XI

Je regardai tout ; je ne vis rien. En vain je descendis comme un insensé, en me retenant aux pointes de laves refroidies, jusqu’au fond du cratère. En vain je franchis des crevasses profondes d’où la fumée et les flammes rampantes m’étouffaient et me brûlaient. En vain je contemplai les grands champs de soufre et de sel cristallisés qui ressemblaient à des glaciers coloriés par ces haleines du feu. Je restai aussi froid à l’admiration qu’au danger. Mon âme était ailleurs ; je voulais en vain la rappeler.

Je redescendis le soir à l’ermitage. Je congédiai mes guides ; je revins à travers les vignes de Pompeia. Je passai un jour entier à me promener dans les rues désertes de la ville engloutie. Ce tombeau, ouvert après deux mille ans et rendant au soleil ses rues, ses monuments, ses arts, me laissa aussi insensible que le Vésuve. L’âme de toute cette cendre a été balayée depuis tant de siècles par le vent de Dieu qu’elle ne me parlait plus au cœur. Je foulais sous mes pieds cette poussière d’hommes dans les rues de ce qui fut leur ville avec autant d’indifférence que des amas de coquillages vides roulés par la mer sur ses bords. Le temps est une grande mer qui déborde, comme l’autre mer, de nos débris. On ne peut pas pleurer sur tous. À chaque homme ses douleurs, à chaque siècle sa pitié ; c’est bien assez.

En quittant Pompeia, je m’enfonçai dans les gorges boisées des montagnes de Castellamare et de Sorrente. J’y vécus quelques jours, allant d’un village à l’autre, et me faisant guider par les chevriers aux sites les plus renommés de leurs montagnes. On me prenait pour un peintre qui étudiait des points de vue, parce que j’écrivais de temps en temps quelques notes sur un petit livre de dessins que mon ami m’avait laissé. Je n’étais qu’une âme errante qui divaguait ça et là dans la campagne pour user les jours. Tout me manquait. Je me manquais à moi-même.

Je ne pus continuer plus longtemps. Quand les fêtes de Noël furent passées, et ce premier jour de l’année aussi dont les hommes ont fait une fête comme pour séduire et fléchir le temps avec des joies et des couronnes, comme un hôte sévère qu’on veut attendrir, je me hâtai de rentrer à Naples. J’y rentrai la nuit et en hésitant, partagé entre l’impatience de revoir Graziella et la terreur d’apprendre que je ne la verrais plus. Je m’arrêtai vingt fois ; je m’assis sur le rebord des barques en approchant de la Margellina.

Je rencontrai Beppo à quelques pas de la maison. Il jeta un cri de joie en me voyant, et il me sauta au cou comme un jeune frère. Il m’emmena vers sa barque et me raconta ce qui s’était passé en mon absence.

Tout était bien changé dans la maison. Graziella ne faisait plus que pleurer depuis que j’étais parti. Elle ne se mettait plus à table pour le repas. Elle ne travaillait plus au corail. Elle passait tous ses jours enfermée dans sa chambre sans vouloir répondre quand on l’appelait, et toutes ses nuits à se promener sur la terrasse. On disait dans le voisinage qu’elle était folle ou qu’elle était tombée innamorata. Mais lui savait bien que ce n’était pas vrai.

Tout le mal venait, disait l’enfant, de ce qu’on voulait la fiancer à Cecco et qu’elle ne le voulait pas. Beppino avait tout vu et tout entendu. Le père de Cecco venait tous les jours demander une réponse à son grand-père et à sa grand-mère. Ceux-ci ne cessaient de tourmenter Graziella pour qu’elle donnât enfin son consentement. Elle ne voulait pas en entendre parler ; elle disait qu’elle se sauverait plutôt à Genève. C’est pour le peuple catholique de Naples une expression analogue à celle-ci : « Je me ferais plutôt renégat. » C’est une menace pire que celle du suicide : c’est le suicide éternel de l’âme. Andréa et sa femme, qui adoraient Graziella, se désespéraient à la fois de sa résistance et de la perte de leurs espérances d’établissement pour elle. Ils la conjuraient par leurs cheveux blancs ; ils lui parlaient de leur vieillesse, de leur misère, de l’avenir des deux enfants. Alors Graziella s’attendrissait. Elle recevait un peu mieux le pauvre Cecco, qui venait de temps en temps s’asseoir humblement le soir à la porte de la chambre de sa cousine et jouer avec les petits. Il lui disait bonjour et adieu à travers la porte ; mais il était rare qu’elle lui répondît un seul mot. Il s’en allait mécontent mais résigné, et revenait le lendemain toujours le même. « Ma sœur a bien tort, disait Beppino. Cecco l’aime tant et il est si bon ! Elle serait bien heureuse ! – Enfin ce soir, ajouta-t-il, elle s’est laissé vaincre par les prières de mon grand-père et de ma grand-mère et par les larmes de Cecco. Elle a entrouvert un peu la porte ; elle lui a tendu la main ; il a passé une bague à son doigt et elle a promis qu’elle se laisserait fiancer demain. Mais qui sait si demain elle n’aura pas un nouveau caprice ? Elle qui était si douce et si gaie ! Mon Dieu ! qu’elle a changé ! Vous ne la reconnaîtriez plus !… »

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