Vers le matin, l’étranger sachant qu’il était sauvé, et qu’il y avait plus à craindre dans cette maison pour la jeune fille que pour lui-même, la supplia de retourner dans sa chambre avant que sa mère s’aperçût de son absence. Il mit à son cou la croix d’or qu’il avait reçue de Marianne, et la nomma sa fiancée.
Mais Toni, sans lui répondre, fondait en larmes et restait assise sur le lit, cachant son visage dans les coussins. En vain il la nomma son épouse chérie, et lui promit de la demander le lendemain à sa mère. En vain il lui dépeignit la petite propriété libre et indépendante qu’il possédait au bord de l’Aar, la demeure simple et commode qui serait désormais la sienne, ses vignes, ses champs et son vieux et respectable père, qui la recevrait avec amour et reconnaissance comme la libératrice de son fils.
Voyant qu’elle restait immobile et que ses sanglots augmentaient toujours, il la prit entre ses bras et la porta dans sa chambre, puis, après lui avoir juré que son amour pour elle ne finirait jamais, et lui avoir prodigué mille tendres caresses il regagna son appartement.
Dès que le jour eut paru, la vieille Babeka se rendit auprès de sa fille, et lui dit le plan qu’elle avait formé pour la perte de l’étranger et de sa famille.
Le nègre Hoango devait revenir au bout de deux jours, pendant lesquels il s’agissait de retenir le jeune Gustave de Ried et d’empêcher ses parens de venir, sous prétexte que la route était infestée des troupes du général Dessalines. « Nous leur enverrons des vivres, ajouta-t-elle, afin qu’ils ne s’éloignent pas, et au retour de Congo, ils seront pris et pillés. » Elle observa que la réussite de ce projet était d’une grande importance, cette famille emportant probablement avec elle de grandes richesses, et elle encouragea sa fille à l’aider de toutes ses forces dans la conduite de cette entreprise.
Toni, à demi levée sur son lit, s’écria en rougissant d’indignation qu’il serait trop lâche et cruel de violer ainsi l’hospitalité accordée à un malheureux qu’elles avaient attiré dans la maison.
Elle prétendit que sa tête était sacrée, et que si sa mère ne voulait renoncer à ses affreux projets, elle allait de ce pas informer l’étranger du danger qui le menaçait.
« Toni ! » dit la vieille en regardant fixement sa fille, et la surprise l’empêcha de continuer.
« Ah ! reprit celle-ci en baissant la voix, que nous a fait ce jeune homme pour que nous le trahissions indignement ? Il n’est pas même Français, et tout annonce en lui qu’il est rempli d’humanité et de noblesse ; certainement il n’a jamais été coupable d’aucune cruauté à l’égard des Noirs ses esclaves.
La vieille, hors d’elle-même, des nouveaux sentimens de sa fille, lui demanda avec des lèvres tremblantes ce que leur avait fait le jeune Portugais assommé peu de jours avant à coup de massue devant la porte-cochère, et les deux Hollandais fusillés par les Nègres, et tous les Français qui avaient trouvé la mort dans leur maison.
« Par la lumière du soleil, s’écria Toni, vous avez raison de me rappeler toutes les horreurs auxquelles j’ai dû prendre part ; mon âme en est maintenant révoltée, et pour obtenir du Ciel le pardon de tout ce qui s’est passé ici jusqu’à ce jour, je vous déclare que j’aimerais mieux souffrir dix fois la mort que de permettre qu’il fût touché à l’un des cheveux de ce jeune Suisse.
– Eh bien ! dit la vieille avec l’expression de la plus profonde hypocrisie, l’étranger partira ; mais au retour de Congo-Hoango tu auras à répondre de ta sotte pitié. »
À ces mots elle quitta la chambre, et Toni, loin d’être rassurée par cette apparence de soumission, se hâta de la suivre, dans la crainte qu’elle n’envoya sommer les Nègres des environs de se jeter sur l’étranger et sur ses parens. Elle la rejoignit dans la chambre à manger, où elle était occupée à préparer le déjeûner. Se précipitant à ses genoux, elle la supplia de lui pardonner les folles instances qu’elle s’était permises en faveur de l’étranger ; elle se disculpa en l’assurant qu’elle était à demi éveillée et troublée par un songe trompeur ; que maintenant qu’elle avait repris ses esprits, elle désirait autant qu’elle-même la juste vengeance que Congo saurait exercer contre cet ennemi de sa race.
Après un instant de silence, la vieille s’écria : « Par le ciel ! cette explication lui sauve la vie pour aujourd’hui. La nourriture que tu allais lui porter est empoisonnée ; » et se levant, elle jeta par la fenêtre une tasse de lait qu’elle avait posée sur la table.
Ensuite elle releva la jeune fille, qui était restée à genoux comme pétrifiée par l’horreur que lui inspirait sa mère, et lui demanda ce qui avait pu troubler ainsi son esprit pendant la nuit. Mais Toni avait le cœur trop plein pour parler ; elle était encore dans un état d’anéantissement, les yeux baissés et la tête penchée, lorsque l’étranger entra et les salua amicalement. Il remit à la vieille le billet qu’il venait d’écrire à son oncle, et la pria de le lui faire parvenir comme elle le lui avait promis.
« Monsieur, dit Babeka en le posant sur le buffet, nous devons vous prier de vous tenir caché dans votre chambre, la route est pleine de Nègres de l’armée du général Dessalines, et cette maison, ouverte à tout venant, ne vous offre aucune sûreté si vous n’avez soin de tenir vos fenêtres et votre porte exactement fermées.
– Comment ! dit l’étranger, le général Dessalines !…
– Ne me demandez rien ici, » interrompit la vieille en le poussant hors de la chambre. Puis, ayant appelé Nanky, elle lui ordonna de la suivre dans la chambre de l’étranger avec un panier de vivres qui était sur la table. Toni marcha lentement derrière elle.
« Oui, dit la vieille, après avoir fermé la porte, les feux du général Dessalines ont été vus cette nuit à l’horizon, et tous les environs sont remplis de nègres armés. » S’apercevant qu’elle avait jeté l’étranger dans un tourbillon de craintes et d’inquiétudes, elle lui promit de faire tout au monde pour le sauver ; et se tournant vers Nanky, elle lui dit de porter le panier de vivres dans le bois de Mowenweiher, qu’il connaissait bien ; de le remettre aux blancs qu’il y trouverait, et de leur dire que l’officier, M. Gustave de Ried, se trouvait chez des amis de sa race, qui avaient eux-mêmes tout à craindre de la part des nègres, mais qui étaient disposés à tenter tous les moyens de leur sauver la vie.
L’étranger, ayant donné à l’enfant une bague qu’il portait au doigt, le chargea de la remettre au chef de la famille, M. Strœmli, pour lui prouver la vérité de son message.
Tandis que la vieille accompagnait l’enfant, l’étranger, passant un bras autour de la taille de Toni, lui demanda tout bas si ce n’était pas le moment de faire part à Babeka de ses intentions sur elle.
« Non, lui répondit Toni en se dégageant ; si vous m’aimez, ne lui en dites pas un mot. »
La vieille étant rentrée, Toni s’échappa de la chambre, courut au buffet prendre la lettre de l’étranger, et marcha sur les traces de Nanky, décidée à s’exposer à la mort, s’il le fallait, pour sauver son ami ; car le jeune officier suisse n’était plus pour elle un hôte ordinaire, c’était son fiancé, l’objet de tout son amour.
« Nanky, dit-elle au jeune bâtard, ma mère a changé son plan à l’égard de la famille Strœmli. Prends cette lettre, elle est adressée au chef de la famille, et contient l’invitation de venir chercher un abri pour quelques jours dans notre habitation. Sois prudent, et fais tout ton possible pour que la chose réussisse. Congo Hoango te récompensera à son retour.
– Bon, bon, ma cousine, répondit le jeune nègre ; et dois-je servir de guide à la compagnie ?
– Cela va sans dire, puisqu’ils ne connaissent pas le pays. Il se peut que, vu les troupes qui infestent la route, tu ne puisses te mettre en route avec les étrangers qu’à minuit, et alors tu ne seras de retour qu’au premier rayon de l’aurore. Peut-on se fier à toi ?
– Reposez-vous sur Nanky, répondit l’enfant ; je sais pourquoi vous attirez les blancs fugitifs, et le nègre Hoango sera content de moi. »