refusa, lors de ma grossesse, de se reconnaître père de cet enfant. Je n’ai point oublié le serment qu’il eut l’audace de prononcer devant les juges en ma présence ; une fièvre bilieuse en fut pour moi la suite, et, bientôt après, une soixantaine de coups de fouet que me fit donner M. de Villeneuve, et dont j’ai conservé une éthisie pour le reste de mes jours. »

Toni, la tête appuyée sur sa main d’un air pensif, demanda à l’étranger qui il était, d’où il venait et où il allait.

Celui-ci, après un instant d’embarras causé par l’amertume que la vieille avait mis à son récit, lui répéta ce qu’il avait déjà dit à Babeka. Ensuite il raconta plusieurs événemens de l’assaut du fort Dauphin ; comment, à l’heure de minuit, à un signal convenu, les Nègres avaient commencé à massacrer les blancs, après avoir mis le feu à tous les vaisseaux qui se trouvaient dans le port, afin d’ôter à leurs victimes le moyen de fuir en Europe ; comment sa famille avait à peine eu le temps de se sauver hors de la ville avec ses effets les plus précieux, et de se mettre en route pour le Port-au-Prince.

« J’ai vu des actes inouïs de la cruauté des Nègres, ajouta-t-il, et, entre autres, l’horrible vengeance d’une jeune esclave. Lorsque le soulèvement a commencé, elle souffrait de la fièvre jaune qui, pour surcroît d’infortune, régnait au fort Dauphin. Elle avait servi trois ans auparavant un colon de la race blanche, qui, voyant qu’elle ne voulait pas se soumettre à ses ordres la maltraita durement et la vendit à un créole. Ayant appris, le jour du massacre général, que son ancien maître s’était réfugié dans une écurie voisine de sa demeure, elle envoya son frère l’inviter à passer la nuit avec elle. Le malheureux blanc, qui ne savait point qu’elle fut attaquée de la contagion, et plein de reconnaissance de ce qu’elle voulait sans doute le sauver, se rendit auprès d’elle et se précipita dans ses bras. Elle lui prodigua les plus tendres caresses ; puis, se levant tout-à-coup avec l’expression d’une colère concentrée, elle le chassa de chez elle en lui disant : « C’est une pestiférée qui porte déjà la mort dans son sein, que tu viens de presser sur ton cœur ; va, et donne la fièvre jaune à tous ceux qui te ressemblent ! »

La vieille exprima l’horreur que lui inspirait ce récit par de fréquentes exclamations ; et l’officier ayant demandé à Toni si elle serait capable d’une pareille action, la jeune fille répondit avec trouble et en baissant les yeux, qu’elle ne le croyait pas.

« Quelle qu’ait été la conduite des blancs envers leurs esclaves, continua l’étranger, il me semble impossible qu’elle puisse avoir mérité une trahison si lâche et si barbare. Certainement le Dieu juste doit se déclarer pour nous dans cette guerre. » Après avoir prononcé ces mots avec exaltation, il se leva, s’approcha de la fenêtre, et considéra le ciel couvert de nuages épais flottans sur la lune et les étoiles ; puis, ayant surpris des signes d’intelligence entre la mère et la fille, il se sentit saisi d’un frisson, et revenant près d’elles, il leur demanda de lui montrer la chambre où il devait passer la nuit.

La mère prit une lumière, et conduisit l’officier dans la chambre qui lui était destinée. Après avoir ordonné à Toni de rester auprès de lui pour lui préparer un bain, elle lui souhaita une bonne nuit, et sortit.

L’étranger plaça son sabre dans un coin de la chambre, et posa sur la table les deux pistolets qu’il portait à la ceinture. Tandis que Toni mettait du linge blanc au lit, il regarda tout autour de lui, et jugeant au luxe et au bon goût qui régnaient dans cet appartement qu’il avait dû appartenir au maître de la plantation, son cœur se remplit d’une horrible crainte ; il eût préféré cent fois être encore avec sa famille au milieu des bois, exposé à la soif et à la faim.

Cependant la jeune fille avait apporté un baquet d’eau chaude embaumée de fleurs odorantes. L’officier s’assit, et tandis que Toni, accroupie devant lui, s’occupait à le déchausser, il admirait la beauté de sa taille svelte, ses cheveux noirs tombant en boucles épaisses jusque sur ses épaules, et l’expression de la grâce la plus parfaite qui se jouait sur ses lèvres, sur ses joues et sur ses longues paupières baissées. Il aurait juré, malgré la couleur brune de sa peau, qu’il n’avait vu de sa vie une plus belle créature.

Il se souvint d’une ressemblance éloignée, il ne savait pas bien avec qui, dont il avait déjà été frappé en entrant dans la maison. Au moment où la jeune fille se relevait, il saisit sa main, et voulant éprouver son cœur, il lui demanda, en la serrant sur son sein, si elle avait un époux.

« Non, » murmura Toni, tandis que ses grands yeux noirs se baissaient avec la plus aimable modestie ; puis elle ajouta, sans s’éloigner de l’étranger, que le jeune Konolly, un Nègre du voisinage, avait demandé sa main trois mois auparavant ; mais qu’on la lui avait refusée parce qu’elle était encore trop jeune.

« Mais, dit l’étranger, ne sais-tu pas le proverbe qui dit qu’une jeune fille de quatorze ans et sept semaines est en âge de se marier ? Quel âge as-tu, Toni ?

– Quinze ans.

– Eh bien ! reprit l’étranger, peut-être manquait-il de fortune pour te faire vivre comme tu l’aurais désiré ?

– Oh non ! dit Toni sans lever les yeux sur lui, et en jouant avec une petite croix d’or qu’il portait sur son cœur ; au contraire, Konolly est devenu très-riche par la dernière révolution. Son père est maintenant possesseur de toutes les plantations de ses anciens maîtres.

– Pourquoi donc l’as-tu refusé, demanda l’étranger en soulevant les boucles épaisses qui couvraient le front de la jeune fille ; est-ce qu’il ne te plaisait pas ? »

Ici elle secoua la tête en souriant, et l’étranger lui ayant demandé tout bas si c’était peut-être qu’un blanc pouvait seul mériter son amour, elle se jeta contre son sein pour cacher la rougeur de son visage.

L’étranger, séduit par tant de naïveté et de grâce, la nomma sa chère petite, et il sentit toutes ses craintes s’évanouir. Il était impossible qu’une si belle enveloppe cachât une âme capable de trahison. Les pensées qui l’avaient rendu inquiet s’enfuirent comme une troupe d’oiseaux effrayés ; il se reprocha même d’avoir pu soupçonner son cœur un seul instant, et, en signe de réconciliation, il posa un baiser sur le front de cette créature pleine de charmes.

La jeune fille, croyant entendre quelqu’un, se leva et s’approcha de la porte, puis, voyant qu’elle s’était trompée, elle revint avec gaîté vers l’officier, qui la considérait avec la plus grande attention. Il avait appuyé son front sur sa main d’un air pensif, et il dit en étouffant un soupir :

« Toni, tu me rappelles une personne que j’ai beaucoup aimée. »

Voyant qu’il avait perdu toute sa sérénité, Toni lui prit la main avec affection, et lui demanda quelle était cette amie.

« Son nom était Marianne Congrève, et sa patrie Strasbourg. Je fis sa connaissance dans cette ville, où son père était marchand, peu de temps avant la révolution, et je fus assez heureux pour obtenir sa main. C’était la meilleure créature du monde, et les tristes circonstances dans lesquelles je l’ai perdue se représentent si vivement à mon souvenir, lorsque je te regarde, que je puis à peine retenir mes larmes.

– Quoi, dit Toni en le pressant tendrement dans ses bras, elle ne vit plus.

– Elle est morte, reprit l’étranger, et c’est alors que j’ai appris à connaître toute la force et la beauté de son âme. Dieu sait, continua-t-il avec amertume en posant sa tête sur l’épaule de Toni, que je poussai l’étourderie jusqu’à me permettre, dans un lieu public, des observations sur le détestable tribunal révolutionnaire ; on me dénonça, on me poursuivit. Ne pouvant me trouver, parce que j’avais eu le bonheur de me cacher dans les faubourgs, mes persécuteurs, qui avaient soif de sang, se rendirent à la maison de Marianne, et sur son attestation pleine de vérité qu’elle ne savait où j’étais, on l’entraîna à ma place sur le lieu de l’exécution. À peine cette nouvelle me fut-elle parvenue que je courus à la ville, et fendant la presse je m’écriai : « Me voici, hommes inhumains, c’est moi qui dois être votre victime !…

» Marianne, qui était déjà sur l’échafaud, répondit aux juges auxquels j’étais malheureusement étranger : « Je ne connais pas cet homme. » Alors aux fanfares des trompettes et aux roulemens des tambours, le fer tomba et sa tête charmante roula sur la terre. Je ne sais ce que je devins. Quelque temps après, en revenant à moi, je me trouvai dans une maison étrangère. Ma tête était troublée, et bientôt je quittai le pays. »

À ces mots, l’étranger cédant à l’émotion qui agitait son cœur, se leva et se retira vers la fenêtre en cachant son visage dans son mouchoir.

Toni, qui se sentait remplie pour la première fois d’un sentiment humain, le suivit, et obéissant à la force de la sympathie, elle se jeta à son cou et mêla ses larmes aux siennes. Leurs âmes s’entendirent, et l’amour le plus vif enivra leurs cœurs.

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