Dar-Bel-Hamrit

Dar-Bel-Hamrit est si peu sur la grand’route que l’on vient de lui retirer le train. Ce n’était qu’un train à voie de soixante, c’est bien vrai, mais la vie qui animait Dar-Bel-Hamrit n’en était pas moins accrochée à ses portières. On a transporté le train à seize ou dix-sept, ou même dix-huit kilomètres de là, à Petitjean, et cela, double malignité, parce que, cette fois, il devenait un train pour de bon, à cent quarante-quatre d’écartement, avec des wagons tout blancs, comme du beurre sans crème ; l’un de ces trains sérieux qui exigent immédiatement un siège social dans une belle ville pour y loger leur compagnie d’exploitation, un train, quoi ! qui, ayant l’honneur de réunir expressément Rabat à Fez n’allait tout de même plus passer par Dar-Bel-Hamrit !

Quand, cet après-midi, à quatre heures, nous arrivâmes à Dar-Bel-Hamrit, Dar-Bel-Hamrit était disparu. Quelques tanières de boue séchée, ni place, ni ruelles et pas un seul de ces chats qu’on nomme des hommes. Était-ce Dar-Bel-Hamrit qui n’était plus, ou nous qui n’étions pas à Dar-Bel-Hamrit ? À droite, une maison de bois ; nous y courûmes. Elle portait deux mots sur sa façade : UFFET-HOTE. Quelle était encore cette langue-là ? Le chauffeur, les deux mains au profond des poches de son pantalon, se planta devant le mystère pour le déchiffrer. « Buffet-Hôtel », dit-il. Ce chauffeur parlait peu, mais bien.

Nous gravîmes un perron. Les portes du Buffet-Hôtel étaient cadenassées, mais les carreaux étaient à terre, brisés,… brisés de douleur d’avoir vu à jamais s’éloigner le train, sans doute. Nous passâmes la tête par les fenêtres sans vitres. Une table, les pattes en l’air, agonisait dans un coin ; cinq chaises, pour se tenir compagnie, s’étaient groupées dans un autre, et trois mètres soixante de tuyaux de poêle gisaient aux pieds d’un fourneau froid. Le tremblement de terre de Yokohama s’était fait sentir jusqu’ici.

— Donne toujours un coup de trompe, dis-je au compagnon chauffeur.

Et nous attendîmes, tout comme Roland dans la vallée de Roncevaux.

Nous attendions, d’ailleurs, le cœur très calme, une petite plaque échappée au désastre et clouée au-dessus de « UFFET-HOTE », nous criant, au nom d’une compagnie d’assurances : Confiance.

Alors, on vit poindre à l’horizon, un âne, un Arabe et deux des femmes de l’Arabe. Ils n’allaient pas vite, mais nous avions le temps.

— Dar-Bel-Hamrit ? demandâmes-nous, dès qu’ils furent à notre portée.

L’homme comprit que nous cherchions le train. Il montra la direction de Petitjean, là-bas, à seize kilomètres.

— Non ! faisions-nous, pointant notre index vers le sol : Dar-Bel-Hamrit ?

L’homme ouvrit la main comme une fathma, les femmes gloussèrent et l’âne réfléchit.

— Donne toujours un second coup de trompe, vieux compagnon chauffeur.

C’était la bonne idée. Deux gendarmes surgirent. Si, comme on le prétend, les gens gros sont braves, c’étaient deux braves gendarmes, l’un étant gros pour deux. Celui-ci s’avançait, telles ces oies des réclames pour pâtés de foie, le ventre râclant la terre.

C’était bien Dar-Bel-Hamrit. Mais Dar-Bel-Hamrit n’était plus. Le train avait tout emmené avec lui, à son dernier passage. Il ne restait qu’un Grec, dans l’une des cabanes de boue. Les Grecs sont les Chinois de l’Occident. Partout où il y a un paquet de tabac à vendre, on trouve un Grec.

— Mais le pénitencier ?

Le gendarme foie gras leva le doigt vers le ciel.

Il avait visé un peu haut, il ne désirait nous montrer qu’une colline.

— Voyez-vous cette rangée de maisons blanches ? C’est le logement du capitaine et des chefs. Le truc est derrière.

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