II LA POURSUITE

Pendant cette conversation, Robert et ses amis étaient sortis de la villa, n'y laissant que Frymcock qui devait téléphoner à Bizerte. Précédés de Zarouk, ils s'étaient engagés dans un sentier qui, laissant à gauche la route forestière, fuyait en lacis à travers d'épais halliers d'oliviers sauvages, de tamariniers et de grenadiers.

Ils descendaient la pente d'un ravin abrupt au fond duquel l'eau claire d'un oued fuyait entre les pierrailles et les hauts lauriers-roses.

À mesure qu'ils s'avançaient, la chaleur devenait plus lourde, plus accablante ; le soleil déjà haut dans le ciel dardait ses rayons sur les cimes de la forêt, d'où montaient les dernières vapeurs de la rosée matinale. Les arbres, eût-on dit, cuisaient sous leur écorce, dans la sève devenue bouillante. On dut faire halte quelques instants au bord d'une source.

Quand on repartit et que Zarouk eut repris la tête de la petite troupe, le Noir paraissait avoir oublié ses terreurs. La tête droite, les dents serrées, les narines agitées d'un tic nerveux, il faisait de vastes enjambées comme s'il eût été attiré par une force inconnue.

Cependant, les ravins et les bois, les collines et les oueds se succédaient depuis bientôt trois heures et nulle ruine ne se dessinait à l'horizon ; fatigué, malade, Robert Darvel avait peine à suivre ses compagnons.

La contrée qu'ils traversaient était déserte. Ils ne rencontrèrent chemin faisant aucun indigène ; comme Robert s'en étonnait, Pitcher expliqua que depuis la chute du bolide des histoires terrifiantes avaient fait le vide autour de la villa. Les indiscrétions des serviteurs avaient suffi à l'ardente imagination arabe pour créer de toutes pièces la légende des Vampires.

Quel historien a dit que la légende crée l'histoire ? Aux brillantes fantaisies des conteurs khroumirs, des faits étaient venus s'ajouter dont personne n'avait été témoin, mais dont tous affirmaient l'exactitude. On racontait que de petits enfants avaient été dévorés par les monstres, que des agneaux ou des chèvres avaient été saignés à mort.

Tout le monde s'était écarté de la villa, comme d'un lieu maudit.

Les pâturages étaient désertés, les douars abandonnés offraient leurs cahutes en ruine et leurs tas d'immondices ; la monotone chanson mélancolique des gardeurs de moutons et de porcs ne troublait plus la solitude.

Malgré les claires verdures et le grand soleil étincelant sur la mer étale et radieuse, le paysage offrait une physionomie profondément lugubre.

Ralph Pitcher lui-même, celui qui, des quatre, avait le mieux gardé son sang-froid, se sentait petit à petit gagné par cette impression désolée, lorsque Zarouk, arrivé au sommet d'un mamelon boisé, fit halte brusquement.

– Nous sommes arrivés, dit-il en étendant la main, c'est là !

Robert aperçut un chaotique amoncellement d'arcades croulantes, ensevelies sous d'épais buissons, de piliers éboulés et de voûtes crevées, d'où comme des couleuvres s'échappaient des paquets de racines rampantes.

– Voici les ruines romaines de la Chehahia, dit Ralph Pitcher.

« C'est là qu'est miss Alberte, sans nul doute. C'est le seul endroit à dix lieues à la ronde qui ait pu servir de retraite aux Vampires.

« Habitués à dormir chaque nuit, fatigués par l'atmosphère plus dense de la Terre, et par l'augmentation de la force d'attraction, ils doivent être à bout de forces et nous en aurons bon marché.

Robert demeura silencieux, regardant son ami d'un air suppliant, comme pour lui faire comprendre qu'il n'avait plus d'espoir qu'en lui pour sauver miss Alberte.

– Ayez confiance, que diable ! grommela Pitcher d'un ton bourru dont il cachait mal son émotion, puisque je vous jure que nous la sauverons…

Tous deux regardèrent un instant les majestueuses ruines qui comprenaient trois étages de voûtes adossées au rocher et submergées par une luxuriante végétation. On eût dit une cathédrale, qui eût porté sur son toit une forêt. Un caroubier centenaire s'était guindé à la terrasse la plus haute, juché sur ses racines agrippées un peu partout pour lutter contre la fureur des vents qui sont terribles dans cette région.

De sveltes lauriers poussés entre les blocs semblaient tendre encore au passant leurs nobles rameaux pour la couronne des imperators ou des poètes. Les lambrusques, les lierres, les églantiers, les térébinthes balançaient leurs guirlandes à l'orée des salles ténébreuses.

Georges Darvel, demeuré jusqu'alors un peu en arrière, s'était avancé.

– Il faudrait, murmura-t-il, en baissant la voix comme s'il eût craint d'éveiller l'attention des Vampires, se rendre compte de la disposition de l'édifice avant de s'aventurer dans l'intérieur.

– Au dire des archéologues, répondit Pitcher avec effort, c'était un de ces entrepôts fortifiés, comme les Romains de la décadence en construisaient sur toutes les frontières pour l'approvisionnement des légions.

« La disposition intérieure est très simple ; c'est une suite de vastes caveaux voûtés dont seul l'étage inférieur est en bon état de conservation. C'est là qu'on serrait le blé, l'huile et le vin dans des jarres ou des amphores, comme les Arabes le font encore aujourd'hui.

« Zarouk qui, à ses heures, a la manie commune à beaucoup d'indigènes de chercher des trésors dans les ruines, est descendu maintes fois dans ces caves…

– Cela suffit ! s'écria Georges avec vivacité, le Noir va nous guider et, si vraiment les Vampires sont logés dans ce trou, nous allons voir s'ils sont à l'épreuve des balles blindés !

À tout hasard, en sortant de la villa, le jeune homme s'était muni d'un excellent revolver Colt à balles d'acier, et d'une provision de cartouches ; Ce n'est pas qu'il eût une aveugle confiance dans ces rudimentaires armes terrestres pour combattre des êtres aussi étrangement organisés que les Vampires. Georges s'était dit que peut-être les monstres ignoraient les effets des armes à feu et il lui tardait de s'en assurer.

On le voit, s'il eût analysé ses propres sentiments, Georges Darvel se fût découvert une sorte d'impatience et de hâte fébrile d'en venir aux mains avec les Invisibles ; il brûlait d'entrer en lutte ouverte avec le mystère et d'étreindre, pour ainsi dire, le sphinx corps à corps.

Cependant, Zarouk qui, demeuré un peu à l'écart, n'avait pas perdu un mot de la conversation, tira tout à coup le naturaliste par la manche, puis les yeux au ciel, la main droite étendue, il eut un hochement de tête singulier.

Depuis quelque temps, le ciel s'était assombri, barbouillé de nuages couleur de soufre ou de suie, les rayons du soleil avaient pris une tonalité livide, comme plombée : ainsi éclairées, les ruines apparaissaient tragiques presque menaçantes.

– Tu veux m'avertir qu'il se prépare une tempête, dit Pitcher au Noir ; je m'en suis bien aperçu ; mais que nous importe ? Conduis-nous jusqu'à l'entrée des caveaux, c'est tout ce que je te demande. Si tu n'as pas assez de courage pour nous suivre, nous descendrons sans toi.

Sans répondre un seul mot, Zarouk se mit en marche vers les ruines.

À sa suite, Pitcher et Robert Darvel s'engageaient à travers les premiers éboulements du massif, lorsque Georges, demeuré un peu en arrière, les arrêta d'un geste. Son visage rayonnait, il venait de faire une trouvaille que Robert jugea d'une capitale importance.

C'était un lambeau de soie verte « liberty » demeuré aux ronces d'un buisson.

Robert ne l'eut pas plutôt examiné qu'il manifesta une profonde émotion.

– C'est un morceau du ruban avec lequel miss Alberte attache ses cheveux, murmura-t-il d'une voix altérée. Ce bout de soie ne peut venir que d'elle ; Zarouk a dit vrai ! Nous sommes sur la bonne piste, miss Alberte est ici !…

Georges Darvel était stupéfait jusqu'alors, il lui était demeuré quelques doutes sur les merveilleuses facultés intuitives du nègre aveugle, maintenant aucune objection n'était plus possible.

Robert avait précieusement serré le lambeau de soie ; ce fut avec un nouveau courage que la petite troupe franchit l'entrée des caveaux qu'obstruait un rideau de lianes. Le Noir avait tiré de dessous son burnous une lanterne et l'avait allumée, Georges Darvel avait mis le revolver au poing ; la descente commença.

Par une série de marches creusées dans le roc, on atteignit sans obstacle une longue salle voûtée, des oiseaux de nuit troublés dans leur sommeil s'enfuyaient effarés.

Robert Darvel avait insisté pour passer le premier. Il ne pouvait s'empêcher de penser, lui qui connaissait les Vampires, que l'entreprise qu'ils tentaient là était d'une téméraire folie ; mais il s'était dit que, s'il était tué, sa mort donnerait peut-être le temps à ses amis de délivrer miss Alberte.

Georges, lui, était plein de confiance et d'enthousiasme ; en dépit de ce que lui avait appris son frère sur le compte des Invisibles il se persuadait que, si puissants qu'ils fussent, leurs cervelles ne résisteraient pas à des projectiles qui traversaient aisément des planches de chêne de six pouces d'épaisseur.

On avança encore une dizaine de mètres, mais plus lentement. Zarouk paraissait en proie à la plus folle terreur.

Tout son corps était secoué d'un tremblement convulsif et son visage avait pris cette teinte d'un gris livide qui chez lui, – nous avons eu plusieurs fois l'occasion de le remarquer, caractérisait le summum de la peur.

Il devait sentir la présence des Invisibles, et il fallait véritablement lui savoir beaucoup de gré du courage qu'il déployait. Tout à coup, il s'arrêta ; ses dents claquaient comme des castagnettes ; dans sa main, la lanterne traçait des zigzags fantastiques.

– Donne-moi cela, dit Pitcher, tu vois bien que tu as la tremblote.

Il n'acheva pas. Une grande ombre indistincte avait passé entre lui et la muraille, et Georges avait été frôlé au passage par une aile velue. Le jeune homme sentit ses cheveux se dresser d'horreur sur sa tête.

– Un Vampire ! murmura-t-il.

Mais il était brave : en même temps qu'il parlait, il déchargea son arme en visant au juger.

Il y eut une espèce de rire étouffé, puis plus rien. La balle était retombée inerte aux pieds de Georges. Il crut qu'elle avait ricoché contre un pan de mur. Il la ramassa et l'examina : elle était intacte, la pointe aiguë d'acier n'avait pas même été émoussée.

Tous se taisaient épouvantés.

Zarouk, surtout, faisait peine à voir.

– Vous avez tiré sur un Vampire ? demanda enfin Pitcher à voix basse.

– Je crois que oui, balbutia Georges… Mais regardez !

Et il montrait la balle restée intacte.

– Je l'aurais juré, murmura Robert, souvenez-vous de ce que je vous ai dit hier soir…

– Tenez, monsieur Georges, interrompit Ralph Pitcher, avez-vous jamais vu des soldats anglais tirer à balle sur des yoghis en guise de cible ?

– Non.

– Eh bien ! moi, j'ai vu cela et plusieurs fois aux Indes. C'est une distraction que nous procurait souvent le pauvre capitaine Wad.

« On a beau choisir les meilleures armes et les tireurs les plus adroits, l'Indien résiste par la puissance de sa volonté, et la balle vient tomber sans force à ses pieds… tenez, exactement comme celle-ci.

« Comprenez-vous quelle puissance incomparable doivent posséder les Vampires aux cerveaux énormes, à côté de ces misérables jongleurs indiens !

« Votre frère avait raison. C'est terrible ; mais je crois qu'il n'y a malheureusement rien à faire contre eux… rien.

On le voit, le naturaliste si enthousiaste et si calme au début de l'expédition, cédait lui-même petit à petit au découragement.

Mais à ces paroles Georges se sentit tout à coup envahi d'une généreuse colère.

– C'est ce que nous allons voir ! s'écria-t-il en serrant les poings. J'irai jusqu'au bout ! Nous verrons bien !…

Et trois fois coup sur coup, avant que son frère et ses amis pussent l'en empêcher, il déchargea de nouveau son arme dans la direction où le monstre avait disparu.

Trois fois les balles retombèrent inertes à ses pieds comme avait fait la première… Mais au bruit de la dernière détonation un cri déchirant était monté des profondeurs du caveau.

– Alberte ! C'est Alberte, s'écria Robert avec un geste de folie. Elle nous a entendus ! Elle nous appelle !…

Déjà, il s'élançait, lorsqu'il recula inexplicablement, en jetant un cri étranglé.

À la profonde stupeur de ses compagnons, il se dirigea en gesticulant vers la sortie du souterrain mais à reculons.

– Où allez-vous, Robert ? s'écria le naturaliste. Vous nous abandonnez ?…

Pitcher se tut, saisi d'horreur, en s'apercevant que les pieds de l'ingénieur ne touchaient pas le sol.

Au moment même où il faisait cette terrifiante constatation, il se sentit lui-même saisit par les cheveux et entraîné au-dehors, avec une puissance irrésistible.

Quand il recouvra ses esprits, après cette infernale sensation, il se trouvait à l'entrée de l'escalier, au milieu de ses trois compagnons, pâles et tremblants comme lui. Tous quatre semblaient avoir perdu l'usage de la parole.

– Vous avez vu, bégaya enfin Robert Darvel d'une voix affaiblie, comme cassée par la peur. Ils n'ont même pas daigné nous tuer, ils nous ont jetés hors de leur tanière avec mépris… Ils vont garder miss Alberte ! Que faire ? Mon Dieu, que faire ?

– Oui, que faire ?… répéta Georges profondément abattu.

– Ils nous ont donné un avertissement, articula Zarouk péniblement ; si nous les attaquons de nouveau, ils nous tueront, c'est sûr. Moi, par Allah, j'ai grand-peur.

– Nous avons tous peur, dit tristement Georges Darvel, il n'y a pas de honte à cela. Ce ne sont pas des ennemis ordinaires à qui nous avons affaire.

– Il faudra cependant, grommela Pitcher, chez qui la colère se réveillait, que nous ayons le dessus : j'y réussirai ou j'y perdrai mon nom !

Le naturaliste s'était assis sur un fût de colonne éboulée, et, la tête dans ses mains, comme un écolier acharné à la solution d'un problème difficile, il réfléchissait.

Tout à coup, il se leva, le visage rayonnant.

– Mes amis, dit-il, ne nous laissons pas influencer par des phénomènes qui, après tout sont déjà en partie classés et connus par la science. Il y avait des rayons X, il y a des êtres X, rien n'est plus logique. Cela a l'avantage d'expliquer la nature de tous les fantômes qui ont terrifié le Moyen Age ! Mais, si les Vampires sont invisibles, ce n'est pas une raison pour que nous ayons peur d'eux, et je vais leur prouver qu'ils ne sont pas de taille à lutter contre moi, Ralph Pitcher, citoyen anglais.

Le naturaliste avait débité cette phrase où perçait la vanité nationale avec un flegme tout britannique.

– Mais enfin, demanda Georges avec impatience, que prétendez-vous faire ?

Pitcher prit des mains de Zarouk la lourde matraque dont celui-ci était armé et montrant au-dessus de l'entrée de la caverne un bloc de maçonnerie qui surplombait, semblant ne plus tenir que par miracle.

– Je vais tout simplement bloquer les Invisibles dans leur tanière. Ils ne pourront enlever miss Alberte sans que nous les voyions. Nous resterons là en sentinelle, pendant ce temps l'un de nous, M. Georges par exemple, se rendra à Aïn-Draham et demandera au commandant du fort de mettre à notre disposition les soldats des compagnies de discipline, ce qu'il ne refusera certainement pas.

« Les ruines seront entourées d'un cordon de troupes, et l'on ne déblaiera qu'à l'abri d'un filet de mailles de fer qui enveloppera l'entrée, les caveaux n'ont que cette issue, aucun Vampire ne s'échappera, j'en réponds !

– Fort bien ! objecta Georges, mais où trouver un pareil filet ? Le temps qu'on se le procure, miss Alberte a le temps de périr cent fois.

– J'y ai pensé, répliqua Pitcher. Il y a, en ce moment-ci, un croiseur en rade de Tabarka : les filets contre-torpilles dont il est muni rempliront parfaitement le but proposé ! On payera au ministère de la Marine le prix qu'il demandera, s'il le faut !

Robert et Georges étaient surpris de la rapidité de décision du naturaliste et du sens pratique dont il faisait preuve.

– Prenez garde, objecta l'ingénieur, que l'éboulement que vous voulez provoquer n'intercepte entièrement l'accès de l'air respirable dans le souterrain, songez que miss Alberte…

Pitcher haussa les épaules.

– Il y a assez de crevasses dans les vieilles murailles, pour que ce danger ne soit pas à craindre, murmura-t-il.

Et coupant court à la discussion, il grimpa à travers les pierres éboulées et, se servant comme d'un levier de la matraque de Zarouk, enfoncée dans une lézarde, il se mit en devoir de desceller l'énorme bloc.

À ce moment, une grêle de grosses pierres, projetées avec autant de force et de raideur que si elles eussent été décochées par le ressort d'une catapulte, jaillirent de l'ouverture béante du caveau. Les Vampires, après avoir expulsé leurs ennemis, poursuivaient leur victoire.

Robert Darvel, qui s'était promptement jeté à plat ventre, ne fut pas touché. Zarouk n'eut qu'une légère blessure à la jambe ; mais Georges atteint à la tempe s'affaissa, grièvement blessé.

À cette minute même, les efforts de Pitcher achevaient de détacher les quelques pierres qui retenaient encore le bloc vacillant : arraché de son alvéole il s'abîma avec un bruit de tonnerre, obstruant de sa masse l'entrée du caveau, soulevant un épais nuage de poussière.

Robert Darvel s'était élancé vers le corps inanimé de Georges.

– Mon frère ! Mon cher Georges ! répétait-il éperdu.

Pitcher et Zarouk l'aidèrent à transporter le blessé sous l'ombrage d'un caroubier ; il ne donnait plus signe de vie. Accablé par ce dernier malheur, Robert faisait peine à voir ; il embrassait son frère en pleurant, il prononçait des mots sans suite. Pitcher craignait un instant que sa raison ne succombât à ce terrible choc.

– Allons…, dit-il rudement, du courage et surtout du sang-froid ! Les lamentations ne mènent à rien, il faut agir. La blessure ne me paraît pas aussi grave que je le croyais tout d'abord ; mais le plus urgent est de s'occuper de Georges. Il y a une source à cent mètres d'ici, nous allons l'y transporter. L'eau fraîche le fera revenir à lui… Pourtant, je ne voudrais pas perdre de vue ces sanglants coquins de Vampires !… Il ne faut pas qu'ils profitent de notre absence pour enlever la barricade qui les tient prisonniers !…

Après une rapide délibération, il fut convenu que Zarouk resterait en sentinelle en face des ruines, Georges fut étendu sur un brancard de feuillage improvisé en hâte ; Pitcher et Robert Darvel en prirent chacun une extrémité et se dirigèrent vers la source.

Ils marchaient lentement, accablés par la lourde chaleur de l'orage, imminent depuis le matin, autant que par la fatigue ; une fade odeur montait de la terre, et les feuillages immobiles s'inclinaient tristement comme défaillant eux-mêmes sous la dévorante chaleur d'un ciel chauffé à blanc.

Tout à coup, le nuage creva dans un faisceau d'éclairs, l'averse tombait avec une violence dont nos climats tempérés ne peuvent donner une idée. La pluie coulait en jets continus, creusant des trous dans le sol, déracinant les plantes, déchaussant les arbres, emportant les pierres et le bois mort en de rapides cataractes subitement grossies.

Trempés en quelques minutes de la tête aux pieds, Ralph et Robert durent faire halte, se mettre à l'abri sous le couvert d'un grand arbre.

Mais la fraîcheur de cette pluie diluvienne avait été favorable au blessé, il ouvrit les yeux, poussa un profond soupir et se dressa sur son séant.

Pitcher se réjouissait de le voir sorti de son évanouissement plus aisément qu'il ne l'aurait pensé, lorsque Zarouk apparut entre les arbres, la face bouleversée, ruisselant d'eau.

Pitcher pressentit quelque catastrophe nouvelle.

– Vite ! criait le Noir d'une voix étranglée, il faut venir, le feu… le feu dans les ruines !

– Tu déraisonnes, répliqua Pitcher, comment veux-tu que le feu ait pris dans les ruines par cette pluie ?

– N'importe ! dit Robert, courons-y, je crains de trop bien comprendre !…

Les deux amis s'élancèrent à la suite du Noir, enjambant les ruisseaux et sautant les flaques.

Robert ne s'était pas trompé quand il fut arrivé en face des ruines, des tourbillons d'une fumée nauséabonde s'échappaient par toutes les fissures de l'antique bâtiment.

– Miss Alberte, dans cette fournaise, bégaya Robert, pâle de saisissement…

– Et j'ai muré la seule entrée ! s'écria Pitcher avec désespoir.

Sans un mot, tous trois se mirent à l'œuvre, déplaçant les blocs avec une sorte de rage, s'égratignant les ongles jusqu'au sang aux aspérités de la pierre.

– Quelle malheureuse inspiration vous avez eue, mon pauvre ami ! ne put s'empêcher de dire l'ingénieur.

Pitcher ne répondit pas ; mais il continua à se frayer un chemin dans les décombres, avec une silencieuse fureur. Il déplaçait des pans de maçonnerie presque aussi gros que lui, ses bras étaient rouges de sang et de boue jusqu'au coude.

Bientôt, une ouverture suffisante pour livrer passage à un homme fut pratiquée, en même temps un nuage de fumée se rabattait sur les travailleurs par cette nouvelle issue.

Pitcher avait déjà passé la tête dans l'ouverture, Robert Darvel l'en arracha violemment.

– C'est moi qui sauverai ma fiancée ! dit-il rudement et, sans qu'il fût possible de l'en empêcher, il se glissa dans le trou noir.

– Il court à une mort certaine ! grommela Pitcher. Il est brisé de fatigue, à peine convalescent. Il eût été bien plus logique que ce soit moi qui tente l'aventure.

Mais tout en parlant il s'était glissé à son tour dans le trou.

Zarouk ne se sentit pas la force de les suivre dans la fournaise ; mais il continua à travailler de toutes ses forces à agrandir l'ouverture.

Quelques minutes s'écoulèrent, l'abîme soufflait toujours des tourbillons de fumée mêlée d'étincelles, les deux courageux sauveteurs ne reparaissaient pas.

Zarouk passait pour ainsi dire par toutes les gammes de l'angoisse, enfin il lui sembla entendre appeler à l'aide dans le souterrain.

Cette fois, le dévouement l'emporta sur la peur, il s'élança à son tour dans la fumée. Il avait à peine fait quelques pas qu'il heurta Robert dans les ténèbres.

– Vite, murmura l'ingénieur d'une voix mourante, je porte miss Alberte, prends-la, sauve-la !…

Le Noir reçut dans ses bras le corps inerte de la jeune fille et la porta au-dehors, il la déposa sur le sol ; puis courageusement il retourna chercher Robert.

Il eut grand-peine à le trouver : pendant ce court laps de temps, l'ingénieur à bout de forces s'était évanoui ; enfin il le découvrit en tâtonnant et le déposa auprès de miss Alberte.

Robert, heureusement, revint tout de suite à lui dès qu'il se trouva au grand air rafraîchi l'orage finissant.

– Alberte est sauvée ! ce furent ses premières paroles.

Puis n'apercevant pas le naturaliste :

– Et Pitcher ? Où est Pitcher ?

– Présent ! répondit une voix enrouée.

Et Pitcher, noir de suie et de fumée, s'élança à son tour du trou en toussant et en éternuant avec fracas.

– Est-elle vivante ? demanda le naturaliste avec angoisse.

– Oui, murmura Robert, anxieusement penché vers le visage de la jeune fille, elle respire encore, mais si faiblement !

– Nous n'avons qu'une chose à faire, c'est de la transporter près de la source où se trouve déjà votre frère.

« Je lui baignerai les tempes dans l'eau fraîche en attendant que l'un de nous aille chercher du secours à la villa.

Il souleva miss Alberte entre ses bras robustes et se mit en marche aussi allègrement que s'il n'eût été chargé d'aucun fardeau.

Mais tout à coup il s'arrêta, comme quelqu'un qui se souvient d'avoir oublié quelque chose d'important.

– Zarouk, dit-il avec son flegme habituel, tu vas me faire le plaisir de rester là et de ne pas t'en aller avant que ce trou soit hermétiquement et solidement bouché. C'est une précaution indispensable, si tu ne veux plus être tourmenté par les Vampires.

Zarouk ne se le fit pas dire deux fois ; il se remit à la besogne avec une ardeur que doublait l'espoir d'enfermer les monstres dans leur tanière et d'être à tout jamais délivré d'eux.

En arrivant près de la source où ils avaient laissé Georges, Robert et son ami, qui portait miss Alberte toujours évanouie, eurent la surprise de trouver le blessé presque remis : il était debout, adossé au tronc de l'arbre et avait lui-même bandé sa blessure avec son mouchoir.

Il s'avançait à la rencontre de Pitcher, lorsque les sons d'une trompe d'automobile retentirent à peu de distance.

– Frymcock ! s'écria Georges, c'est Frymcock, il a eu la bonne idée de faire le grand tour par la route forestière pour venir nous rejoindre avec l'auto… je cours lui dire de ne pas aller plus loin.

Pendant que le jeune homme s'élançait à travers bois pour gagner la route, miss Alberte était déposée sur le talus couvert d'une mousse épaisse. Ses amis eurent le bonheur de la voir revenir à elle, grâce à de larges affusions d'eau fraîche. Son premier regard rencontra celui de Robert, un faible sourire se dessina sur ses lèvres pâlies, et elle referma les yeux ; mais son visage avait repris son frais incarnat, son pouls battait régulièrement, elle était sauvée.

Elle fut promptement installée dans l'auto, qui reprit à une allure modérée le chemin de la villa ; elle était encore hors d'état de prononcer un mot, mais elle avait pris une des mains de Robert dans les siennes, et lui faisait comprendre, par une douce pression, tout le bonheur qu'elle éprouvait de se trouver saine et sauve à ses côtés.

Quant au lord cuisinier, qui tenait le volant de direction avec toute la maestria d'un chauffeur consommé, il brûlait de questionner Pitcher. Sa face de clown mélancolique exprimait la plus vive curiosité ; mais Pitcher, lui fit comprendre, d'un geste expressif, qu'aucune parole oiseuse ne devait troubler le repos de la jeune fille, dont la moindre imprudence eût pu compromettre le rétablissement.

L'événement donna raison à Pitcher.

Miss Alberte, après cette terrible secousse, se trouvait tellement affaiblie, tellement déprimée, qu'au moment où l'auto stoppait en face du perron de la villa, elle perdit de nouveau connaissance.

Robert l'avait saisie dans ses bras, et il voulut la transporter lui-même dans sa chambre.

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