Le public prêta à peine attention à Rivera quand il monta sur le ring.
Quelques maigres applaudissements, très dispersés, saluèrent seuls son entrée. Il n’avait pas la confiance de la salle. On voyait en lui l’agneau offert en holocauste aux poings du grand Danny. Les spectateurs étaient, du reste, fort déçus : ils s’étaient attendus à une bataille acharnée entre Danny Ward et Billy Carthey, et il leur fallait se contenter, à la place de celui-ci, d’un piètre novice. Ils avaient manifesté en pariant à deux, et même à trois contre un pour Danny. Et le cœur du public va là où est son argent.
Le jeune Mexicain s’assit dans son coin et attendit. Lentement, les minutes s’écoulèrent. Danny le faisait languir. Le truc était vieux, mais il opérait toujours sur les débutants. La crainte les gagnait lorsqu’ils se voyaient assis de la sorte, face à face avec ce public brutal et grossier qui commençait déjà à se noyer dans la griserie des nuages de tabac. Mais, pour une fois, ce stratagème échoua. Roberts avait dit juste ; Rivera n’avait pas de talon d’Achille. Ce garçon, dont le moral était plus délicatement coordonné, les nerfs plus finement sensitifs et tendus qu’aucun de ceux qui le regardaient, demeurait impassible. L’atmosphère pessimiste qui régnait dans son propre coin ne produisait nul effet sur lui. Ses seconds, des gringos et des étrangers, ne comptaient pas. Rebut de ce monde du pugilat, ils ne possédaient pas la moindre notion de l’honneur. De plus, ils ne conservaient aucun espoir sur l’issue du combat.
– Maintenant, prends garde à toi, lui souffla comme dernière recommandation Hagerty dit « l’araignée », son principal second. Fais-le durer tant que tu pourras… ce sont les instructions de Kelly. Sinon, la presse dira que c’est un match pour la frime, et la boxe en pâtira plus que toi à Los Angeles !
La perspective ne semblait guère encourageante. Mais Rivera n’en avait cure. Il professait un profond mépris pour le pugilisme mercenaire, pour l’odieuse combinaison du gringo. Il s’était résigné à servir de tête de Turc aux autres, dans la tente des entraîneurs, uniquement parce qu’il crevait de faim. Le fait qu’il était admirablement charpenté pour la boxe n’était point entré en ligne de compte. Il lui répugnait de se battre à coups de poing pour de l’argent. Il lui avait fallu entrer à la Junte pour tâter de ce métier, et il y avait trouvé un moyen facile de s’emplir les poches. Il n’était pas le premier fils d’Adam qui eût remporté le succès dans une profession honnie.
D’ailleurs, il n’analysait pas ses sentiments. Seul, un fait s’imposait à son esprit : il devait gagner la partie. Il ne pouvait, à ses yeux, y avoir d’autre résultat. Car, derrière lui, stimulant sa foi, existaient des forces beaucoup plus profondes que n’eût pu s’imaginer cette salle comble. Danny Ward combattait pour l’argent et pour toutes les satisfactions matérielles que cet argent lui promettait. Mais les causes qui poussaient Rivera sur le ring embrasaient son cerveau : assis maintenant tout seul dans son coin, dans l’attente de son rusé et perfide adversaire, les yeux grands ouverts sur cette foule houleuse, il revoyait certaines scènes aussi distinctement qu’à l’époque où il les avait vécues.
Il revoyait les usines hydrauliques, aux murs blancs, de Rio-Blanco, les six mille ouvriers hâves et affamés, hommes et femmes, et les petits enfants de sept et huit ans qui peinaient à la tâche pendant de longues journées pour dix cents par jour. Il revoyait ces cadavres ambulants, les têtes spectrales et squelettiques des hommes qui trimaient dans les ateliers de teinture, ces « trous à suicides », comme les appelait son père, où la camarde vous terrassait au bout d’un an. Il revoyait la courette de leur maison, sa mère vaquant aux soins de la cuisine et aux grossières besognes du ménage, et trouvant le temps, dans cet esclavage, de lui prodiguer de l’affection et des caresses. Il revoyait aussi son père, grand gaillard à fortes moustaches et à large poitrine, la bonté même, qui, aimant tous ses semblables, trouvait encore assez de place en son cœur pour adorer sa femme et son enfant, ce petit muchacho, qui jouait dans un coin de la cour. À cette époque, il ne s’appelait pas Felipe Rivera, mais Fernandez, comme son père et sa mère et Juan était son prénom. Plus tard, il avait de lui-même changé ce nom de Fernandez, après avoir découvert qu’il était haï des préfets de police, des « jefes politicos » et des « rurales ».
Ah ! Joaquim Fernandez ! ce grand homme de cœur ! quelle place il occupait dans les visions de Rivera ! Il se le représentait en train de choisir et de ranger ses caractères en plomb dans la petite imprimerie ou griffonnant des lignes hâtives, nerveuses, sur le vieux pupitre patiné par l’usage. Et il se remémorait ces étranges soirées où des ouvriers s’en venaient à la nuit, furtivement, avec des mines de malfaiteurs, trouver son père pour s’entretenir avec lui pendant de longues heures, tandis que lui, le muchacho, était censé dormir dans son coin…
Tout à ses pensées, Rivera entendit la voix lointaine de Hagerty-l’Araignée, qui lui disait :
– Il ne s’agit pas de dormir sur le tapis au début. Voici tes instructions : encaisse et gagne ton fric !…
Dix minutes s’étaient écoulées. Rivera se tenait toujours assis dans son coin et Danny ne paraissait pas encore : il exploitait évidemment la ruse jusqu’à son extrême limite.
Mais Rivera n’en avait cure. D’autres visions lui revenaient à la mémoire : la grève, entre autres, ou plutôt le renvoi en masse des travailleurs de Rio-Blanco pour s’être solidarisés avec leurs frères grévistes de Puebla ; la faim, les expéditions dans la montagne à la recherche des mûres, des racines et des herbes que ces pauvres bougres dévoraient et qui leur causaient à tous d’affreux tiraillements d’estomac ; puis le cauchemar ; la plaine nue devant l’entrepôt de la Société ; le général Rosalio Martinez et les soldats de Porfirio Diaz ; les fusils crachant la mort, noyant dans le sang les travailleurs et leurs revendications… du sang, toujours du sang. Ah ! cette nuit inoubliable ! Il revoyait les charrettes plates sur lesquelles étaient empilés les cadavres des victimes qu’on faisait filer à la Vera Cruz, pour les jeter en pâture aux requins de la baie. Il se revoyait rampant sur ces monceaux funèbres, cherchant et finissant par trouver, nus et mutilés, son père et sa mère. Il se rappelait surtout sa mère, dont le visage seul dépassait sous le poids de douzaines de cadavres qui écrasaient son pauvre corps. Puis, les fusils des soldats de Porfirio Diaz se remirent à cracher ; il s’abattit de nouveau par terre et s’éloigna en rampant comme un coyote pourchassé dans la montagne…
À ses oreilles parvint une immense clameur, semblable à celle de la mer, et il vit Danny Ward, précédant son escorte d’entraîneurs et de seconds, qui descendait les marches de l’aile droite. La salle en délire acclamait son héros, dont la victoire était certaine ; tous le proclamaient, tous étaient pour lui. Cet enthousiasme gagna jusqu’aux seconds de Rivera, qui retrouvèrent un semblant d’animation et de bonne humeur lorsque Danny, avec une affectation de grâce légère, plongea sous les cordes et monta au tapis. Le sourire s’étalait sur tous ses traits, jusque dans la profondeur de ses yeux. Jamais plus jovial lutteur n’était monté sur les planches. Sa mine proclamait la bonne humeur, la franche camaraderie. Il connaissait tout le monde, il plaisantait, saluait et interpellait ses amis à travers les cordes. Ceux qui se trouvaient plus loin, incapables de contenir leur admiration, s’égosillaient à crier : « Danny ! Danny ! ohé Danny ! »
Cette ovation délirante dura cinq bonnes minutes.
Personne ne prêtait attention à Rivera. Pour tous ces gens-là Danny seul comptait ; l’autre n’existait pas. La face bouffie d’Hagerty-l’Araignée se pencha à l’oreille de Rivera :
– Il ne s’agit pas d’avoir la frousse, je te préviens. Et souviens-toi des instructions : il faut que ça dure, il n’est pas question d’aller au tapis ! Si tu fais le chien couchant, nous avons l’ordre de te flanquer une raclée dans la pièce d’habillage. Compris ? Bats-toi, et dans les règles, voilà tout ce qu’on te demande.
La salle commença d’applaudir. Danny traversait le tapis et s’avançait vers son rival. Il s’inclina, saisit la main droite de Rivera dans les deux siennes et la secoua avec une chaleureuse cordialité. Son visage baigné de sourires était tout contre celui de Rivera. Le public cria de joie devant cette manifestation de l’esprit sportif de Danny : il accueillait son adversaire avec une affection toute fraternelle. Ses lèvres remuaient, et les spectateurs, interprétant les mots qu’on n’entendait pas comme d’excellentes paroles de camaraderie, hurlèrent de plus belle. Seul Rivera comprenait ce que lui disait son ennemi à voix basse :
– Petit rat mexicain, sifflait-il entre ses lèvres simulant un sourire, je vais tirer tout le sang jaune de ta peau !
Rivera ne broncha pas, il ne se leva pas de son tabouret, mais se contenta de haïr avec ses yeux…
– Debout ! eh ! froussard ! lui jeta un spectateur des gradins d’arrière.
La foule se mit à le siffler et à le huer pour son attitude antisportive, mais il demeurait assis, impassible. Un nouveau tonnerre d’applaudissements salua Danny, quand il retraversa le tapis pour se rendre dans son coin.
Lorsque le champion se dévêtit, il fut salué par des cris d’admiration. Son corps était parfait, plein de vie, d’une souplesse où se révélaient la santé et la force.
Un murmure de désappointement et d’antipathie s’éleva lorsque Hagerty-l’Araignée fit glisser le chandail de Rivera par-dessus sa tête. Son corps, en raison du hâle de sa peau, paraissait plus maigre qu’il n’était en réalité. Il avait de bons muscles, mais qui ne saillaient pas comme ceux de son rival.
La profondeur de la poitrine échappait à l’attention des spectateurs ; ils ne soupçonnaient pas non plus la qualité du tissu de cette chair, les réflexes instantanés de ces muscles, le degré d’affinement de ces nerfs, ce réseau de fils d’acier qui commandait toutes les parties de cette splendide machine de combat. La salle vit seulement un adolescent de dix-huit ans, à peau brune, avec l’apparence de gamin. Il en allait tout autrement de Danny, qui avait le corps d’un homme de vingt-quatre ans, dans toute la force de l’âge. Le contraste fut plus frappant encore quand les deux adversaires se tinrent côte à côte, au centre du ring.
Rivera aperçut Roberts, assis au second rang, derrière les membres de la presse. Il était plus gris que jamais, et s’exprimait d’une voix pâteuse :
– Ne te frappe pas, Rivera ! Il ne peut pas te tuer, rappelle-toi ça ! Il commencera en trombe, mais ne t’impressionne pas ! Contente-toi de couvrir et de parer, esquive et fais du corps à corps. Il ne te fera pas grand mal. Figure-toi que tu es à l’entraînement et qu’il te tambourine dessus !
Rivera feignit de n’avoir pas entendu.
– Il n’est guère loquace ce soir, hein ! murmura Roberts à l’oreille de son voisin.
– Bah ! il est toujours comme ça !
Mais Rivera, l’esprit ailleurs, en oubliait son air haineux habituel. Une vision d’innombrables fusils le rendait aveugle à tout le reste : aussi loin que son œil pût porter, jusqu’aux sièges à un dollar tout là-haut, dans cet océan de têtes qui le regardaient, chacun de ces visages se transformait en fusil. Sa pensée se reportait vers l’interminable frontière mexicaine, aride et desséchée, où se pressaient des hordes déguenillées qui n’attendaient que des armes.
Le gong retentit. Le combat était engagé. La salle hurlait de joie. Jamais on n’avait vu de bataille dont l’issue s’annonçait de façon si convaincante. Les journaux ne se trompaient point : deux haines personnelles s’affrontaient !… À l’appel du gong, Danny franchit d’un bond les trois quarts de la distance qui le séparait de son adversaire : de toute évidence il entendait ne faire qu’une bouchée du petit Mexicain. Il le martelait de coups, ses poings s’abattaient comme des fléaux, Rivera était submergé sous cette avalanche de coups assénés par un maître de l’art pugilistique qui le dominait complètement dans les corps à corps, l’acculait à la corde et le rejetait contre elle aussitôt que l’arbitre les séparait.
Ce n’était pas un combat de boxe, mais une tuerie, un massacre. Un autre public que celui du ring eût épuisé toutes ses émotions dès cette première minute. Danny montrait tout le talent dont il était capable !
On finissait par oublier Rivera. Une minute s’écoula, puis deux. Lors d’une séparation des deux rivaux, le public aperçut alors le Mexicain : sa lèvre était fendue et son nez saignait. Comme il se tournait en chancelant pour se réfugier dans un « clinch », l’on vit son dos, tout zébré des lignes rouges que le contact brutal de son corps avec les cordes avait imprimées dans sa chair. Mais les spectateurs ne remarquèrent pas que sa poitrine ne haletait point et que ses yeux conservaient leur regard dur et froid. Trop d’aspirants au championnat avaient pratiqué sur lui, dans ces cruels camps d’entraînement, ces assauts de tueurs d’hommes, pour qu’il s’en effrayât ; il avait appris à en sortir vivant, pour une rémunération variant d’un demi-dollar par épreuve à quinze dollars par semaine. Il avait été à dure école, et elle l’avait endurci.
Soudain, une chose stupéfiante se produisit : l’avalanche de coups, que l’œil pouvait à peine suivre, cessa brusquement. Rivera était debout, tout seul ! Danny, le redoutable Danny, gisait sur le dos, tremblant convulsivement en s’efforçant de reprendre conscience. Il ne s’était pas affaissé, ni étalé de tout son long. Un crochet du droit de Rivera l’avait atteint en plein élan et abattu comme s’il l’avait tué net. L’arbitre écarta d’une main le Mexicain, penché sur le champion tombé, et compta les secondes. Les amateurs de boxe saluent d’ordinaire de leurs acclamations un coup net et franc qui envoie son homme par terre. Mais ici personne n’applaudit. Le choc était trop inattendu. Au milieu du silence s’éleva, triomphante, la voix de Roberts :
– Hein ! je vous avais bien dit que c’était un gaillard à deux poings !
Dès la cinquième seconde, Danny avait roulé sur lui-même, face au plancher. À « sept », il reposait sur un genou, prêt à se relever après « neuf » et avant « dix ». Si, à dix, son genou demeurait toujours à terre, il serait considéré non seulement comme « tombé », mais comme ayant perdu. Dès l’instant où son genou quitterait le plancher, Rivera aurait le droit de le mettre à terre de nouveau. Or, Rivera, avait bien l’intention de ne point manquer l’occasion qui s’offrait à lui. Il tourna autour de sa victime, épiant chacun de ses mouvements, mais l’arbitre tournait, lui aussi, entre eux deux, et Rivera constata qu’il comptait les secondes avec une lenteur exagérée. Tous les gringos, jusqu’à l’arbitre, se liguaient contre lui !
Au bout de « neuf », l’arbitre écarta Rivera d’une brusque poussée.
Ce geste déloyal permit à Danny de se relever, le sourire revenu aux lèvres. À demi plié en deux et protégeant de ses bras croisés sa tête et sa poitrine, il força habilement le corps à corps. D’après toutes les règles de la boxe, l’arbitre aurait dû intervenir et les séparer, mais il n’en fit rien : il laissa Danny s’accrocher à son adversaire avec la ténacité du coquillage sur les rocs que bat la lame et reprendre peu à peu des forces. La dernière minute du round était presque écoulée : s’il pouvait durer jusqu’à la fin, une pleine minute dans son coin, lui suffirait pour se remettre d’aplomb. Or, bien qu’à un moment donné il semblât au bout de son rouleau, il réussit à tenir jusqu’à la fin, et ce fut avec un nouveau sourire qu’il regagna son tabouret.
– Ce bougre-là a un cran de tous les diables ! confia Danny tout pantelant à son second.
La seconde et la troisième reprises se passèrent dans le calme. Danny, passé maître dans tous les artifices du ring, se contenta de parer, de bloquer les coups et à faire du « clinch », s’évertuant à se remettre des coups durs qu’il avait reçus lors du premier round. Au quatrième round, il avait repris pleine possession de lui-même. Si brutale qu’eût été la secousse, son excellente constitution lui avait permis de recouvrer toute sa vigueur. Mais, renonçant à vaincre son homme par des moyens trop brutaux, il changea de tactique : le Mexicain s’était montré plus sauvage qu’un Tartare. Il mit donc en jeu toutes ses ressources pugilistiques. En fait de ruses et d’expérience, il l’emportait de beaucoup sur l’autre et bien qu’il ne pût placer un coup décisif, il essaya d’user les forces de son rival par un martèlement systématique. Il plaçait trois coups pour un de Rivera ; c’étaient des coups simplement « punitifs » mais dont la somme totale constituait un redoutable danger.
Rivera utilisait, pour se défendre, un direct du gauche déconcertant, au plus grand dam de la bouche et du nez de Danny, où s’accumulaient les dégâts. Mais Danny pouvait à volonté changer sa manière de combat. Il s’attacha donc au corps à corps où il excellait particulièrement ; en outre, cette tactique lui permettait d’éviter les directs de l’autre. Là, il était tout à son affaire et plus d’une fois il souleva le délire de la foule, notamment lorsque d’un « clinch », il asséna au Mexicain, à bras raccourci, un uppercut qui le projeta en l’air et l’envoya au tapis. Rivera se reposa sur un genou, profitant jusqu’au bout du délai de dix secondes que l’arbitre, il ne l’ignorait point, écourtait dans son cas.
Au septième round, Danny plaça une fois de plus son diabolique uppercut en raccourci. Il ne réussit qu’à ébranler Rivera, mais l’instant d’après il le frappa d’un coup formidable qui l’envoya à travers les cordes. Le corps de Rivera tomba sur la tête des journalistes qui le hissèrent jusqu’au bord du ring.
Rivera demeura là, reposant sur un genou, tandis que l’arbitre égrenait rapidement les secondes. De l’autre côté des cordes, sous lesquelles il lui fallait se baisser pour rentrer dans l’arène, Danny l’attendait. L’arbitre, au lieu de le repousser, n’intervenait pas. La salle, ravie, délirait :
– Tue-le ! Danny, tue-le ! hurlait-on de toutes parts.
On eût dit une bande de loups assoiffés de sang.
Danny fit de son mieux pour satisfaire la salle, mais Rivera, au compte de huit – sans attendre la neuvième seconde – jaillit à l’improviste de dessous la corde et se réfugia dans un « clinch ». L’arbitre s’empressa de l’en arracher pour l’offrir aux coups de Danny, auquel il donnait tous les avantages.
Mais Rivera ne se laissait pas tuer et son étourdissement se dissipait. Tout cela lui paraissait naturel : ces gens-là appartenaient à la race haïe des gringos, et il n’y avait pas de justice à attendre d’eux. Ses visions continuèrent à passer comme des éclairs dans son cerveau : de longues voies ferrées dont les rails étincelaient dans le désert, des policiers américains, des prisons, des vagabonds rôdant autour des réservoirs, tout ce sordide et douloureux panorama de son odyssée, après Rio-Blanco et la grève. Puis, resplendissante et glorieuse, il entrevoyait la grande révolution des Rouges balayant toute l’étendue de son pays.
La salle montrait une fureur croissante contre Rivera. Pourquoi ne se faisait-il pas rosser comme c’était prévu ? Car rossé il serait, cela allait de soi. Pourquoi s’obstiner ainsi ? Bien peu s’intéressaient à lui, en dehors du pourcentage habituel de ces joueurs professionnels qui misent pour avoir beaucoup sur la chance infime d’un hasard. Tout persuadés qu’ils étaient de la victoire de Danny, ils avaient néanmoins misé sur le Mexicain à quatre contre dix et à un contre trois. On avait joué d’assez fortes sommes sur la résistance de Rivera. D’importants paris avaient été engagés autour du ring qu’il ne durerait pas sept rounds, ni même six.
Cependant, Rivera refusait de se laisser battre. Pendant toute la huitième reprise, son adversaire tenta vainement de répéter son uppercut. Au neuvième round, Rivera stupéfia encore la salle. En plein au milieu d’un clinch, il se déroba avec la souplesse d’une anguille et, dans l’étroit espace entre les deux corps, son droit jaillit de la ceinture, et paf ! Danny alla au tapis pour ne se relever que juste avant la dernière seconde. Le public n’en revenait pas. Son idole était prise à son propre piège ! Son fameux uppercut se retournait contre elle. Rivera n’essaya pas d’atteindre Danny au compte de « neuf » : l’arbitre bloquait ouvertement le chemin, mais il avait soin de s’écarter lorsque l’inverse se produisait et que Rivera voulait se relever.
Deux fois encore, au dixième round, Rivera plaça cet uppercut du droit partant de la ceinture qui vint s’écraser sur le menton de son rival. Danny réprimait difficilement sa fureur. Il n’abandonna pas pour autant son sourire, mais il en revint à sa tactique de ruées furibondes ; toutefois, il n’arriva pas à endommager Rivera. Ce fut au contraire celui-ci qui, après avoir résisté à cet ouragan déchaîné, envoya trois fois de suite au tapis son adversaire. À présent, Danny ne se remettait plus si vite et, au onzième round, il était en piteux état. Mais à partir de cette reprise jusqu’à la quatorzième, l’art qu’il déploya fut le plus beau de sa carrière. Il parait, se dérobait, bloquait, ménageant parcimonieusement ses forces, s’attachant de tous ses efforts à reprendre possession de sa vigueur. En outre, il tirait parti de tous les artifices – légitimes ou non – que connaissent les vétérans de la boxe, soit en cognant de la tête, comme accidentellement, dans l’estomac de son rival, soit en coinçant son gant entre son corps et son bras, soit encore en bâillonnant de son propre gant la bouche du Mexicain, pour lui couper la respiration. Souvent, dans les accrochages, entre ses lèvres fendues et souriantes, glissaient dans l’oreille de Rivera les plus basses insultes et les injures les plus ordurières… Tous, dans la salle, depuis l’arbitre jusqu’au dernier des spectateurs prenaient parti pour Danny, l’aidaient et l’encourageaient. Ils devinaient bien la surprise qu’il leur réservait. Ayant trouvé son maître en ce surprenant petit boxeur inconnu, il entendait jouer son va-tout sur un seul coup de poing. Il s’offrait à ceux de son rival, faisant des feintes, l’attirait, le tâtait, cherchant le point faible, guettant l’ouverture, l’unique percée qui lui permît de placer un coup de toute la force de son élan et de son poids et qui fît tourner en sa faveur l’issue de la bataille. À l’instar d’un autre grand boxeur, la chose était possible : par un direct du droit et du gauche, au plexus solaire d’abord, puis en travers de la mâchoire. Danny pouvait décocher ce coup-là, car il savait garder toute la vigueur de son poing tant qu’il tenait sur ses jambes.
Les seconds de Rivera ne le soignaient qu’à demi dans les intervalles des reprises. Leurs serviettes ne s’agitaient que pour la forme, mollement, sans chasser beaucoup d’air dans les poumons pantelants de leur homme. Hagerty-l’Araignée lui prodiguait des conseils, mais Rivera n’était pas dupe : c’étaient de mauvais conseils.
Au quatorzième round, il abattit de nouveau Danny et resta debout, immobile, les bras ballants, pendant que l’arbitre comptait les secondes. Du coin opposé, il avait surpris des chuchotements suspects. Il vit Michel Kelly se diriger vers Roberts, se pencher et lui murmurer quelques mots à l’oreille. Avec son ouïe de félin, Rivera saisit des bribes de leur conversation, mais il désirait en entendre davantage, et lorsque son adversaire se releva, il fit en sorte de l’acculer dans un « clinch » contre les cordes :
– … Il le faut !… Il faut absolument que Danny gagne – sinon j’y perds une fortune… J’ai misé de grosses sommes… de l’argent à moi… S’il dure jusqu’au quinzième, je suis fichu… Il t’écoutera, toi. Parle-lui !
Désormais, Rivera, abandonnant ses visions, reprit le sens des réalités : on essayait de le tromper, une fois de plus, il « descendit » Danny et resta debout, les bras collés au corps. Roberts se dressa :
– Son compte est bon ! lui cria-t-il. Va dans ton coin !
Il parlait de ce ton autoritaire qu’il employait souvent avec Rivera au camp d’entraînement. Mais Rivera lui décocha un regard chargé de haine et attendit que Danny se relevât. Lorsqu’il eut regagné sa place dans la minute de repos, Kelly, l’organisateur, s’en vint le trouver pour tenter de lui faire entendre raison :
– Assez de ce jeu-là, ou que le diable t’emporte ! lui dit-il tout bas, d’une voix âpre et rauque. Tu vas rester sur le tapis, comme convenu, Rivera ! Ne me lâche pas, et j’assure ton avenir : tu tomberas Danny la prochaine fois, mais aujourd’hui abandonne-lui l’avantage.
Les yeux de Rivera montrèrent qu’il avait entendu.
– Eh bien ! tu ne réponds pas ? demanda Kelly, que ce silence irritait.
– De toute façon, tu as perdu d’avance, renchérit Hagerty. L’arbitre ne te permettra pas de gagner ! Écoute Kelly.
– Allons ! appuya Kelly d’un ton suppliant, laisse-toi battre et je t’aiderai pour le championnat ! (Rivera ne répondait toujours pas…)
Au coup de gong, Rivera eut l’impression qu’on tramait un complot contre lui dans l’enceinte. La salle n’y était pour rien. Danny semblait avoir retrouvé son assurance du début. La confiance avec laquelle il s’avançait effraya Rivera. Sûrement on lui préparait un coup sournois. Danny s’élança pour attaquer, mais Rivera refusa la rencontre. Il esquiva l’attaque en faisant un pas de côté. L’autre cherchait visiblement un corps à corps. Rivera reculait en tournant tout autour du ring, mais il ne se dissimulait pas que, tôt ou tard, le « clinch » se produirait. En désespoir de cause, il résolut d’en avoir le cœur net. Il feignit d’accepter le « clinch » lorsque Danny revint à la charge, puis, au dernier instant, au moment précis où leurs corps allaient se confondre, d’un mouvement rapide et souple, Rivera se déroba. Aussitôt un cri de protestation : « Coup interdit ! » s’éleva dans le coin de Danny. Rivera les avait joués ! L’arbitre, irrésolu, ne savait que faire. La décision qui tremblait sur ses lèvres ne put être articulée, car des gradins du fond la voix gouailleuse d’un gamin jeta :
– Cousu de fil blanc, votre truc !
Danny ne se gêna plus pour injurier ouvertement et provoquer Rivera qui lui échappait en sautillant. D’ailleurs, celui-ci avait pris son parti de ne plus frapper au corps. C’était compromettre la moitié de ses chances de victoire, mais il comprenait qu’il ne gagnerait la partie qu’en réservant toutes les forces qui lui restaient pour un coup à distance, à la tête. Ses ennemis épiaient la moindre occasion pour le disqualifier. Danny, dès lors, en oublia toute précaution. Pendant deux rounds, il poursuivit et bourra de coups le petit Mexicain qui n’osait pas l’affronter de près. Rivera reçut une avalanche de coups qu’il encaissa stoïquement plutôt que de risquer le dangereux « clinch ». Pendant ce suprême effort de Danny tout le public debout délira de joie. Il ne comprenait pas : il voyait seulement son favori gagner la partie.
– Pourquoi ne te bats-tu pas ? hurlaient des voix furieuses à l’adresse du Mexicain. Poltron ! Il a les foies !… il a les foies ! Vas-y donc, eh ! capon ! Vas-y donc ? Tue-le, Danny, tu le tiens cette fois ! Tue-le !
Rivera était le seul homme de toute la salle qui eût gardé son sang-froid. De tempérament, il était plus passionné que tous ces gens-là, mais il avait enduré tant de souffrances dans la vie que cette fureur collective de dix mille gorges se relayant pour lui cracher leur haine – tel le flot qui se ramasse pour de nouveaux assauts – ne lui faisait pas plus d’effet que la brise veloutée d’un crépuscule estival…
Le triomphe de Danny dura jusqu’à la dix-septième reprise. Sous la force d’un coup dur, Rivera parut s’affaisser et chanceler ; ses mains s’abattirent, impuissantes, tandis qu’il reculait en titubant. Danny crut tenir son homme. Mais ce n’était qu’une feinte de la part de Rivera. Voyant que l’autre n’était plus sur ses gardes, il lui décocha un magnifique direct en plein sur la bouche. Danny s’effondra. Quand il se releva, il fut abattu de nouveau par un coup de haut en bas au cou et à la mâchoire, que Rivera répéta trois fois. Nul arbitre ne pouvait le disqualifier pour ces coups.
– Oh ! Bill ! Bill ! cria à celui-ci Kelly d’une voix implorante.
– Je n’y peux rien ! répondit l’autre sur le même ton plaintif. Il ne me donne pas l’occasion d’intervenir !
Tout démoli qu’il était, Danny héroïquement, continua à se remettre sur pied et à revenir à la charge pour être renvoyé au tapis. Kelly et d’autres compères, autour du ring, demandèrent à cor et à cri la police pour mettre fin à ce massacre, bien que les seconds de Danny se refusassent toujours à jeter l’éponge. Rivera aperçut enfin le gros capitaine de la police qui se hissait péniblement entre les cordes. Quel nouveau tour allait-on lui jouer ? Savait-on jamais, avec ces gringos ! Pour tricher, ils avaient tant de cordes à leur arc !… Danny, qui venait de se remettre debout, vacillait devant lui, tout « groggy », tenant à peine sur ses jambes. L’arbitre et le capitaine allaient poser la main sur Rivera lorsqu’il asséna le dernier coup. Ils n’eurent pas besoin d’arrêter le combat car, cette fois, Danny ne se releva pas…
– Comptez ! hurla Rivera, d’une voix rauque, à l’arbitre.
Quand celui-ci eut fini de compter les secondes, les soigneurs de Danny vinrent le ramasser et l’emporter dans son coin.
– Qui a gagné ? demanda Rivera ?
Bien à contre-cœur, l’arbitre saisit sa main gantée et l’éleva en l’air en signe de victoire.
Personne n’acclama le vainqueur. Rivera, sans escorte pour l’accompagner, regagna son coin, où ses seconds n’avaient pas encore replacé leur pliant. Il s’appuya aux cordes de l’enceinte, la tête en arrière et promena ses yeux autour de lui sur cette foule de dix mille gringos qu’il engloba dans un même regard de haine. Les genoux tremblant sous lui, il sanglota d’émotion. Toutes ces faces haïes chaviraient de-ci de-là, devant ses yeux, dans un vertige de nausée. Puis il se souvint que ces gens représentaient les « fusils ».
Les fusils lui appartenaient : la révolution pouvait maintenant poursuivre sa marche !