IV L'INVISIBLE

Georges Darvel s'était éveillé dans d'excellentes dispositions. On eût dit que la nuit avait passé son éponge de ténèbres sur tous ses doutes, ses hésitations et ses découragements.

Son cerveau reposé bénéficiait de cette lucidité, de cette netteté dans les idées qui constitue la santé intellectuelle.

Il se sentait, lui aussi, capable d'ajouter au trésor des découvertes, de montrer qu'il était le frère du génial explorateur du ciel, aussi bien par l'intellect que par le sang et la chair.

En réfléchissant à cette large sécurité matérielle, à cette facilité de travailler qui lui étaient désormais assurées par la générosité de miss Alberte, il se sentait pénétré d'une profonde reconnaissance. Il se jura à lui-même de se montrer digne de l'heureuse fortune qui lui était échue.

Ce fut dans cet état d'esprit que, de très bonne heure, il monta au laboratoire ; il y trouva le capitaine Wad, déjà au travail en compagnie de Zarouk.

Le Noir semblait avoir complètement oublié sa terreur de la veille et il salua le jeune homme, dès le seuil, avec les formules emphatiques de la politesse orientale.

Tout en faisant subir à Georges une sorte d'examen à bâtons rompus sur ses connaissances pratiques en physique, en chimie et surtout en radiographie et en cosmographie, le capitaine se laissa aller à certaines confidences.

En essayant de retrouver le secret de Robert Darvel, il avait fait de curieuses trouvailles ; c'était là en grande partie une des raisons pour lesquelles leur expédition interplanétaire n'était pas encore prête.

Georges travailla tout ce jour-là avec acharnement, avec enthousiasme ; les trois savants étaient étonnés de la lucidité de ses aperçus, de la clarté avec laquelle il résumait les questions les plus ardues.

En même temps, il se révélait comme un expérimentateur plein d'adresse et d'acquit, très au courant de la pratique des laboratoires, sans laquelle il n'est pas de savant véritablement complet.

Ce jour-là, il y eut une terrible recrudescence de chaleur, l'air était embrasé, suffocant, et il fallut faire largement usage des ventilateurs à air liquide pour obtenir une atmosphère supportable.

C'est vers le milieu de cette après-midi que se produisit un des plus étranges phénomènes qu'il ait été donné à la science d'enregistrer.

Le capitaine Wad était alors occupé à expliquer à Georges une de ses découvertes.

– Vous voyez, lui disait-il, cette cuve de verre. Le liquide qu'elle contient est doué de la propriété de rendre visibles à nos yeux certains rayons obscurs lorsqu'il en est traversé ; par exemple, il permet de percevoir très nettement les rayons X…

Le capitaine fut brusquement interrompu dans sa démonstration.

Zarouk, qui se trouvait placé en ce moment derrière Georges Darvel, venait de pousser un cri terrible.

– Le djinn ! Le djinn ! balbutiait-il d'une voix rauque.

Et d'un geste d'épouvante, il montrait la cuve de verre, dont le contenu limpide paraissait agité d'une sorte de remous.

Georges remarqua que son visage était redevenu de ce gris livide, qu'il avait eu déjà l'occasion d'observer la veille et qui exprime le comble de la terreur chez les gens de sa race.

Les quatre savants se regardèrent avec stupeur.

Le Noir s'était reculé le plus possible ; ses cheveux crépus se hérissaient sur son crâne en mèches tirebouchonnées ; ses yeux sans regard se révulsaient, semblaient vouloir s'arracher de leurs orbites, on les eût dit montés sur des pédoncules mobiles comme ceux de certains crustacés.

– Maître ! Maître ! murmura-t-il les lèvres blanches.

– Mais qu'as-tu donc, imbécile ? s'écria Ralph Pitcher. Parle donc !

« Est-ce que tu deviens fou ?

Mais le Noir demeurait comme pétrifié, la langue collée au palais par une terreur surhumaine, bafouillant des mots sans suite.

– Explique-toi donc ! reprit le naturaliste, plus doucement.

« Dis-moi ce qui t'effraye tant ?

« Je t'ai pourtant déjà fait comprendre que l'on ne doit jamais avoir peur…

Zarouk secoua la tête en signe de dénégation, avec une énergie désespérée.

Ses jambes flageolaient sous lui et, petit à petit, comme repoussé, par une puissance inconnue, le Noir continuait à s'éloigner à reculons, toujours plus loin du cristal, étincelant à ce moment de tous les feux du soleil.

– Il est halluciné, ma parole ! grommela l'ingénieur Bolenski en haussant les épaules d'un mouvement plein de nervosité.

Disons-le, la patience n'était pas la qualité dominante du Polonais.

– Silence, donc ! lui dit Ralph Pitcher en lui étreignant les bras avec force.

Le naturaliste était en proie à la plus vive émotion.

– Qui sait, ajouta-t-il en baissant la voix, si cet aveugle si étrangement organisé n'a pas vu, lui, un être, que nos prunelles qu'impressionne la grosse lumière du jour ne sont pas assez délicates pour apercevoir ?

« Je l'ai souvent pensé ; puisqu'il y a des rayons X, pourquoi n'y aurait-il pas des êtres X, des invisibles ?

« L'hypothèse est hardie, mais défendable…

Le capitaine Wad n'en entendit pas davantage. Il se précipita vers un appareil optique de son invention qui se trouvait en ce moment braqué vers la cuve de verre et qui avait été spécialement construit pour l'étude des rayons X.

Le tain des miroirs formé de plusieurs couches superposées était vibratile comme s'il eût été formé de cellules nerveuses, et il était complété par un système d'écrans enduits de substances plus sensibles aux rayons lumineux que celle des plus délicats appareils photographiques.

– Si c'était possible, balbutia Ralph Pitcher.

– Nous allons le voir, dit le capitaine d'une voix tremblante d'émotion.

Et d'un geste, il appuya sur un bouton électrique.

Instantanément, l'obscurité se fit, complète, sur les cinq côtés de la vaste cage de verre, qui formait le laboratoire aérien.

L'œil collé à l'objectif de l'appareil, le capitaine regarda.

Mais, malgré sa passion de chercheur, malgré la satisfaction qu'il éprouvait de voir réalisée une des hypothèses scientifiques les plus hardies, il recula d'épouvante lui-même, le corps agité d'un tremblement, le cœur glacé d'effroi.

Ralph Pitcher, qui regarda aussitôt après lui, ne montra pas plus de sang-froid, il bondit en arrière avec autant de précipitation que s'il eût marché sur la queue d'un reptile.

À ce moment, une voix cristalline fit résonner le téléphone haut-parleur :

– C'est moi, Chérifa.

– Que veux-tu, mon enfant ? répondit le capitaine d'une voix étranglée.

« C'est que nous sommes occupés, très occupés…

Le capitaine était à un de ces instants palpitants où un savant ne voit rien, n'écoute rien.

– C'est Mr. Frymcock qui veut vous parler, reprit l'enfant.

– Je me moque pas mal de Frymcock ! répliqua t-il avec colère. Je n'ai pas le temps de parler cuisine…

« Qu'il vienne plus tard, il m'ennuie ! Qu'il attende !

« Plus tard…

Et, sans attendre la réponse de Chérifa, le capitaine interrompit brusquement la communication.

Pendant que ce bref dialogue s'échangeait, Georges Darvel s'était à son tour approché de l'objectif.

Voici ce qu'il aperçut et il s'expliqua alors l'horreur dont avaient été saisis le capitaine Wad et le naturaliste.

Dans le liquide phosphorescent de la cuve, un être monstrueux se tenait immobile, comme une pieuvre tapie dans sa caverne ou comme une prunelle géante au fond de son orbite.

C'était une masse grisâtre, à peine estompée dans les ténèbres par une légère phosphorescence. Les yeux étaient larges et sans prunelles, pas d'oreilles, pas de nez, seulement une bouche petite et très rouge.

– Au diable, l'importun ! s'écria le capitaine ; on ne peut pas avoir un instant de tranquillité !

Cette tête au front proéminant était grosse, environ trois fois comme une tête humaine.

Le corps manquait ; seulement à la base de cette monade gélatineuse grouillaient des paquets de pattes, de mains ou de suçoirs, on ne savait au juste.

D'ailleurs, cette créature de cauchemar semblait indifférente à la présence de ceux qui l'entouraient ; sans doute elle n'avait pas conscience de leur existence.

Après un instinctif mouvement de recul, Georges eut le courage de regarder le monstre une seconde fois ; alors il distingua à droite et à gauche de la tête deux chiffons d'un blanc sale qui devaient être des ailes repliées et qui faisaient penser à un hideux papillon que l'on eût arraché de son cocon avant le terme fixé par la nature.

Georges eut un frisson de dégoût et d'horreur en pensant que c'était sans doute cette larve terrifiante qui avait frôlé l'aveugle Zarouk dans la forêt d'Aïn-Draham et qu'il avait prise pour un djinn.

Ce fut Ralph Pitcher qui prit la place du jeune homme en face de l'objectif.

Haletant, la sueur au front, le naturaliste était partagé entre une joie délirante et une surhumaine répulsion, il ne pouvait maintenant détacher ses regards du monstre dont la vue, pour ainsi dire, l'hypnotisait.

Mais en même temps il éprouvait une amère déception.

Étaient-ce donc là ces invisibles, ces êtres X dont il avait tant rêvé, qu'il s'était représenté gracieux comme des elfes et des ondins, d'une beauté vaporeuse et mystique.

Il se sentait envahi d'une nausée.

C'était donc ces repoussantes créatures, ces abominables microbes à face de démons, qui hantaient les profondeurs du ciel et de la mer, sans que l'homme pût jamais les apercevoir.

Les quatre savants avaient eu la même pensée ils demeuraient silencieux, dans les ténèbres qu'éclairaient à peine la pâle fluorescence de la cuve de verre. Ils en arrivaient presque à regretter d'avoir soulevé un coin du voile qui nous cache le mystère des choses.

Seul, Bolenski cherchait, sans réussir à le trouver, le moyen de capturer l'étrange apparition.

Tout à coup, on frappa discrètement à la porte. On frappa de nouveau.

– Qui est là ? demanda Ralph Pitcher.

– C'est Mr. Frymcock, répondit Zarouk d'une voix craintive.

– Eh bien, dépêche-toi de lui ouvrir que nous sachions ce qu'il veut. Je vais m'en débarrasser rapidement.

Tout en donnant cet ordre, Pitcher avait pressé le contact électrique, les rideaux de feutre rentrèrent dans leurs alvéoles ; instantanément, des flots de lumière succédèrent aux ténèbres, la clarté pénétrait, aveuglante, de tous les côtés à la fois.

D'un même mouvement, tous les témoins de cette scène s'étaient tournés du côté de la cuve de verre.

Maintenant, elle n'offrait plus qu'un liquide d'une limpidité parfaite, où les rayons du soleil semblaient faire danser des poignées d'opales et de diamants…

Cependant, master Frymcock, très correct dans un complet de couleur kaki, était entré et s'était avancé jusqu'au milieu du laboratoire, un sourire condescendant égayait sa longue face de clown mélancolique.

– Gentlemen, dit-il courtoisement, excusez-moi de troubler vos savantes expériences ; mais j'ai cru devoir vous prévenir que miss Alberte ne rentrera qu'assez tard cette nuit, au lieu de revenir ce soir comme elle l'espérait.

« Je viens de recevoir une dépêche de Malte, miss Alberte n'a pas eu le temps de téléphoner elle-même.

Tout en parlant, le lord cuisinier s'était insouciamment avancé jusqu'auprès de la cuve de verre ; il avait eu le geste distrait d'élever la main droite au-dessus du liquide limpide pour y mirer les bagues dont elle était chargée…

– N'approchez pas !… rugit le Polonais. Éloignez-vous au nom du ciel ! Vous ne savez pas !… Vous ne pouvez pas savoir !…

L'avertissement venait trop tard ; la main et le poignet de Mr. Frymcock venaient d'être brutalement attirés par l'horrible monstre et plongeaient maintenant dans le liquide.

Les yeux agrandis par l'épouvante, le malheureux se débattit un instant appelant au secours d'une voix rauque ; mais sa main demeurait captive et déjà le liquide se teignait d'une buée sanglante.

Le visage tout à coup était devenu livide ; les yeux exprimaient une terreur proche de la démence.

Le premier moment de stupeur passé, Georges et Bolenski se précipitèrent ; non sans de vigoureux efforts, ils parvinrent à arracher la victime à l'horrible étreinte.

Presque aussitôt, l'eau de la cuve bouillonna, des gouttes sautèrent dans un flic-flac d'éclaboussement, une masse à peine distincte comme pourrait être l'ombre d'un flocon de fumée traversa le laboratoire et disparut par la trappe ouverte au sommet du plafond de verre.

Avec une promptitude dont tout le monde apprécia l'opportunité, Zarouk s'était élancé et avait pressé le contact qui commandait la fermeture de la trappe.

Ce fut un soulagement général, les poitrines se dilatèrent dans un soupir de délivrance.

– Enfin il est parti ! s'écria joyeusement Pitcher.

– Nous commettons là une sottise, répliqua l'ingénieur Bolenski, suivant toujours sa première idée ; nous aurions dû nous en emparer. C'était là une occasion unique ! Nous nous repentirons de n'en avoir pas profité.

– C'est possible, murmura le capitaine Wad, nous avons manqué de sang-froid, et vous tout le premier ; mais il est inutile de récriminer sur ce qui est passé.

« Voyons plutôt à secourir ce pauvre Frymcock, qui me paraît en fort piteux état.

Tous deux s'approchèrent du lord cuisinier auquel Georges Darvel et Pitcher faisaient respirer des sels, et qui se remettait peu à peu de la terrible secousse qu'il venait d'éprouver.

Ils remarquèrent alors avec surprise que la main et le poignet du malade étaient couverts de petites plaies rouges toutes placées sur le trajet des veines.

– Si l'on ne fût venu à son secours, Frymcock eût été saigné tout vivant, comme s'il fût tombé entre les tentacules d'une pieuvre.

– Eh bien ! cela va-t-il un peu mieux ? demanda Georges.

– Well, sir, murmura le cuisinier en poussant un soupir, cela va tout à fait bien…

Puis il ajouta d'un ton pensif :

– Voilà pourtant un animal dont je n'ai pas goûté…

– Bah, dit Ralph Pitcher en riant, le sentiment de l'art culinaire lui revient, il est sauvé. J'avais craint un moment que la peur ne l'eût rendu fou, je suis enchanté de voir qu'il n'en est rien.

– Soyez tranquille, Mr. Frymcock, si jamais vous capturez un de ces monstres, nous vous permettrons de l'accommoder à telle sauce qu'il vous plaira, quoique, pour mon compte personnel, je n'aie nulle envie de manger de cette bête répugnante.

Pendant que ces propos s'échangeaient, le capitaine avait lavé les plaies avec un antiseptique énergique et avait pansé sommairement la main et le poignet du blessé.

Comme on peut le supposer, une fois que le lord cuisinier se fut retiré, personne ne songea à continuer les travaux commencés, tous étaient encore sous le coup de l'extraordinaire impression qu'ils avaient eue.

Leur première terreur dissipée, le zèle scientifique les reprenait et ils déploraient amèrement – comme Bolenski l'avait prévu – de n'avoir pu s'emparer d'un être jusqu'alors inclassé dans la faune terrestre.

Ils interrogèrent Zarouk, mais le Noir, mal remis de ses transes, ne put leur fournir que d'obscures et vagues réponses, il demeurait persuadé qu'il avait eu affaire aux mauvais génies des légendes orientales.

Le capitaine Wad en venait à penser qu'il pouvait y avoir un fond de vérité dans tous ces contes les fées, les kobolds et les follets du folklore, ces êtres fantastiques que l'on retrouve dans les traditions de tous les peuples, n'étaient peut-être qu'une race invisible qui avait jusqu'alors échappé aux investigations de la science.

Il n'était pas absurde d'admettre que certains organismes eussent la même propriété que certains rayons lumineux et fussent invisibles à nos yeux.

Il fallait alors admettre que les prunelles de Zarouk, protégées par sa cécité même contre les brutalités de la lumière possédaient une exquise sensibilité, étaient tout de suite impressionnées par des radiances que des appareils compliqués arrivaient à peine à nous révéler.

Mais cette fois, ces hypothèses étaient étayées par un fait, un fait indéniable qui s'était passé en présence de témoins sérieux et avait laissé des traces matérielles.

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