III

Après beaucoup d’allées et venues et maints coups de téléphone agrémentés de jurons, on tenait séance de nuit dans le bureau de Kelly. Celui-ci était débordé d’ouvrage et la guigne le poursuivait. Il avait réussi à faire venir Danny Ward de New York, avait préparé un combat de boxe entre lui et Billy Carthey, voilà de cela trois semaines, et, depuis deux jours qu’on en cachait soigneusement la nouvelle aux rédacteurs sportifs, Carthey gardait le lit, gravement blessé. Et personne pour prendre sa place ! Kelly avait brûlé tous les fils télégraphiques de l’est du pays à la recherche de tous les poids légers possibles, mais sans succès : tous étaient liés par des contrats.

Or, maintenant l’espoir renaissait, un faible espoir…

– Tu en as un sacré toupet ! dit Kelly à Rivera, qui venait de lui exposer son cas.

Une lueur haineuse couvait dans l’œil de celui-ci, mais ses traits restaient impassibles :

– Je peux battre Ward, se borna-t-il à dire.

– Qu’en sais-tu ? L’as-tu seulement jamais vu à l’œuvre ?

Rivera fit non de la tête :

– Il pourrait t’assommer d’une main et les yeux fermés !

Rivera haussa les épaules :

– C’est là toute ta réponse ? lui jeta brutalement le promoteur de rencontres sportives.

– Je te répète que je puis le battre !

– Serais-tu seulement capable de te mesurer avec un autre ? demanda Michel Kelly.

Michel, frère du promoteur, tenait la salle de jeux de Yellowstone et empochait des sommes rondelettes sur les paris des combats de boxe. Rivera se contenta de lui décocher un sourire chargé de dédain.

Le secrétaire de Kelly, jeune homme d’allure nettement sportive, ricana ostensiblement :

– Eh bien, fit Kelly rompant le silence hostile, tu connais Roberts. Il devrait être ici, je l’ai fait demander. Assieds-toi et attends, mais ne te fais pas d’illusion : tu n’a pas la moindre chance contre lui. Je ne puis offrir à mon public un match de quatre sous. Les places de premier rang se vendent à quinze dollars pièce, tu le sais.

Roberts arriva, dans un léger état d’ébriété. C’était un grand diable, maigre et osseux, désarticulé tel un pantin, à la démarche traînarde comme son parler nasillard et lent.

– Dis-moi, Roberts, tu te targues d’avoir découvert ce petit Mexicain. Tu sais que Carthey s’est cassé le bras. Et voilà cet avorton de jaune qui a l’aplomb de s’offrir pour remplacer Carthey. Qu’en dis-tu ?

– Ça colle, Kelly, fit la voix pâteuse. Il sait se battre.

– Tu vas sans doute me dire tout à l’heure qu’il est à même de rosser Ward ? s’exclama Kelly d’un ton goguenard.

Roberts prit son temps et, tel un juge rendant un arrêt, répondit :

– Non, je n’irai pas jusque-là. Je place Ward en haut de l’échelle. C’est, sur le ring, l’as des as. Mais il ne pourrait réduire ce garçon-là en chair à pâté en un clin d’œil. Je connais Rivera comme personne. Je n’ai découvert aucun point faible en lui. Il y va des deux poings, et vous envoie mordre la poussière de n’importe quel angle.

– Bon. Mais de quoi est-il capable ? Tu as entraîné et formé des boxeurs toute ta vie, je te tire mon chapeau pour ton jugement. Ton gringalet peut-il en donner au public pour son argent ?

– Pour sûr. Je dis plus : il donnera diablement du fil à retordre à Ward. Tu ne connais pas ce garçon-là. Moi je l’ai découvert, je sais à quoi m’en tenir. Il n’a pas une faille. C’est un vrai démon entre les cordes avec son talent d’amateur, il en bouchera un coin à Ward et à vous tous. Je ne prétends pas qu’il lui flanquera une pile, mais il se comportera avec une telle maîtrise que vous reconnaîtrez tous déjà en lui un futur champion.

– C’est bien, fit Kelly.

Il se tourna vers son secrétaire :

– Téléphone à Ward de venir. Je l’ai prévenu de se tenir prêt si j’avais à le demander. Il est au Yellowstone, à se pavaner devant la foule.

Kelly se retourna vers l’entraîneur :

– Veux-tu boire un coup ?

Roberts sirota son cocktail et devint expansif :

– Je ne vous ai jamais raconté comment j’ai découvert ce petit croquant. Il est venu montrer son nez à mon établissement il y a deux ans. Je mettais Prayne en forme pour son combat avec Delaney. Prayne est brutal, comme vous savez : il n’a pas pour deux sous de pitié. À l’entraînement, il malmenait ses partenaires avec une telle cruauté que je ne pouvais plus trouver personne pour travailler avec lui. J’avais remarqué ce petit crève-la-faim de Mexicain qui rôdait toujours autour de nous. En désespoir de cause, je l’empoigne, je lui colle une paire de gants, et je lui ordonne d’y aller. Il avait le cuir plus dur qu’une peau de sanglier, mais il était faible et ignorait les premiers rudiments de la boxe. Prayne l’a pour ainsi dire déchiqueté. Mais le myrmidon a tenu le coup pendant deux rounds, puis s’est évanoui de faim, voilà tout. Mais dans quel état ! Tu ne l’aurais pas reconnu. Je lui ai donné un demi-dollar et un bon repas. J’aurais voulu que tu le voies s’empiffrer : depuis deux jours, il n’avait rien eu à se mettre sous la dent. Bon ! me dis-je, on ne le reverra plus ! Mais voilà que, le lendemain, il reparaît, tout endolori, pouvant à peine remuer, mais prêt pour un autre demi-dollar et la croûte. Et, avec le temps, il a fait des progrès. Il est né batailleur et il est coriace. Il encaisse, c’est à ne pas croire. À la place du cœur, il a un morceau de glace. Il n’a pas prononcé onze mots de suite depuis que je le connais. Celui-là s’entend à la besogne !

– Oui, je l’ai vu, dit le secrétaire. Il en a abattu pas mal pour toi.

– Tous les meilleurs de mes élèves se sont essayés sur lui, poursuivit Roberts, et il a retenu quelque chose de ces rencontres. J’en connais qu’il aurait pu rosser, mais cela ne lui disait rien. Il avait l’air d’y aller avec répugnance comme si on l’y forçait.

– Il s’est battu dans les petits clubs, ces derniers mois ? demanda Kelly.

– Pour sûr, je ne sais pas ce qu’il lui a pris, mais tout d’un coup il a mis du cœur à l’ouvrage et a rossé tous les petits gars de la région. Il avait besoin d’argent, sans doute, et il en gagne pas mal, bien qu’à sa mise, on ne le croirait guère ! C’est un drôle de pistolet : personne ne sait ce qu’il fait, personne ne connaît l’emploi de son temps. Même quand il est à l’entraînement, il disparaît pendant la majeure partie de la journée dès qu’il a fini son travail. Parfois, on ne le voit plus de plusieurs semaines. Inutile de lui donner de conseil : il n’en fait qu’à sa tête. Il rapportera une fortune à celui qui se chargera de le dresser, mais il ne veut pas entendre parler d’un manager. Et Dieu sait comme il joue serré dès qu’il s’agit de toucher la galette ! Tu vas voir cela quand on débattra les conditions !

À ce moment de la conversation, Danny Ward, toute condescendance et amabilité, en conquérant habitué aux hommages et auquel rien ne résiste, fit une entrée sensationnelle, accompagné de son manager et de son entraîneur. Il distribua à la ronde les poignées de main, les bons mots, les salutations, une plaisanterie par-ci, une répartie par-là, avec un sourire pour chacun. C’était un genre qu’il se donnait. Excellent comédien, Ward avait découvert que la franche jovialité procurait un atout précieux dans le petit jeu qui consiste à faire son chemin dans le monde. Mais au fond, il était combatif, calme, résolu et pratique. Le reste était un masque. Ceux qui le connaissaient ou avaient affaire à lui disaient que si on en venait à parler chiffres, il redevenait aussitôt « Danny-rubis-sur-l’ongle ». Il assistait à toutes les discussions d’affaires, et certains prétendaient que son manager n’était qu’un paravent n’ayant pour toute fonction que de servir de porte-parole à Danny.

Rivera était d’une autre pâte. Il avait dans les veines un mélange de sang indien et espagnol. Il se tenait à l’écart dans un coin, silencieux, immobile, se bornant à promener d’un visage à l’autre un œil noir qui enregistrait tout.

– Ah ! Voilà le gars ! fit Danny, en jetant sur son futur adversaire un regard appréciateur. Comment cela va-t-il, mon vieux ?

Les prunelles de Rivera flamboyaient de haine et il ne daigna pas répondre à ce cordial accueil. Il détestait tous les gringos et avec une soudaineté qui, même chez lui, était rare, il ressentit pour celui-ci une aversion instinctive.

– Bigre ! s’exclama facétieusement Danny en s’adressant au promoteur. Tu ne t’attends tout de même pas à ce que je me batte avec un sourd-muet !

Quand le rire que provoqua cette saillie se fut éteint, il en lança une autre :

– Los Angeles doit manquer d’athlètes, si c’est là tout ce que tu as pu dénicher ? Dans quel jardin d’enfants as-tu ramassé ce gamin ?

– C’est un bon petit gars, Danny, crois-m’en, fit Roberts, pour défendre son protégé. Et il n’est pas si facile à manier qu’il paraît.

– Et la moitié de la salle est déjà louée, ajouta Kelly ; il te faut l’accepter, Danny, nous n’avons personne de mieux à t’offrir.

Danny accorda à Rivera un nouveau coup d’œil indifférent, rien moins que flatteur, et soupira :

– Va falloir y aller doucement avec lui. Pourvu au moins qu’il ne me claque pas sous la main !

Roberts ricana.

– Tu feras bien de prendre garde, je t’en préviens. Méfie-toi d’un novice tout à fait capable de placer sournoisement un coup heureux.

– J’aurai l’œil, j’aurai l’œil, tranquillise-toi, riposta Danny avec un sourire. Je prendrai sa mesure dès le début et je le ferai durer jusqu’au bout pour amuser le bon public. Que dis-tu de quinze reprises, Kelly ?… et, après, le swing qui le mettra knock-out.

– Ça colle, du moment que tu t’arranges pour que ça ait l’air sérieux.

– Et maintenant, parlons affaires. Danny s’interrompit pour réfléchir et calculer : Bien entendu, 65 % des recettes d’entrée, comme avec Carthey. Mais la répartition, devra être différente : quatre-vingts pour moi, ça ira… Tu acceptes ? demanda-t-il à son manager.

Celui-ci fit un signe affirmatif.

– Hé, là-bas. Tu as saisi ? demanda Kelly au Mexicain.

Rivera secoua la tête négativement.

– Eh bien, voilà ! exposa Kelly ; la bourse sera de soixante-cinq pour cent des recettes d’entrée. Tu es un illustre inconnu. Toi et Danny vous vous partagez, 20 % pour toi et 80 % pour Danny. C’est équitable, n’est-ce pas, Roberts ?

– Très équitable, admit Roberts. Tu comprends petit, tu n’es pas encore célèbre.

– Que représente soixante-cinq pour cent des recettes d’entrée ? demanda Rivera.

– Cinq mille dollars environ, peut-être davantage, cela peut aller jusqu’à huit mille, interrompit Danny. Ta part pourra se monter à plus de mille dollars, peut-être quinze cents. Pas mal, hein, pour se faire flanquer une pile par un type de ma réputation.

Alors, Rivera les stupéfia tous.

– Le gagnant ramasse tout, trancha-t-il d’un ton décisif.

Il y eut un silence mortel :

– C’est comme qui dirait un bébé qui lâche son bonbon ! s’exclama ironiquement le manager de Danny.

Mais celui-ci secoua la tête :

– Je suis trop vieux à ce jeu-là, expliqua-t-il. Je ne veux rien insinuer contre l’arbitre ou la présente compagnie, ni médire des bookmakers ou des coups fortunés, qui ne sont pas toujours le résultat du hasard. Mais ce que je dis, c’est qu’un boxeur de ma classe ne se paye pas de cette monnaie-là. Je joue franc et à coup sûr. On ne sait jamais. Je pourrais me casser le bras, ou on pourrait me droguer, qui sait ? Non, conclut-il, gagnant ou perdant, c’est du quatre-vingts pour moi !

Qu’est-ce que tu dis de ça, toi, le Mexicain ?

Rivera fit un nouveau signe de tête négatif.

Danny eut une explosion de colère. Il y allait de sa poche, à présent :

– Quoi ! sale petit pouilleux ! J’ai bien envie de te démolir le portrait dès maintenant !

Roberts interposa son corps insolent entre les adversaires.

– Le gagnant prend tout ! répéta Rivera avec obstination.

– Pourquoi t’entêtes-tu ainsi ? demanda Danny ?

– Je peux te battre, riposta l’autre.

Danny fit mine de retirer sa veste. Mais, son manager le savait pertinemment, ce geste était pour la galerie. La veste ne quitta pas ses épaules et Danny se laissa calmer par le groupe d’hommes qui d’ailleurs, sympathisaient avec lui. Rivera, seul, leur tenait tête.

– Voyons ! petit niais, fit à son tour Kelly, réfléchis : aux yeux du public, tu représentes un zéro. Nous connaissons tes prouesses de ces derniers mois. Tu as roulé de petits boxeurs locaux. Mais Danny est d’une autre trempe. Son prochain combat après celui-ci sera pour le championnat. Toi, tu es un inconnu. Personne n’a jamais entendu parler de toi en dehors de Los Angeles, et encore !

– On en parlera… après cette rencontre, répondit Rivera avec un haussement d’épaules.

– Crois-tu une seconde que tu es capable de me battre, lui jeta Danny.

Rivera fit signe que oui.

– Allons, voyons ! sois raisonnable, insista Kelly. Pense à la réclame que cela va te faire.

– C’est l’argent qu’il me faut, répondit Rivera.

– Tu pourras essayer pendant mille ans, tu ne viendras jamais à bout de moi, déclara dédaigneusement Danny.

– Alors, pourquoi flanches-tu ? riposta Rivera… Si tu es aussi sûr de gagner ton argent, pourquoi as-tu peur ?

– Eh bien ! je marche. Et tu l’auras voulu ! s’exclama Danny subitement décidé. Je vais t’assommer sur place, et tu laisseras ta peau sur le ring, mon petit gars. Cela t’apprendra à te moquer ainsi de moi ! Rédige le contrat, Kelly. Écris : « Le gagnant prend tout. » Prépare un papier, pour les nouvelles sportives. Dis aux journaux qu’il s’agit d’un combat pour l’honneur, pour relever un défi. Je vais apprendre à vivre à ce blanc-bec !

Le secrétaire de Kelly commençait d’écrire, lorsque Danny l’interrompit :

– Attends ! Il se tourna vers Rivera : « Les poids ? »

– Au ring, au moment de la rencontre.

– Non, mon petit, pas de ça ! Si le gagnant prend tout, nous faisons les poids à dix heures.

– Et le gagnant prend tout ? demanda Rivera.

Danny fit signe que oui. La question était réglée. Il monterait sur le tapis en pleine possession de sa force :

– Soit, les poids à dix heures, dit Rivera.

La plume du secrétaire se remit à gratter le papier…

– Tu lui donnes cinq livres, sais-tu ? dit Roberts à Rivera d’un ton de reproche. Mon petit, tu es trop sûr de toi. Danny sera aussi fort qu’un taureau. C’est idiot ce que tu as fait-là. Il va te rosser, c’est sûr. Tu n’as pas plus de chance qu’une goutte de rosée en enfer !

Rivera se contenta de répondre par un long regard de haine. Il méprisait même ce gringo-là, ce gringo qu’il avait trouvé le plus « blanc » parmi eux tous…

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