AU PÉNITENCIER

« Pénitencier militaire ». Ce n’est pas de bon gré que la voiture y parvint. Avait-elle peur de n’en plus descendre ? La porte du truc est ouverte. Pas de sentinelle. J’entre. C’est d’abord une allée, puis un bureau à gauche. La porte de ce bureau est ouverte. Un lieutenant écrit. Je suis annoncé. Je suis même annoncé depuis trois semaines. On ne m’attendait plus. On me croyait déjà dans le Sud-Tunisien, au diable ! On me conduit chez le capitaine.

— Très bien. Bonjour. Asseyez-vous.

C’est le capitaine Étienne. Il n’est que d’une pièce, mais la pièce est bonne.

Il y eut cependant un froid. On n’a pas l’habitude de voir un civil dans ces eaux-là.

Et sans autre préambule :

— D’où vient le mal ?

Le capitaine me regarda avec deux yeux francs, mais n’ouvrit pas la bouche.

Il se leva.

— Que voulez-vous voir ?

— Tout.

— Moi qui demeure ici, répondit du regard le capitaine, je ne vois pas tout.

Nous partîmes à travers le pénitencier. Des Sénégalais veillaient sur un chemin de ronde. Une grande cour s’ouvrit devant nous. Cent quatre-vingts hommes y étaient épars. C’était le quart d’heure précédant la gamelle. Ils étaient vêtus de houppelandes sombres et numérotées à la hauteur du cœur. Le grand bec des casquettes donnait à chacun une silhouette d’oiseau de proie qui n’aurait pas d’ailes.

— Halte ! Fixe !

Le cri éclata comme un pétard.

J’avais certainement, au seuil de cette cour, posé le pied sur un bouton et déclenché le commandement. Et je vis ce que je n’avais jamais vu. Les cent quatre-vingts hommes se fixèrent droits, à la place où nous les avions surpris, nez à nez, dos à dos, dans des coins, le long des murs, en ligne d’éclairs, au milieu. Ceux qui portaient un ustensile à la main, l’avaient coincé entre leurs cuisses. Les yeux ne cillaient pas. On eût dit des soldats de plomb abandonnés en désordre par un enfant après son jeu. Le feu du ciel était tombé.

— Repos ! fit assez doucement le capitaine.

Comme une décharge, le même bouton électrique renvoya : Repos !

C’était au fond de la cour un adjudant grand, maigre, sec, fort des mâchoires et en acier.

*

* *

Tous ces pensionnaires étaient jeunes. À peine voyait-on quelques vieux chevaux attelés eux aussi à la noria. Il y avait de tout dans le lot : des hommes méchants, des crapules de naissance ou de circonstance, des égarés, d’autres dont la seule tare fut la violence. Français, Arabes, étrangers (légion étrangère), épileptiques, minus habens, caïds ! Le caïd est le meneur, agneau devant le sous-officier, oiseau de proie pour ses camarades.

L’atmosphère de cette cour était chargée de cent quatre-vingts révoltes intérieures.

Ces gamins, au début de l’existence, ne croyaient déjà plus à rien.

— Vous retrouverez bientôt la liberté, dis-je à l’un.

Il me regarda comme si je lui parlais d’un monde inconnu.

Leur œil était ironique. Ce n’est pas le rire qui découvrait leurs dents, c’était le rictus.

J’entendis l’un d’eux qui disait :

— Oui, sergent.

C’était la même intonation que s’il avait lâché :

— Crève ! Salaud !

Ils n’ont plus une conscience tout court, ils disent : « Ma conscience de détenu », ou bien : « Je vous jure sur ma conscience de pègre ».

Beaucoup sont sans famille. L’institution des Enfants assistés est une fidèle pourvoyeuse du lieu. Le tombereau commun qui les a ramassés, un matin, dans leurs langes, les déverse assez régulièrement, l’âge de vingt ans venu, sur le terrain vague des pénitenciers militaires.

Je demande à celui-ci :

— Pourquoi avez-vous lacéré vos effets ? Vous y avez gagné un an de plus.

— Ah ! je n’ai personne ! répond-il.

Ce qui signifie : « Non seulement je suis orphelin, mais je ne sais même pas qui je suis. »

*

* *

Voici cinq baraquements : « Les Tranquilles », « Les Protégés », « Les Turbulents », « Les Amendés », « Les Inoffensifs ».

Mais nous sommes à la portion centrale, à la « Maison-Mère ». C’est une toute autre histoire en détachement, dans le grand bled !

Nous nous promenons dans cette cour.

— Tenez, fait le capitaine. Approchez, Firmin.

Firmin a la main emmaillotée.

— Dites pourquoi vous vous êtes coupé deux doigts.

— Pour remonter à la portion centrale.

— Non ! mais pour retrouver un camarade qui, lui, était à la portion centrale. Est-ce vrai ?

— Un peu.

Firmin a une tête de bandit, macérée depuis dix ans dans un bocal plein de crapulerie.

— C’est que je suis un vieux cheval !

— Il a bon cœur, fait le capitaine.

Voici Samson. Lui aussi s’est coupé deux doigts.

— Pourquoi vouliez-vous, à ce prix, quitter le détachement ?

— Pour échapper au sergent.

Les couteaux sont interdits. C’est avec une cuiller coupante qu’ils opèrent.

— Comment faites-vous, tonnerre ! pour vous trancher les doigts avec une cuiller ?

— Si vous tenez à voir, je puis bien m’en couper un autre !

— Et toi ? (celui-là est un Arabe), pourquoi n’as-tu que trois doigts ?

— Manâf (je ne sais pas).

L’Arabe doit me prendre pour un inspecteur ; devant les inspecteurs, les détenus ne savent jamais rien.

La nuit venait.

Tous regagnèrent leur bâtiment. Les turbulents étaient bien sages. Seuls, parmi eux, Allouch avait un air de pistolet chargé.

— Qu’avez-vous, Allouch ?

— J’ai que j’en ai trop vu ! mon capitaine.

— Je vous ai fait remonter près de moi, vous n’êtes pas content ?

— Mes malheurs furent si grands à ce détachement que, dans mon bonheur, je ne pense qu’à mes malheurs.

Voilà le « vieux chadi », le vieux singe. Il lui reste deux doigts sur dix.

— Je les conserve précieusement, pour une grande circonstance.

— Quelle circonstance ?

— Un jour que je serai trop malheureux, en détachement, je me les couperai.

— Vous ne pourrez pas.

— On trouve toujours un bon copain pour vous aider.

Il regarda ses deux doigts et dit :

— Ma dernière ressource.

Soudain tout mon corps tressaillit. Une nouvelle et fulgurante décharge électrique sillonnait la cour : c’était l’adjudant d’acier qui lançait un ordre.

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