X

Je rentrai en silence dans ma chambre. Je me jetai tout habillé sur mon lit. J’essayai de lire, d’écrire, de penser, de me distraire par quelque travail d’esprit pénible et capable de dominer mon agitation. Tout fut inutile. L’agitation intérieure était si forte que je ne pus avoir deux pensées et que l’accablement même de mes forces ne put pas amener le sommeil. Jamais l’image de Graziella ne m’avait apparu jusque-là aussi ravissante et aussi obstinée devant les yeux. J’en jouissais comme de quelque chose qu’on voit tous les jours et dont on ne sent la douceur qu’en la perdant. Sa beauté même n’était rien pour moi jusqu’à ce jour ; je confondais l’impression que j’en ressentais avec l’effet de l’amitié que j’éprouvais pour elle et de celle que sa physionomie exprimait pour moi. Je ne savais pas qu’il y eût tant d’admiration dans mon attachement ; je ne soupçonnais pas la moindre passion dans sa tendresse.

Je ne me rendis pas bien compte de tout cela, même dans les longues circonvolutions de mon cœur pendant l’insomnie de cette nuit. Tout était confus dans ma douleur comme dans mes sensations. J’étais comme un homme étourdi d’un coup soudain qui ne sait pas encore bien d’où il souffre, mais qui souffre de partout.

Je quittai mon lit avant qu’aucun bruit se fît entendre dans la maison. Je ne sais quel instinct me portait à m’éloigner pendant quelque temps, comme si ma présence eût dû troubler dans un pareil moment le sanctuaire de cette famille dont le sort s’agitait ainsi devant un étranger.

Je sortis en avertissant Beppo que je ne reviendrais pas de quelques jours. Je pris au hasard la direction que me tracèrent mes premiers pas. Je suivis les longs quais de Naples, la côte de Resina, de Portici, le pied du Vésuve. Je pris des guides à Torre del Greco ; je couchai sur une pierre à la porte de l’ermitage de San Salvatore, aux confins où la nature habitée finit et où la région du feu commence. Comme le volcan était depuis quelque temps en ébullition et lançait à chaque secousse des nuages de cendre et de pierres que nous entendions rouler la nuit jusque dans le ravin de lave qui est au pied de l’ermitage, mes guides refusèrent de m’accompagner plus loin. Je montai seul ; je gravis péniblement le dernier cône en enfonçant mes pieds et mes mains dans une cendre épaisse et brûlante qui s’éboulait sous le poids de l’homme. Le volcan grondait et tonnait par moments. Les pierres calcinées et encore rouges pleuvaient ça et là autour de moi en s’éteignant dans la cendre. Rien ne m’arrêta. Je parvins jusqu’au rebord extrême du cratère. Je m’assis. Je vis lever le soleil sur le golfe, sur la campagne et sur la ville éblouissante de Naples. Je fus insensible et froid à ce spectacle que tant de voyageurs viennent admirer de mille lieues. Je ne cherchais dans cette immensité de lumière, de mers, de côtes et d’édifices frappés du soleil qu’un petit point blanc au milieu du vert sombre des arbres, à l’extrémité de la colline du Pausilippe où je croyais distinguer la chaumière d’Andréa. L’homme a beau regarder et embrasser l’espace, la nature entière ne se compose pour lui que de deux ou trois points sensibles auxquels toute son âme aboutit. Ôtez de la vie le cœur qui vous aime : qu’y reste-t-il ? Il en est de même de la nature. Effacez-en le site et la maison que vos pensées cherchent ou que vos souvenirs peuplent, ce n’est plus qu’un vide éclatant où le regard se plonge sans trouver ni fond ni repos. Faut-il s’étonner après cela que les plus sublimes scènes de la création soient contemplées d’un œil si divers par les voyageurs ? C’est que chacun porte avec soi son point de vue. Un nuage sur l’âme couvre et décolore plus la terre qu’un nuage sur l’horizon. Le spectacle est dans le spectateur. Je l’éprouvai.

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