Ils parlaient encore que depuis longtemps je n’entendais déjà plus. Je ne m’étais jamais rendu compte à moi-même de l’attachement que j’avais pour Graziella. Je ne savais pas comment je l’aimais ; si c’était de l’intimité pure, de l’amitié, de l’amour, de l’habitude ou de tous ces sentiments réunis que se composait mon inclination pour elle. Mais l’idée de voir ainsi soudainement changées toutes ces douces relations de vie et de cœur qui s’étaient établies et comme cimentées à notre insu entre elle et moi ; la pensée qu’on allait me la prendre pour la donner tout à coup à un autre ; que, de ma compagne et de ma sœur qu’elle était à présent, elle allait me devenir étrangère et indifférente ; qu’elle ne serait plus là ; que je ne la verrais plus à toute heure, que je n’entendrais plus sa voix m’appeler ; que je ne lirais plus dans ses yeux ce rayon toujours levé sur moi de lumière caressante et de tendresse, qui m’éclairait doucement le cœur et qui me rappelait ma mère et mes sœurs ; le vide et la nuit profonde que je me figurais tout à coup autour de moi, là, le lendemain du jour où son mari l’aurait emmenée dans une autre maison ; cette chambre où elle ne dormirait plus ; la mienne où elle n’entrerait plus ; cette table où je ne la verrais plus assise ; cette terrasse où je n’entendrais plus le bruit de ses pieds nus ou de sa voix le matin à mon réveil ; ces églises où je ne la conduirais plus les dimanches ; cette barque où sa place resterait vide, et où je ne causerais plus qu’avec le vent et les flots ; les images pressées de toutes ces douces habitudes de notre vie passée, qui me remontaient à la fois dans la pensée et qui s’évanouissaient tout à coup pour me laisser comme dans un abîme de solitude et de néant ; tout cela me fit sentir pour la première fois ce qu’était pour moi la société de cette jeune fille et me montra trop qu’amour ou amitié, le sentiment qui m’attachait à elle était plus fort que je ne le croyais, et que le charme, inconnu à moi-même, de ma vie sauvage à Naples ce n’était ni la mer ni la barque, ni l’humble chambre de la maison, ni le pêcheur, ni sa femme, ni Beppo, ni les enfants, c’était un seul être, et que, cet être disparu de la maison, tout disparaissait à la fois. Elle de moins dans ma vie présente, et il n’y avait plus rien. Je le sentis : ce sentiment confus jusque-là, et que je ne m’étais jamais confessé, me frappa d’un tel coup que tout mon cœur en tressaillit, et que j’éprouvai quelque chose de l’infini de l’amour par l’infini de la tristesse dans laquelle mon cœur se sentit tout à coup submergé.