I PHANTASMES NOCTURNES

Robert Darvel était maintenant seul dans sa chambre. Il venait de quitter ses hôtes, un peu fatigué de sa longue conférence, et il était tombé d'accord avec eux pour étudier, dès le lendemain, les mesures à prendre pour préserver la villa.

Tout en consultant d'un coup d'œil rapide quelques notes qu'il venait de prendre, il réfléchissait à l'étrange événement. Il était profondément surpris, lui que rien n'eût dû surprendre. Il s'était cru revenu pour toujours à l'existence paisible, et voilà que sa fantastique odyssée se continuait en dépit de lui, sur la vieille planète où il avait cru trouver le repos.

D'ailleurs il était, disons-le, plus surpris que mécontent. Sans qu'il en eût conscience, il ressentait un secret plaisir à pouvoir prouver à tous la vérité de ses dires. Il pourrait montrer aux savants, aux académies, les Vampires martiens, et dire : les voilà, ils existent…

Il se coucha sous l'empire de ces pensées auxquelles se mêlait la préoccupation de retrouver la formule du fameux masque d'opale, arme indispensable dans la lutte qu'il se préparait à livrer.

– J'ai dit que c'était de l'opale, murmura-t-il, mais si c'en était, elle devait avoir subi une préparation spéciale. L'opale n'a pas cette limpidité. Il faudrait étudier la série des corps qu'impressionnent les radiances obscures…

Le sommeil le gagnait, il finit par y céder, après avoir pris la précaution de fermer le commutateur électrique. Robert Darvel dormait depuis une heure de ce sommeil profond, bienfaiteur des convalescences, lorsqu'il eut un rêve.

Il lui semblait que sa chambre s'emplissait d'un battement d'ailes, que des formes fantastiques se dessinaient vaguement dans les ténèbres.

Il reconnut les Vampires.

Il voyait leur essaim tourbillonner autour de lui comme un vol de phalènes, et il y en avait qui se perchaient à son chevet, dressés sur leurs palpes comme des oiseaux familiers.

Quoique les Vampires martiens ne fussent pas doués de la faculté du langage, ceux de son rêve lui parlaient.

Ils lui retraçaient la terrible vengeance du Grand Cerveau, les tours abîmées par la foudre, les tremblements de terre et les sanglantes hécatombes.

Les Vampires s'étaient révoltés de nouveau et avaient été écrasés. Alors ils avaient voulu le tirer, lui Robert Darvel, du bloc où il avait été enseveli dans les profondeurs d'une crypte, ils avaient regretté amèrement l'ingratitude de leur conduite à son égard.

Mais quand ils avaient essayé de l'arracher à son tombeau, le tonnerre avait grondé, les vagues s'étaient soulevées jusqu'au ciel, l'ordre impérieux avait été suggéré par le dieu de la montagne de précipiter dans le volcan la sphère qui renfermait l'audacieux organisateur des rébellions.

Il avait fallu obéir, la rage au cœur, et presque aussitôt une éruption avait lancé la sphère hors de la zone d'attraction de la planète, dans une géante colonne de feu liquide.

C'est alors que, désespérés, se sacrifiant pour le salut commun, une quinzaine de Vampires avaient voulu prendre le même chemin que lui, le suivre et le ramener de gré ou de force ; lui seul les sauverait, lui seul exterminerait le Grand Cerveau, deviendrait à sa place leur roi, leur dieu…

Dans beaucoup de rêves, le dormeur obéit à un raisonnement parfaitement logique.

– Si cela est ainsi, objectait Robert, avec la joie d'apprendre que le nombre des monstres n'était pas plus considérable, comment se fait-il que certains d'entre vous soient arrivés avant moi, quoique partis après ?

Les Vampires répondaient, comme eussent fait des astronomes de profession, que les corps abandonnés dans les espaces célestes étaient soumis à toute sorte de hasards, qu'il avait suffi que le bolide où Robert se trouvait enfermé fût dévié de sa route par l'attraction de quelque autre planète…

Enfin, ils suppliaient ardemment Robert de les suivre, à leurs prières se mêlaient ces étranges cris aigus qui n'avaient aucun équivalent dans le clavier de la voix humaine.

Robert refusait énergiquement, leur rappelait leur ingratitude et leur stupidité, il les menaçait de sa colère s'ils ne retournaient dans Mars.

Courroucés de ce refus, les Vampires passaient des prières aux menaces. Robert les bravait, leur montrant qu'ils n'avaient pas sur la terre les mêmes facultés que dans leur planète. Ils ripostaient avec des grincements de fureur qu'ils sauraient bien le contraindre à leur obéir ; ils s'empareraient s'il le fallait de ce qu'il avait de plus cher au monde, de son frère, de ses amis, de sa fiancée. Alors, il serait le premier à supplier qu'on le ramenât dans Mars et à chercher le moyen d'y retourner.

Les Vampires se retiraient avec des battements d'ailes irrités, Robert Darvel se retrouvait seul dans les ténèbres d'une de ces forêts aux feuillages couleur de sang qu'il avait si souvent parcourues dans Mars.

Tout à coup, il apercevait la chambre de miss Alberte, qu'il avait visitée quelques jours auparavant. La jeune fille était étendue sur son lit et son pur visage était illuminé d'un sourire d'une mystérieuse candeur, la lueur des veilleuses éclairait discrètement ses beaux cheveux d'or sombre.

Mais un frôlement d'ailes bruissait dans la nuit tiède, de l'autre côté des vitraux de la fenêtre mauresque, les larges yeux des Vampires s'allumaient dans les ténèbres.

Le cauchemar se continuait par l'entrée dans la chambre d'un des monstres. Il poussait la fenêtre entrouverte avec ses palpes, il pénétrait avec de légers, de presque imperceptibles battements d'ailes, fouillant la pénombre de ses vastes prunelles. Puis il se penchait vers la jeune fille, sa hideuse face exprimait l'étonnement et l'admiration, et il portait en hésitant une de ses palpes sur l'épaule de la belle endormie, dont le visage se crispait de terreur, sans pourtant qu'elle s'éveillât.

Il semblait à Robert qu'il assistait à toute cette scène de très loin, sans pouvoir intervenir ; il se tordait les mains avec désespoir.

Cependant, les Vampires étaient entrés un à un, et il y en avait maintenant tout un essaim autour du lit de la jeune fille ; ils la soulevaient avec d'infinies précautions, la soutenaient avec leurs palpes ; mais quelle que fût leur adresse et leur attention, ils ne purent empêcher que miss Alberte n'ouvre les yeux.

Alors, elle poussa un cri terrible, un déchirant appel d'épouvante et d'angoisse…

………………………………………

Robert Darvel s'éveilla, le cœur battant à grands coups, la sueur au front. Encore sous l'influence du hideux cauchemar, il ne savait plus s'il dormait ou s'il était éveillé, lorsque le même cri éperdu qu'il avait cru entendre dans son rêve traversa le silence de la nuit et se perdit dans une huée de rires aigus.

Robert avait sauté à bas de son lit, pris d'une horrible idée.

Il s'élança hors de la chambre. Sur le palier, il trouva son frère et le naturaliste eux aussi avaient entendu et s'étaient levés en hâte, sans même prendre le temps de s'habiller complètement.

– Qu'y a-t-il donc ? demanda Ralph Pitcher. J'ai cru…

– Mais vous ne devinez donc pas, interrompit rudement l'ingénieur.

« Les Vampires !… Ils sont là… Ils viennent d'enlever miss Alberte… de la tuer peut-être !

Il s'était précipité vers la chambre de la jeune fille, suivi de Georges et de Pitcher, auxquels se joignirent bientôt Zarouk, Chérifa et master Frymcock. Quand ils arrivèrent près de l'ingénieur, il avait déjà, d'un coup d'épaule, fait sauter la porte.

La chambre était vide. Le lit tiède encore ne portait les traces d'aucune lutte. D'un geste désespéré, Robert montra la fenêtre restée ouverte.

– C'est par là qu'ils l'ont enlevée, s'écria-t-il en sanglotant comme un enfant. Pourquoi n'ai-je pas veillé sur elle ?

– Il faut retrouver miss Alberte, dit Georges.

– Tu ne sais pas ce que c'est que les Vampires, mon pauvre enfant, répliqua l'ingénieur avec un sombre désespoir. Ils sont déjà loin avec leur proie. Retrouver miss Alberte ! tu t'imagines donc que c'est une chose facile ! Qui sait jusqu'où les monstres se sont envolés et quelle direction ils ont prise !

« Nous ne pouvons rien ! rien !

Et Robert enfonçait ses ongles jusqu'au sang dans la paume de ses mains crispées.

Il s'était affaissé sur un siège et pleurait à chaudes larmes.

Ralph Pitcher, profondément ému de la douleur de son ami, essaya de le consoler, l'interrogea.

En quelques phrases entrecoupées et haletantes, Robert dit le cauchemar dont il avait été tourmenté et qui se reliait si étrangement à la disparition de miss Alberte.

– Je le comprends maintenant, murmura-t-il, mon rêve n'était dû qu'aux suggestions des Vampires ; peut-être même les ai-je vus, dans l'état d'exacerbation nerveuse où je me trouvais… Je ne sais plus… Ai-je été victime d'une hallucination due à la fatigue de cette soirée, à mes craintes ; ai-je été quelques instants un voyant ?

« Mais pourquoi s'en sont-ils pris à miss Alberte ? Ne leur aurait-il pas été facile de me capturer, moi ? Ma tête se perd. Je suis torturé par une horrible pensée ? Les Vampires se seraient-ils épris d'Alberte, comme on dit que les démons se sont épris des anges aux premiers âges du monde ?

Robert avait pris ses tempes dans ses mains, le malheureux grand homme faisait peine à voir. Le téméraire savant, l'explorateur énergique, était devenu faible comme un enfant.

– Mon cher ami, dit Ralph, il ne faut pas céder au découragement. Je crois, moi, que rien n'est perdu. Raisonnons. Les Vampires, m'avez-vous dit, ne sont qu'une quinzaine, que vous sachiez cela grâce à une hallucination, ou à une suggestion, peu importe !

« Dans ces conditions, quelle que soit la force de leurs ailes, ils ne peuvent aller très loin avec le fardeau dont ils se sont chargés.

« Ne m'avez-vous pas dit aussi qu'ils dormaient d'habitude la nuit ?

– Oui, j'ai même ajouté qu'en cela ils étaient absolument différents des Erloors.

– Bien, dans ce cas, ils doivent dormir maintenant, dans les retraites où ils ont mis leur captive en sûreté, et cette cachette ne peut être éloignée. Il ne doit pas être impossible de la découvrir et, dans ce cas, nous avons des chances de les surprendre endormis.

Ce raisonnement si sensé avait calmé et réconforté Robert Darvel, lui avait rendu l'espoir.

L'aube pointait au-dessus de la forêt. Cette nuit, dont la relation de l'ingénieur avait occupé une bonne part avait passé avec une déconcertante rapidité.

– Nous allons nous mettre en route à l'instant même, dit Pitcher.

– Je te suivrai, n'est-ce pas ? supplia la petite Chérifa, dont les grands yeux noirs étaient brouillés de larmes.

– C'est impossible, dit doucement Pitcher, tu nous gênerais ; mais Zarouk nous accompagnera. Si nous pouvons découvrir la piste des Vampires, ce ne peut être que grâce à lui. N'est-ce pas lui qui le premier a deviné leur présence ?

Le Noir tourna vers le naturaliste les globes blancs de ses yeux sans expression, sa face offrait en ce moment un singulier mélange d'épouvante et de satisfaction.

– As-tu quelque idée de l'endroit où peut se trouver cachée ta maîtresse ? demanda Georges.

Zarouk étendit le bras dans la direction de l'est.

– Elle est là-bas ! dit-il gravement. Mais où cela ?

– Dans les ruines de la Chehahia ! Elle ne peut être que là ! C'est là que les Vampires se cachent. Hier, cette nuit encore, je les ai flairés dans le souffle du vent.

Pitcher et Georges se regardèrent.

– Partons ! s'écria impétueusement le naturaliste.

– Pourvu, murmura l'ingénieur avec angoisse, que nous n'arrivions pas trop tard.

– Ayez bon espoir, si Zarouk se montre si affirmatif, c'est qu'il a ses raisons.

« Je vous ai expliqué déjà la délicatesse de sensation de ce Noir, délicatesse qui équivaut à une sorte d'intuition.

« Bien des fois, il est arrivé à miss Alberte de s'égarer, chaque fois Zarouk est allé directement et sans hésitation à l'endroit où elle se trouvait. Vous ne sauriez croire combien l'assertion du pauvre Noir m'a rassuré.

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