Quand le soleil baissait, nous faisions de longues courses à travers l’île. Nous la traversions dans tous les sens. Nous allions à la ville acheter le pain ou les légumes qui manquaient au jardin d’Andréa. Quelquefois nous rapportions un peu de tabac, cet opium du marin, qui l’anime en mer et qui le console à terre. Nous rentrions à la nuit tombante, les poches et les mains pleines de nos modestes munificences. La famille se rassemblait, le soir sur le toit qu’on appelle à Naples l’astrico, pour attendre les heures du sommeil. Rien de si pittoresque, dans les belles nuits de ce climat, que la scène de l’astrico au clair de la lune.
À la campagne, la maison basse et carrée ressemble à un piédestal antique, qui porte des groupes vivants et des statues animées. Tous les habitants de la maison y montent, s’y meuvent ou s’y assoient dans des attitudes diverses ; la clarté de la lune ou les lueurs de la lampe projettent et dessinent ces profils sur le fond bleu du firmament. On y voit la vieille mère filer le père fumer sa pipe de terre cuite à la tige de roseau, les jeunes garçons s’accouder sur le rebord et chanter en longues notes traînantes ces airs marins ou champêtres dont l’accent prolongé ou vibrant a quelque chose de la plainte du bois torturé par les vagues ou de la vibration stridente de la cigale au soleil ; les jeunes filles enfin, avec leurs robes courtes, les pieds nus, leurs soubrevestes vertes et galonnées d’or ou de soie, et leurs longs cheveux noirs flottants sur leurs épaules, enveloppés d’un mouchoir noué sur la nuque, à gros nœuds, pour préserver leur chevelure de la poussière.
Elles y dansent souvent seules ou avec leurs sœurs ; l’une tient une guitare, l’autre élève sur sa tête un tambour de basque entouré de sonnettes de cuivre. Ces deux instruments, l’un plaintif et léger, l’autre monotone et sourd, s’accordent merveilleusement pour rendre presque sans art les deux notes alternatives du cœur de l’homme : la tristesse et la joie. On les entend pendant les nuits d’été sur presque tous les toits des îles ou de la campagne de Naples, même sur les barques ; ce concert aérien, qui poursuit l’oreille de site en site, depuis la mer jusqu’aux montagnes, ressemble aux bourdonnements d’un insecte de plus, que la chaleur fait naître et bourdonner sous ce beau ciel. Ce pauvre insecte, c’est l’homme ! qui chante quelques jours devant Dieu sa jeunesse et ses amours, et puis qui se tait pour l’éternité. Je n’ai jamais pu entendre ces notes répandues dans l’air du haut des astricos, sans m’arrêter et sans me sentir le cœur serré, prêt à éclater de joie intérieure ou de mélancolie plus forte que moi.