Et maintenant que la nuit est tout à fait venue, ces scènes s'assombrissent dans un demi-rêve. On prévoit qu'elle va être très longue, cette nuit, et assez pénible à passer ; on ne se sent aucun sommeil.
Cette ville de Hué, qui est là, à deux heures de marche, sans que rien révèle sa présence, tout près, enfermée dans ses grands murs, commence, elle aussi, à prendre dans l'imagination des aspects fantastiques. Est-ce qu'on ira demain ?… Cela semble probable. Et on s'en emparera sans doute comme de Thouane-An, bien qu'il y ait des forts le long du chemin et des barrages dans la rivière.
Ville unique entre les villes ; un seul Européen, un évêque missionnaire (1), y a pu pénétrer un jour, mandé par le roi, au moment de la cession de Haï-Phong. Il en a fait des récits étonnants.
[(1) Ceci est écrit en 1883.]
Les portes en sont fermées à tous, même aux gens d'Annam, qui ne franchissent que dans certaines circonstances spéciales les enceintes extérieures, – et qui en sortent plus difficilement qu'ils n'y sont entrés.
Sa forme est un carré parfait ; elle est si étendue qu'il faut plus d'un jour à un homme pour en faire le tour ; – et elle est presque vide. Les étrangers, les travailleurs, les marchands, tout ce qui vit et se remue, est parqué dans ses faubourgs, en dehors de ses interminables murs. Au dedans, elle n'est que l'immense demeure d'un roi invisible ou peut-être mort.
Rien que des palais, des sérails, des parcs et des pagodes ; sans doute des richesses entassées, qui dorment depuis des siècles ; rien que des gens de cour, des mandarins, – bandes ténébreuses qui gouvernent et pressurent ce vieux royaume de poussière.
Cinq enceintes concentriques de murailles, contenant, à mesure qu'on s'approche du centre, des personnages de plus en plus considérables et de plus en plus mystérieux.
Au milieu enfin, ce roi qu'on n'a jamais vu, enfermé comme au fond d'une de ces séries de coffrets chinois qui s'emboîtent les uns dans les autres, indéfiniment. Il arrive, dit-on, que quelque garde du palais, pris de curiosité, risque sa vie pour apercevoir par une porte, par une fenêtre ouverte, ce vieux visage de roi, aussi mortel que celui de Méduse ; – s'il y parvient et qu'on le sache, sa tête est aussitôt coupée.
Cette ville, paraît-il, est gardée par un charme. « Quand les Européens y pénétreront, dit un proverbe ancien, le ciel tombera. »
Cela vaut bien qu'on risque l'attaque, et la journée de demain préoccupe l'imagination.
Huit heures du soir.
Il est temps de descendre faire une première ronde de nuit dans le village ; des sections d'artillerie et d'infanterie qui y sont campées relèvent de l'autorité du fort.
On se met en route, les armes chargées. Le fanal de ronde, qui ouvre la marche porté par un matelot, est une exquise petite lanterne chinoise d'un travail ancien, qu'on a prise dans une pagode.
La ronde descend, les pieds glissant dans le sable. On sent des odeurs de brûlé, voici le village : des brasiers rouges exhalant des fumées puantes ; des porcs qui grognent, en furetant de la tête parmi les décombres et les morts ; des poules et des pintades effarées, qui cherchent où se percher pour dormir. Malgré soi on évite les fouillis obscurs, on passe au large de peur des cadavres.
Voici l'horrible : « Han !… Han !… qu'on avait commencé à oublier, – le son d'une voix creuse qui râle ; et des mains se tendent, suppliantes, essayant de faire tchin-tchin. – Ils sont même beaucoup là, par terre, qui appellent ; il faut s'arrêter pour les faire boire, et les bidons des braves rondiers y passent entièrement.
Une grande construction restée debout, dans laquelle des ombres paraissent s'agiter auprès d'un feu ; – au-dedans, des murailles dorées, une voûte dorée, une profondeur d'église, et une magnificence de sérail. C'était une pagode du roi. – Elle est pleine de soldats d'infanterie de marine qui causent, vont et viennent en fumant ; ils brûlent, pour cuire leur soupe, des fauteuils d'une élégance très recherchée, recouverts d'une fine couche de laque et d'or.
Nuit épaisse et lourde. – Encore des maisons brûlées, – des cadavres. Des tas informes, des moitiés de têtes roussies essayant de se soulever, des mains qui remuent. La petite lanterne chinoise éclaire ces choses au passage…
Et puis, encore une pagode, moins grande celle-ci, semblant très antique ; une vieillerie curieuse, avec des diables qui s'enchevêtrent sur le toit, des monstres de porcelaine qui grimacent à l'entrée.
Des Bouddhas de jaspe, des dieux et des déesses en bois doré gisent près de la perte, cassés, les jambes en l'air, sans tête ; on en a sans doute emporté beaucoup, et ceci semble le rebut d'un rapide triage. – Un feu est au fond, brûlant assez mal, faisant danser des lueurs sur les dorures anciennes, sur les inscriptions de nacre, sur les faïences ; c'est la cuisine de quatre soldats qui se sont installés pour faire bouillir un porc. Plusieurs éditions du groupe mystique du Héron et de la Tortue traînent par terre ; et même un de ces grands hérons brûle sous la marmite, avec d'autres débris de sculpture, couché en travers du feu, tenant raides ses longues pattes laquées de rouge et son dos doré.
Ces quatre hommes qui sont là rient très fort, échangent des plaisanteries faubouriennes, avec un mauvais accent parisien ; on devine des rouleurs de barrière, que le hasard s'est chargé de réunir autour de ce souper. Un peu plus loin, d'autres ont ramassé une toute petite fille, bébé de quatre ou cinq ans, légèrement blessée à la jambe. Ils l'ont pansée, couchée le plus douillettement possible, ils la soignent avec une sollicitude extrême. Elle dort, confiante, au milieu d'eux ; ses yeux tirés vers les tempes lui donnent la figure d'un petit chat jaune très gentil et très câlin.
Ils l'avaient d'abord couchée toute nue pour qu'elle fût plus à l'aise par cette grande chaleur ; mais ils viennent de décider en conseil qu'il faut lui couvrir le ventre, de peur qu'elle ne prenne la colique, avec la mauvaise humidité de la nuit ; – et l'un d'entre eux donne sa ceinture.
Pauvre petite abandonnée, qu'est-ce qu'ils vont pouvoir en faire ? On ne leur permettra pas de l'emmener : et alors, qu'est-ce qu'elle deviendra, toute seule, quand ils seront partis ?
Maintenant il faut remonter au fort ; – s'asseoir dans le grand fauteuil doré, ou se coucher dans le hamac bleu que les boys ont suspendu ? – Plutôt le fauteuil, pour mieux voir autour de soi.
Nuit de plus en plus obscure. On sent qu'on est dans un endroit élevé, à cause des étendues de noir qui se déploient partout, avec des feux lointains d'incendies ou de campements.
Les matelots ont été sages. Plusieurs se sont déjà couchés tranquillement dans la maison du mandarin militaire. D'autres restent assis, très silencieux et songeurs, écœurés maintenant d'avoir dû charger à la baïonnette, de se voir du sang sur leurs habits de toile, et attendant le jour avec impatience pour aller laver cela « à l'eau douce ».
Il y en a qui veulent déjà souper, par enfantillage, à peine remis de leur grand dîner ; ils ont encore été faire razzia du côté de certaine flaque d'eau où tous les poulets et les canards échappés du feu se sont réunis comme pour un dernier conciliabule d'oiseaux. Ils en ont mis une douzaine à bouillir, avec un petit porc, dans une marmite énorme, sur un feu de bambous.
Une détonation, et tout s'éparpille ! La marmite saute en l'air, vole en éclats ; la sauce retombe en pluie. – Pour s'expliquer la chose ils visitent le reste de ces bambous, pris tout à l'heure chez le mandarin : ce sont des étuis à poudre, pleins jusqu'au bord. Cela les fait rire, et ils vont se coucher.
Le silence augmente, et les brisants de la grande plage commencent à faire entendre leur bruit.
De temps à autre, « pan pan pan pan », comme disent les boys de Saïgon : – une sentinelle qui s'est figuré entendre marcher, et qui, effarée, dans un demi-sommeil, a tiré à coups précipités sur quelques fantômes de son rêve.
Ou bien un râle caverneux, qui monte d'en dessous des murs ; toujours le « Han ! Han !… » prolongé en plainte déchirante : quelqu'un qui meurt. On se bouche les oreilles pour ne plus entendre.
La houle du large doit être forte ce soir, car ces brisants font un bruit qui augmente. Ce matin déjà, les canots avaient peine à accoster la plage ; ils ne le pourraient plus du tout ce soir, et, en cas de surprise, de déroute, le rembarquement serait impossible.
On écoute avec un peu de mélancolie le grondement sourd de ces lames qui coupent maintenant toute communication avec l'escadre, avec le monde européen ; – on songe qu'on n'est qu'un tout petit nombre d'hommes, ne tenant là que par toute l'épouvante qu'on a jetée. – Et cela semble bizarre, à la réflexion, d'être venu ainsi impudemment se camper au milieu d'un pays immense, en s'entourant de morts pour faire peur.
Huit heures et demie.
Une lueur rapide, un grand bruit qui fait tressauter : un coup de canon à mitraille, parti d'en bas, du village. – Alerte ! on crie : « Aux armes ! »
Ce sont les tirailleurs qui ont cru voir au milieu de la lagune, sur les luisants noirs de l'eau, de grandes jonques apparaître en silhouettes.
Après tout, peut-être venaient-elles parlementer.
On ne les voit plus. – Encore le silence.
Neuf heures.
Au même point plusieurs jonques apparaissent à la file, illuminées tout à coup par un feu clair, à long jet de flamme, qui brille à l'avant de l'une d'elles.
Encore alerte et aux armes ! Ces jonques viennent de la grande terre, de la direction de Hué.
Et puis on s'arrête. Il y a le pavillon parlementaire blanc au-dessus de ce feu, allumé là sans doute pour le faire bien voir. – Il faut descendre sur la plage avec l'interprète, pour recevoir cette ambassade et donner l'ordre aux sentinelles de la laisser aborder.
Elles s'approchent lentement, les jonques, comme hésitantes, ayant peur : elles arrivent, avec leur tournure de gondole vénitienne, portant haut leur dôme central et leurs pointes arquées. Elles marchent sans bruit, à la godille, avec ce petit trémoussement qui est particulier à ce genre d'allure. Une voix, qui semble bien française, interroge :
– Voulez-vous recevoir les parlementaires de la cour de Hué, qui viennent demander la paix ?
On répond :
– Oui !
Et elles accostent. Des torches improvisées, des morceaux de bois qu'on brûle, éclairent ce débarquement de gens étranges.
D'abord des gardes de la cour d'Annam, vêtus de bleu sombre, avec de larges cols bordés de rouge. On les trouve bien un peu nombreux pour une simple ambassade, mais c'est probablement une question d'étiquette, et d'ailleurs ils sont sans armes.
Et puis on voit sortir de grands brancards d'or, somptueux, terminés en figures de monstres ; et des parasols d'or, ouverts en pleine nuit, et des baldaquins, et des hamacs… Cela semble un déballage de féerie.
Toutes ces choses, s'organisent méthodiquement sur le sable. Les gardes mettent sur leurs épaules les brancards d'or, y suspendent les hamacs bleus, puis les recouvrent de baldaquins et de rideaux – en tout, quatre palanquins complets, – dans lesquels montent, avec des airs de mystère, des personnages qu'on ne peut apercevoir. Quatre porteurs de parasols se précipitent, comme pour les abriter contre des rayons imaginaires, et enfin le cortège s'ébranle. Avec toute une suite silencieuse, il se dirige vers l'homme qui représente à ses yeux la guerre, l'invasion, l'extrême terreur : le lieutenant de vaisseau commandant le fort.
Celui-ci attend, à quelque cent pas, debout, près d'un feu de branches attisé pour le mettre en lumière ; en tenue de campagne, lui, poudreux et déchiré, sali de terre et de fumée, incorrect et un peu moqueur, devant une si cérémonieuse ambassade.
A deux pas de lui, le premier parasol s'abaisse, le premier palanquin s'arrête, et les rideaux s'ouvrent…