PASSAGE DE CARMENCITA

Ceci se passait, il y a, hélas ! plus de vingt années.

Tout jeune midship, j'avais l'air d'un enfant attaché à la majorité de l'amiral qui commandait alors la station des Mers du Sud.

Je ne me rappelle vraiment plus qui m'avait présenté chez cette amie Carmencita… A Valparaiso, dans ce quartier solitaire, éloigné des quais et des navires, qui s'appelle l'Almendral, elle habitait, au milieu d'un jardin, une belle, maison dont les fenêtres étaient grillées de barreaux de fer suivant l'usage de l'Amérique du Sud. Elle pouvait avoir de trente-cinq à trente-six ans, l'âge de la beauté finissante pour les Espagnoles de cette côte, et, à mes yeux très jeunes d'alors, elle paraissait déjà une personne sans conséquence. Elle ne prétendait pas le contraire, d'ailleurs, malgré ses toilettes élégantes que les paquebots rapides lui apportaient directement de Paris : « Je suis une si vieille fille ! » avait-elle coutume de dire.

Nous nous étions bientôt liés d'une intime amitié dans le sens de ce mot le plus absolument honnête et chaste. Je lui consacrais mes soirées, toutes les heures de liberté que me laissait le service du bord, – et maternellement elle me faisait chaque jour conjuguer mes verbes espagnols. Sa figure fine, un peu jaunie, un peu – oh ! si peu pourtant – parcheminée, consistait en deux yeux exquis, allongés à n'en plus finir, dont les cils frisaient, dont les coins, dès qu'elle souriait, se relevaient à la chinoise. Et je me disais : « Comme elle a dû être jolie ! » Généralement silencieuse, répondant par des demi-mots, des clignements ou des moues, elle était spirituelle comme un singe, avec une nuance de moquerie sans la moindre noirceur.

Elle était très habile à lire dans la main, et volontiers je lui laissais longuement la mienne, ayant toujours quelque question nouvelle à lui poser sur mon avenir.

Dans sa maison, surtout le soir, dès que tombait la nuit, j'éprouvais, malgré les tentures et les meubles d'Europe, des impressions d'exil très lointain : c'était ce quartier isolé, toujours silencieux ; c'était la pensée du long trajet qu'il faudrait faire dans les rues vides pour rejoindre les quais animés de matelots, et la perspective de ces deux kilomètres à parcourir ensuite en embarcation, sur une mer souvent agitée, pour rejoindre mon navire avant minuit, – les midships, sur la côte chilienne, n'ayant pas encore le droit de découcher, ni même de dépasser l'heure de Cendrillon. En plein jour, son jardin me dépaysait aussi beaucoup ; c'étaient pourtant des arbustes à petites feuilles et à petites fleurs, qui poussaient là comme dans les pays tempérés qui ont un hiver ; mais tous, nouveaux pour moi, inconnus : plantes de l'hémisphère austral, soumises au froid d'un hiver inverse du nôtre…

Un de ses grands moyens de charmer était la musique. Elle avait des doigts merveilleux ; elle jouait surtout Liszt d'une façon tourmentée et délicieuse, où se mêlait une certaine étrangeté exotique. Je lui demandais souvent aussi des habaneras, des séguidilles, toutes sortes de danses espagnoles ou chiliennes. Et, une fois, comme elle m'en jouait une dont le rythme me semblait nouveau, je lui demandai ce que c'était ?

Ça… dit-elle ! Une Sema-Couëque_ !… La danse d'ici !… Comment, vous ne connaissiez pas ?…

Plus tard, je devais souvent voir cette Sema-Couëque, chez les jolies Cholas (qui sont des métisses de sang espagnol et indien). Mais pour le moment, non ; je ne l'avais pas pratiquée encore.

– Oh ! continua-t-elle ; eh bien, nous allons vous la danser, et même vous l'apprendre.

Vite, elle manda Juanita, Mercédès et Pilar (quinze à dix-huit ans), ses trois nièces, qui demeuraient au bout du jardin avec leur mère. Et, quand furent en place les danseuses, tenant chacune, au bout d'un bras levé, son mouchoir à la main, brusquement elle se leva encore du piano où elle allait jouer cette Sema-Couëque :

– Oh ! dit-elle, il faut chanter plutôt, chanter comme les Cholas, et moi je vais vous faire le tambourin.

Les petites chantèrent en se balançant, et, elle, l'œil changé, l'œil presque indien, tapait sur le bois sonore de la table d'harmonie, avec ses petites mains sèches qui semblaient devenues des bâtons, marquait le pan pan ! pan pan ! saccadé de la Sema-Couëque.

Pour que ce fût complet, ce soir-là, on servit même le mathé, qui est une infusion traditionnelle de l'Amérique du Sud et que l'on boit à l'aide d'un tube de roseau.

J'eus vite fait d'apprendre. Et cela devint de tradition pour nos fins de soirées, auxquelles assistaient toujours Pilar, Mercédès et Juanita : « Si nous dansions la Sema-Couëque__ ! »

Une fois, la veille de quitter le Chili et de partir pour la Polynésie, je voulus qu'elle dansât elle-même :

– Oh ! dit-elle, une si vieille fille comme je suis !… Vraiment, Pilar, est-ce possible, ce qu'il me demande ?

– Monsieur, répondit Pilar, personne à Valparaiso ne danse comme tante Carmencita !

Avec une grâce souple et légère, elle se mit à danser. D'abord sa taille mince se balança sur ses hanches qui ne se déplaçaient presque pas, agitées à peine d'un petit mouvement rythmé. Puis, tout à coup, elle partit comme envolée à la cadence étrange, et tourbillonna.

Alors, pour la première fois, il me parut qu'elle était jeune…

Nous nous revîmes dix-huit mois après, à mon retour d'Océanie. Escale courte et mélancolique, avant le départ pour la France, les grands adieux. Je la trouvai vieillie, – surtout après ces Tahitiennes si jeunes, auxquelles je venais de m'habituer. En mon absence, ses cheveux s'étaient mêlés de fils argentés, et une de ses jolies dents blanches avait été dorée.

Dans son jardin, les plantes australes perdaient leurs feuilles : on était en avril, le commencement de l'automne, là-bas…

Nous nous quittâmes, nous promettant de nous écrire.

Puis, avec le temps, les lettres s'espacèrent – et, je ne sais comment, finirent. Vingt-trois ans, c'est une telle éternité !…

De plus en plus rarement, je songeais aux Mers du Sud, à Valparaiso, à l'Almendral, me disant : « Elle est vieille aujourd'hui, ma pauvre Carmencita, courbée peut-être, avec une chevelure blanche… »

Et, cette nuit, voici que j'ai rêvé d'elle. J'ai revu la maison de l'Almendral, le salon d'autrefois, au crépuscule gris ; Carmencita, dans un fauteuil, blanchie, toute caduque. J'ai dit : Si nous dansions une Sema-Couëque ! Et, d'un geste triste, elle m'a montré des manteaux et des châles de vieille dont elle était jusqu'au menton enveloppée.

Dans mon rêve, alors tout à coup l'heure a sonné de rentrer à bord de ma frégate qui allait partir. J'étais même en retard ; j'avais un long trajet à faire à travers la ville obscure, dans des quartiers de gens du peuple, où des quantités de Cholas dansaient la Sema-Couëque, rieuses, moqueuses ; les bras nus qui agitaient les mouchoirs à chaque instant se rejoignaient pour me faire une troublante barrière et retarder ma course. Enfin, la vision s'est éteinte dans la nuit, du silence et du rien, comme j'atteignais les bords d'une mer sombre où personne ne dansait plus…

Ce matin, à la reprise de la vie réelle, j'ai retrouvé le souvenir de Carmencita très vivant, comme il arrive toujours pendant les premières heures après qu'on a rêvé de quelqu'un. J'avais surtout une mélancolie en songeant à sa beauté passée, à sa forme perdue. Et c'était pour la première fois, après vingt-trois ans, comme l'éveil de je ne sais quoi de tendre qui sommeille toujours, même imprécis et inavoué, au fond des amitiés que l'on a pour les femmes lorsqu'elles sont jolies ou finissent à peine de l'être.

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