XV

Quand, le dimanche ou les jours de fête, Graziella ainsi vêtue sortait de sa chambre sur la terrasse, avec quelques fleurs de grenades rouges ou de lauriers-roses sur le côté de la tête dans ses cheveux noirs ; quand, en écoutant le son des cloches de la chapelle voisine, elle passait et repassait devant ma fenêtre comme un paon qui se moire au soleil sur le toit ; quand elle traînait languissamment ses pieds emprisonnés dans ses babouches émaillées en les regardant, et puis qu’elle relevait sa tête avec un ondoiement habituel du cou pour faire flotter le mouchoir de soie et ses cheveux sur ses épaules ; quand elle s’apercevait que je la regardais, elle rougissait un peu, comme si elle eût été honteuse d’être si belle ; il y avait des moments où le nouvel éclat de sa beauté me frappait tellement que je croyais la voir pour la première fois, et que ma familiarité ordinaire avec elle se changeait en une sorte de timidité et d’éblouissement.

Mais elle cherchait si peu à éblouir et son instinct naturel de parure était si exempt de tout orgueil et de toute coquetterie, qu’aussitôt après les saintes cérémonies, elle se hâtait de se dépouiller de ses riches parures et de revêtir la simple veste de gros drap vert, la robe d’indienne rayée de rouge et de noir et de remettre à ses pieds les pantoufles au talon de bois blanc, qui résonnaient tout le jour sur la terrasse comme les babouches retentissantes des femmes esclaves de l’Orient.

Quand ses jeunes amies ne venaient pas la chercher ou que son cousin ne l’accompagnait pas à l’église, c’était souvent moi qui la conduisais et qui l’attendais, assis sur les marches du péristyle. À sa sortie, j’entendais avec une sorte d’orgueil personnel, comme si elle eût été ma sœur ou ma fiancée, les murmures d’admiration que sa gracieuse figure excitait parmi ses compagnes et parmi les jeunes marins des quais de la Margellina. Mais elle n’entendait rien, et, ne voyant que moi dans la foule, me souriait du haut de la première marche, faisait son dernier signe de croix avec ses doigts trempés d’eau bénite et descendait modestement, les yeux baissés, les degrés au bas desquels je l’attendais.

C’est ainsi que, les jours de fête, je la menais le matin et le soir aux églises, seul et pieux divertissement qu’elle connût et qu’elle aimât. J’avais soin, ces jours-là, de rapprocher le plus possible mon costume de celui des jeunes marins de l’île, afin que ma présence n’étonnât personne et qu’on me prît pour le frère ou pour un parent de la jeune fille que j’accompagnais.

Les autres jours elle ne sortait pas. Quant à moi, j’avais repris peu à peu ma vie d’étude et mes habitudes solitaires, distraites seulement par la douce amitié de Graziella et par mon adoption dans sa famille. Je lisais les historiens, les poëtes de toutes les langues. J’écrivais quelquefois ; j’essayais, tantôt en italien, tantôt en français, d’épancher en prose ou en vers ces premiers bouillonnements de l’âme, qui semblent peser sur le cœur jusqu’à ce que la parole les ait soulagés en les exprimant.

Il semble que la parole soit la seule prédestination de l’homme et qu’il ait été créé pour enfanter des pensées, comme l’arbre pour enfanter son fruit. L’homme se tourmente jusqu’à ce qu’il ait produit au-dehors ce qui le travaille au-dedans. Sa parole écrite est comme un miroir dont il a besoin pour se connaître lui-même et pour s’assurer qu’il existe. Tant qu’il ne s’est pas vu dans ses œuvres, il ne se sent pas complètement vivant. L’esprit a sa puberté comme le corps.

J’étais à cet âge où l’âme a besoin de se nourrir et de se multiplier par la parole. Mais, comme il arrive toujours, l’instinct se produisit en moi avant la force. Dès que j’avais écrit, j’étais mécontent de mon œuvre et je la rejetais avec dégoût. Combien le vent et les vagues de la mer de Naples n’ont-ils pas emporté et englouti, le matin, de lambeaux de mes sentiments et de mes pensées de la nuit, déchirés le jour et s’envolant sans regret loin de moi !

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